L’Europe centrale, ici comprise comme l’ensemble des « territoires placés sous l’autorité des rois de Bohême, de Hongrie et de Pologne autour de l’an 1500 » (p. 12) C’est-à-dire les actuelles Croatie, Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie, augmentées, selon les moments d’une longue histoire, de certaines portions de l’Autriche, de la Biélorussie, de la Bosnie, de la Roumanie, de la Serbie, de la Slovénie et de l’Ukraine., n’est qu’une dénomination parmi d’autres. Ses contours, historiquement fluctuants, et ses caractéristiques, pour le moins frappées du sceau de la diversité et de la pluralité C’est notamment le cas sur le plan confessionnel, comme le montre très bien Beatrix Fülöpp-Romhanyi, dans le chapitre 7, Le pluralisme religieux en Europe centrale du XIe au XVIe siècle, pp. 183-204., sont l’objet d’un admirable travail mobilisant, sous la conduite de l’historienne de la Hongrie médiévale Marie-Madeleine de Cevins Professeure d’histoire médiévale à l’université de Rennes, elle est bien connue pour ses travaux concernant la Hongrie médiévale, principalement dans ses dimensions chrétiennes. Une émission sur France culture en 2021 : Hongrie, terminus pour les Magyars de l’Est. Citons par exemple Les Franciscains observants hongrois, de l’expansion à la débâcle (vers 1450-vers 1540), Rome, 2008 et les biographies marquantes des deux rois de Hongrie les plus fameux : Saint Etienne de Hongrie, Paris, Fayard, 2004 et Mathias Corvin, un roi pour l’Europe centrale (1458-1490), Paris, Les Indes savantes, 2016. , près d’une centaine d’historien.nes, enseignant dans une quinzaine de pays.
Au total, près de mille pages Scindées en deux parties : neuf chapitres passant en revue un certain nombre de thèmes bien défrichés par l’historiographie (pp. 17-250) et un dictionnaire de 466 notices (pp. 255-871), complétés par une fort riche bibliographie de 2800 références environ. Il est à noter que Marie-Madeleine De Cevins a traduit une grande partie des chapitres et des notices initialement rédigés notamment en hongrois et en polonais! ont été jugées nécessaires pour éclairer le lectorat francophone sur une « région » à l’histoire fort méconnue et, surtout, instrumentalisée aujourd’hui par les tenants (au pouvoir ou y aspirant…) de démocraties illibérales, très « identitaires », qui font du Moyen Âge centre-européen Ici étiré du VIIe au milieu du XVIe siècle. Un bon aperçu de la période est fourni par le chapitre 2, écrit par Marie-Madeleine De Cevins et Olivier Marin, excellent historien du hussitisme : L’Europe centrale en quinze instantanés, pp. 39-66. un « âge d’or ». Ainsi, la décision de fermer leurs frontières par les gouvernements hongrois, polonais, slovaque et slovène depuis les années 2010 puise dans un référentiel qui ferait de ces pays les avant-postes de la « défense de la civilisation chrétienne contre le péril musulman » (p. 10). De même, bien des gouvernements mettent en avant des symboles chrétiens ancrés dans le Moyen Âge : par exemple, la « sainte couronne de Hongrie » ou « couronne de saint Etienne » trône dans la salle d’apparat du Parlement de Budapest et a été inscrite dans la Constitution de l’Etat hongrois en 2011. Or, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le premier roi de la Hongrie chrétienne, Etienne, couronné en l’an Mil, ne l’a jamais portée ! Mais c’est un fait que, qualifiée de sainte depuis 1256, elle a servi à couronner les rois de Hongrie jusqu’en 1916 On se reportera à ce sujet à l’excellente notice de Endre Toth, Sainte couronne de Hongrie, pp. 767-769..
Une région historique?
Nora BerendProfesseure d’histoire européenne à l’Université de Cambridge, elle est bien connue pour ses nombreux travaux sur la Hongrie médiévale, notamment sur les processus de christianisation. Elle a publié en 2001 le très remarqué At the Gate of Christendom : Jews, Muslims and ‘Pagans’ in Medieval Hungary, c. 1000-c.1300, Cambridge University Press. Elle a rédigé le chapitre 1, L’Europe centrale, une région historique ?, pp. 17-38. montre combien l’Europe centrale « ne va pas de soi » (p. 17), sur les plans tant géographique qu’historique. Les différences, politiques et culturelles notamment, entre les entités étatiques qui la composent au Moyen Âge l’emportent largement sur les caractéristiques communes.
L’Europe centrale médiévale est plutôt un espace offert à la réflexion historienne, dans une perspective comparatiste. Car il est une évidence que l’auteure nous rappelle fort justement : « Les régions sont délimitées par le travail historique et non par des frontières objectives » (p. 35). L’historien ne peut donc que « diagnostiquer des ressemblances et des écarts – sans minimiser ni les unes et les autres –, mais également des relations et des connexions, variables dans le temps, entre les trois entités qui forment le noyau de la région appelée ici ‘Europe centrale’ » (p. 37).
En dehors du fait que l’Europe centrale appartient indéniablement à la Chrétienté latine (la Latinitas), ressortent également de la lecture des chapitres de la première partie quelques autres traits communs : le principe monarchique semble y avoir été amoindri dans sa pratique si on fait la comparaison avec l’évolution perceptible dans la plupart des pays de l’Europe occidentale au Moyen Âge; par ailleurs, bien des zones de l’Europe centrale ont été touchées par un phénomène migratoire d’importance, l’Ostsiedlung, aux répercussions non négligeables sur les sociétés autochtones.
