Un monstre diront certains (560 pages), un beau bébé pour d’autres (1,8 kg J’avoue, je l’ai pesé.), un pavé plus trivialement, quoi qu’il en soit, cet ouvrage dirigé par Marie-Claire Robic, Jean-Louis Tissier et feu Philippe Pinchemel représente un travail colossal de recherche et de sélection d’écrits reflétant l’évolution de la géographie sur deux siècles. C’est là l’occasion de rendre hommage à ces spécialistes de l’épistémologie Epistémologie et Histoire de la Géographie, Unité mixte de recherche Géographie-Cités CNRS, Paris qui lisent, relisent et « traduisent » pour nous les textes anciens ou plus récents et nous rendent la discipline plus intelligible.
Réédition d’un volume paru en 1984, cet ouvrage se devait d’accroître la part des textes contemporains qui représentent cette fois un bon quart de l’ensemble. Cinq parties structurent le livre : des repérages d’avant 1890, le début du XXème siècle et l’école Vidalienne, trois décennies d’une géographie établie (1930-1960), deux autres (1960-1980) montrant son renouvellement, son ouverture aux théories étrangères et ses ramifications dans « plusieurs voies » et donc ces trente années de textes contemporains. A cela s’ajoute un petit volet sur les liens que la géographie a pu tisser avec la littérature comme en témoignent les trois contributions de Georges Perec, Julien Gracq et Michel Serres.
Les textes sont courts, puisés dans des sources variées (articles, ouvrages, introductions de dictionnaires ou éditoriaux de revues) mais surtout, et c’est là tout l’intérêt de cette anthologie, accompagnés de notices biographiques qui permettent, d’une manière presque vitale pour le profane, de situer l’œuvre de chaque auteur dans son contexte, sa réception par la critique, ses inspirations et ses prolongements. Dommage, au vu de la qualité du retraçage de ces parcours, de ne pas pouvoir bénéficier de quelques informations sur la carrière de certains contemporains ayant fait autorité. Une trentaine d’auteurs se sont penchés sur ces notices biographiques, biobliographiques même, rendant l’entreprise encore plus collective mais aussi encore plus affinée par des spécialistes.
QUELQUES REPÉRAGES D’AVANT VIDAL
A l’image du premier texte de Conrad Malte-Brun sur les montagnes ou de celui de Victor Guérin sur l’île de Rhodes, on trouve ici des descriptions de paysages, basées sur la personnification, le foisonnement de termes, une approche finalement nécessaire en l’absence de dénominations scientifiquement établies. La ville est également déjà présente : via l’approche statistique de Léon Lalanne sur la distribution des centres de population mais également via l’analyse de Jean Reynaud sur l’agrégation des maisons dont le fondement repose sur la sociabilité, une définition de la ville elle-même finalement. Certains se posaient déjà une question qui deviendra récurrente, celle de la place de la géographie, oubliée ou démembrée, dans l’inventaire des sciences humaines (Eugène Cortambert). A noter également la place d’un non-universitaire de renom, Jules Verne, et d’un acteur essentiel à la biographie tourmentée, Elisée Reclus, cité avec deux textes, sur la Terre et sur le Japon.
VIDAL ET SES CONTEMPORAINS
Le maître est présent à plusieurs reprises : les auteurs ont retenu la préface de son Atlas Général, son texte culte sur les divisions régionales mais également sa présentation élogieuse de la Géographie Humaine de Jean Brunhes. Lisant les uns, il est aussi lu par les autres comme en témoigne la contribution de Jules Sion, « spectateur » privilégié, rendant hommage à son art de la description. Albert Demangeon imbrique au maximum géographie physique et géographie humaine et l’on trouve à nouveau des questionnements sur la place de la discipline dans les facultés, lettres ou sciences, ses différentes branches, mais aussi sur l’évolution des conceptions vers la dimension humaine et vers l’idée que la géographie doit davantage se structurer comme « une méthode plutôt qu’un secteur de connaissance » (Bertrand Auerbach).
UNE GÉOGRAPHIE ÉTABLIE
Si les deux parties précédentes comportaient huit à dix textes, cette période allant des années 1930 aux années 1960 est illustrée par un ensemble plus copieux de plus de vingt textes. L’analyse de l’objet clé qu’est la ville s’affine avec un regard sur les premières formes de hiérarchisation de l’urbain (Georges Chabot) tandis que des spécialités émergent (Roger Dion avec le paysage rural) et que des passerelles vers d’autres disciplines se tissent (Jules Sion avec l’ethnologie par exemple). L’imbrication des phénomènes se poursuit (la combinaison des faits géographiques d’André Cholley) et les échelles s’élargissent (Jean Gottman à qui l’on attribue la paternité d’une géographie mondialisée ou Albert Demangeon qui signait, en 1932, un texte terriblement d’actualité sur les problèmes économiques internationaux, véritables symptômes de la crise en somme. On réalise aussi que certains n’eurent pas la reconnaissance méritée (Eric Dardel et son approche sur les perceptions) alors que d’autres ont su traverser les périodes (Pierre George). Il y en a même eu un qui avait œuvré pour l’enseignement primaire (Maximilien Sorre) !