D’impossibles monarchies?
Chacun des pays voit s’épanouir au XIIe siècle une littérature légitimant les dynasties fondatrices des Premyslides en Bohême, des Arpadiens en Hongrie et des Piastes en Pologne : les premières chroniques « nationales » On se reportera sur ce point à l’excellent chapitre 3, coécrit par David Kalhous, Istvan Tringli et Przemyslaw Wiszewski, Historiographies centre-européennes et mythes des origines, pp. 67–94. élaborent « un discours susceptible de consolider le pouvoir en place en le dotant d’une mémoire culturelle » (p. 67) D’ailleurs, dans la notice qu’il consacre à la dynastie ducale et royale des Piastes, Przemyslaw Wiszewski écrit : « L’historiographie traditionnelle et la culture populaire font volontiers des Piastes les fondateurs de l’Etat polonais d’aujourd’hui [, une] vision [qui] a connu une large diffusion au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. » (p. 704).. Chaque souverain tire en effet sa légitimité d’une geste fondatrice : ainsi, pour s’en tenir à l’exemple hongrois, appartenir à la « lignée de saint Etienne » ou « lignée des saints rois » est la condition sine qua non pour régner sur le pays, jusqu’au tout début du XIVe siècle. A cette légitimité dynastique s’ajoutent, en général et selon des degrés qui varient en fonction des pays, un charisme d’origine divine, lié à la conversion au christianisme, et une procédure élective (prérogative de la noblesse).
Le poids croissant de l’aristocratie et d’assemblées provinciales ou nationales (les diètes) entrave-t-il pour autant l‘autorité royale? Deux exemples permettent d’apporter une réponse nuancée : si en Bohême l’aristocratie s’impose plus que jamais au XIVe siècle comme une force politique et la puissance royale est battue en brèche par le rôle des diètes dans le contexte des guerres hussites, en revanche, en Hongrie, où la diète se réunit chaque année à partir de 1439, le pouvoir monarchique n’en est pas diminué pour autant.
En fait, « la dimension sacrée du souverain – ou plus exactement de sa charge -, peu perceptible dans les premiers siècles […] s’exalt[e] dans les rituels, fixés à la fin du Moyen Âge, de funérailles et d’entrées royales, et plus encore dans le cérémonial du couronnement. Cette inflation des solennités autour de la personne du souverain […] incite à nuancer l’idée communément admise de monarques centre-européens condamnés à jouer les figurants par une aristocratie toute-puissante » (p. 152)C’est l’une des conclusions de Robert Antonin, Enikö Csukovits et Przemyslaw Wiszewski, dans leur excellent chapitre 5, L’impossible monarchie ? Principes, acteurs et symboles du jeu politique en Europe centrale, pp. 125-153.
Un espace germanisé?
L’arrivée massive d’immigrants en provenance d’Europe occidentale, pour l’essentiel, est connue sous le nom d’Ostsiedlung ou « colonisation (selon la loi) allemande » Le phénomène s’étend du XIIe au XVe siècle (pour les zones situées les plus à l’Est, jusqu’aux pays baltes, à l’Ukraine et à la Biélorussie actuels)., dans la mesure où les colons arrivent très majoritairement des pays allemands. Comme l’indique Piotr Gorecki Il est l’auteur du chapitre 6, Les dynamiques sociales à l’œuvre en Europe centrale au Moyen Âge, pp. 155-182. pour les zones rurales : « Immigrant allemand issu de la paysannerie, [l’ « entrepreneur de colonisation »] défrichait (ou faisait défricher) pour le compte du seigneur des terres arables situées dans des zones peuplées jusqu’alors d’indigènes [sic], et sur lesquelles il installait les paysans allemands qu’il avait recrutés, créant ainsi une nouvelle colonie ou une extension de peuplement » (p. 172). Dans certaine zones, comme la plus grande partie de la Silésie ou la Transylvanie, on a assisté à un processus de germanisation, « c’est-à-dire de transformation en profondeur des autochtones par les immigrés allemands et leur loi (ou droit) » (p. 176).
Mais on peut dire que l’épanouissement du réseau urbain, et l’autonomie juridique des cités qui va de pair, est la traduction la plus visible de l’Ostsiedlung. Et sur le plan linguistique, des centaines de mots allemands appartenant au champ lexical de la vie urbaine ont été empruntés par les langues tchèque, hongroise et polonaise.
Par ailleurs, comme le note Anna Adamska Elle est l’auteure du chapitre 8, Cultures d’Europe centrale, pp. 205-227., « une large part de l’identité ‘nationale’ des Tchèques et des Polonais […] est née de la confrontation avec des étrangers désormais perçus […] comme une menace » (p. 214). On en a un exemple flagrant dans la Bohême hussite du premier XVe siècle, les plus déterminés des hussites jouant de la corde « identitaire » tchèque contre les populations germanophones, très largement restées fidèles au catholicisme romain.
Notre recension ne peut, hélas, rendre justice à l’ensemble des contributions. Elle n’a pu donner qu’un mince aperçu de ce qui attend le lecteur éventuel qui disposera alors d’un remarquable instrument de travail, dû à l’excellence conjointe des éditeurs et des auteurs.