UNE GÉOGRAPHIE A PLUSIEURS VOIES
C’est certainement la partie la plus intéressante, en tous cas, qui offre le plus de confrontations dans les points de vue, la géographie classique apparaissant à bout de souffle à partir des années 1960. On relève déjà que la géographie commence à servir le politique et l’aménagement du territoire (Etienne Juillard, Jaqueline Beaujeu-Garnier) et qu’elle s’ouvre à l’informatique (Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien, Michel Vigouroux). La prise en compte du couple vécu/perçu s’affirme également (Armand Frémont) et de nouveaux concepts arrivent encore (le géosystème de Georges Bertrand qui redonne un élan à la géographie physique).
Mais c’est surtout lors de la terrible année 1976 qu’il fallait être aux premières loges, lorsque Maurice Le Lannou s’érigea contre l’éditorial de la toute fraîche revue Espace Temps et qui lui valu une réponse immédiate de Jaques Lévy et Christian Grataloup faisant voler en éclat « l’esprit de synthèse » de la discipline. Et c’est donc cette même année qu’est née Hérodote critiquant le manque de recul sur le monde que pouvaient avoir des géographes « mystificateurs », ne permettant pas aux citoyens de « combiner, à plusieurs échelles, les ensembles spatiaux dont ils relèvent ».
En agitateur solo caustique, Henri Chamussy complète ce tableau en évoquant les interrogations épistémologiques « sporadiques et rituelles » des géographes tout en clamant qu’il arrive parfois que si un chercheur « a bien démontré ses hypothèses, c’est souvent qu’il les a posées…après coup, en fonction des données dont il disposait Il ajoute même de lui jeter la première pierre à qui ne l’a jamais fait… !
LA GÉOGRAPHIE D’AUJOURD’HUI
Partie la plus importante avec plus de trente textes, cette géographie contemporaine couvre les trente dernières années et s’interroge également sur les notions clés de la géographie (l’espace et le territoire vus par Philippe Pinchemel, Henri Reymond ou encore Bernard Debarbieux) et sur ses échelles d’analyse (Jacques Lévy ou le système monde d’Olivier Dollfus). Des éditoriaux de revues sont également présents (Géographie et culture par Paul Claval ou l’Espace Géographique) mais ce sont aussi les dictionnaires qui apparaissent sur cette période (Les mots de la géographie de Roger Brunet, le dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés de Jacques Lévy et Michel Lussault). La géographie culturelle s’institutionnalise (Joël Bonnemaison comme précurseur essayiste ou Jean-Robert Pitte sur la gastronomie et Jean-François Staszak sur l’œuvre de Gauguin). Pour le reste, de nombreux thèmes s’intéressent aux questionnements d’aujourd’hui et de demain : le genre (Djemila Zeneidi sur les femmes, Marianne Blidon sur les homosexualités) ; la nature en ville (Nicole Mathieu) mais aussi l’environnement (Jean-Paul Bravard), le patrimoine (Vincent Veschambre) et la conservation des espèces (Yanni Gunnel) ; d’autres approches, plus ludiques comme la fête (Guy Di Méo) ou encore l’entrée remarquée par les (Hovig Ter Minassian et Samuel Rufat).
CONCLUSION
La sortie d’un tel voyage dans l’histoire approfondie de la géographie se fait avec grande satisfaction et satiété. Certes, certains contemporains doivent regretter de ne pas avoir trouvé une petite place dans cette anthologie mais on imagine que le tri a du être un véritable casse-tête. En cela, il est possible de souligner à nouveau le travail méticuleux de sélection de textes aboutissant à un ensemble clair et représentatif où il est intéressant de ne pas avoir d’écrits trop techniques et où les recherches sur des thèmes très précis et des espaces restreints permettent de dégager une portée générale.
Au delà des notices individuelles, se trouve une bonne bibliographie thématique qui permet, si besoin, de creuser encore. La mise en page est sobre, texte noir sur fond blanc avec de petites vagues bleu claires qui ne sont pas sans rappeler les courbes de niveaux…A signaler, une infime faute de frappe sur les 560 pages, au sujet de la durée d’exercice d’Albert Demangeon à Lille (p 164) qui se serait étendue de 1905…à 2011 ! Qui oserai dire après cela que la géographie ne se renouvelle pas ?
Une œuvre majeure devant trouver une place de choix dans les bibliothèques.