Sur un thème largement arpenté par les historiens, les éditions de L’Harmattan publient un ouvrage important : ce dictionnaire volumineux (plus de mille pages!), écrit dans un espagnol très accessible, force le respect car il est écrit par un seul auteur, l’universitaire Jacinto Soriano, spécialiste notamment des dramaturges et poètes Ramon del Valle-Inclán (1866-1936) et Federico Garcia Lorca (1898-1936).
Dans son Introduction, Jacinto Soriano fixe les objectifs principaux de son travail : présenter un « état actualisé de la recherche historique sur le Franquisme » et rompre avec le « silence consenti et l’oubli stratégique sur lesquels la Transition a été réalisée ». S’impose donc, selon lui, un travail à la fois d’histoire et de mémoire (l’auteur préfère parler d’un « devoir de mémoire »). Il envisage le franquisme dans toutes ses dimensions et indique, très justement, que ce qui n’est pas « franquiste » a bien entendu toute sa place dans un Dictionnaire de l’Espagne franquiste.
La lecture du dictionnaire et l’observation des deux bibliographies qui le terminent (Bibliografia des pp. 1057-1117 qui présente notamment les ouvrages scientifiques de référence et Bibliografia franquista sélective des pp. 1119-1146, dont les livres de Luis Pio Moa, le polémiste néofranquiste « à la mode ») confirment la grande maîtrise par l’auteur de la recherche sur le sujet. Les notices consacrées à quelques-unes des questions majeures de l’histoire de l’Espagne du XXe siècle (la « Guerra civil », le « Franquismo » ou la « Transicion ») permettent de saisir les fondements des fractures mémorielles et des querelles d’historiens qui caractérisent l’Espagne actuelle. L’intérêt du dictionnaire tient en partie à ce que Jacinto Soriano ne se sent pas systématiquement obligé de trancher : il n’hésite pas à citer les historiens qu’il sollicite, à mesurer les forces et les faiblesses des thèses évoquées et à les situer, quand c’est nécessaire, dans les c(h)amps historiographiques et/ou idéologiques en présence.
De nombreux travaux publiés sont, malgré les apparences scientifiques, le fait d’auteurs, franquistes et néo-franquistes, qui s’attachent à relayer au sein de l’opinion publique de vieilles thèses émises dès les temps de la guerre et de la dictature pour légitimer le « Soulèvement » militaire (Alzamiento nacional) du 18 juillet 1936, mythe fondateur de la dictature de Franco, et faire porter la responsabilité de la guerre sur les gauches espagnoles. Cette dernière thèse, comme le rappelle Jacinto Soriano, est également relayée par certains historiens, pourtant au-dessus de tout soupçon : ainsi, dans l’article « Alzamiento nacional », il cite Bartolomé Bennassar qui écrivait au milieu des années 2000 : « On ne doit ni oublier ni minimiser les responsabilités des partis de la République, et en particulier ceux de l’extrême-gauche, dans le déclenchement de la tragédie » (p. 28).
Ceux qui ne sont pas familiers des travaux historiques sur la période apprendront beaucoup, entre autres, sur les interprétations de la guerre d’Espagne (1936-1939), sur la nature et les pratiques, évolutives, de la dictature franquiste (1936-1975), notamment sur la question, très travaillée, de la répression dont Jacinto Soriano rappelle qu’elle « s’inscrit dans la nature même du régime » (p. 851). La contribution sur la « Transition » est en revanche trop courte et décevante : l’énoncé factuel est parfois confus et l’article rend compte de manière trop superficielle des travaux historiques essentiels réalisés sur le « mythe » de la transition qui a contribué à accroître le malaise mémoriel. Les remarques introductives sur le « silence consenti », « l’oubli stratégique » et le « devoir de mémoire » auraient gagné à être nuancées : cette occasion aurait pu être saisie au moment de la rédaction de l’article « Transition » par exemple et une entrée tout entière consacrée aux « Mémoires » aurait, selon nous, dû être envisagée.
Si l’auteur a heureusement transgressé les bornes chronologiques fixées par le titre du dictionnaire (car le franquisme, au sens large, ne surgit pas en 1936 et se prolonge bien après la mort de Franco), il a également rempli son objectif de traiter l’Espagne franquiste dans toutes ses dimensions : outre les aspects précédemment cités, de nombreuses notices sont consacrées à Franco, sa famille, son gouvernement, aux institutions, aux hommes et aux idées qui impulsent, soutiennent, mettent en oeuvre ou sous-tendent les politiques du régime, aux symboles et à la corruption de ce dernier, aux opposants. Il est également question d’économie, de science, de relations internationales… Et comme Jacinto Soriano est spécialiste, notamment, du théâtre et de la poésie, il fait, logiquement, une très grande place à la culture, au sens large : depuis la littérature, le théâtre et la poésie jusqu’au sport et à la tauromachie, en passant par le cinéma, la philosophie, la peinture, la sculpture. Il est surtout question d’hommes (bien qu’on déplore l’absence d’une entrée consacrée à l’immense Picasso, alors que Dali et Miro ont la leur) et de femmes, parfois d’oeuvres emblématiques ou de courants artistiques. La mention de personnalités dont on a souvent oublié le passé franquiste est bienvenue : c’est l’occasion par exemple de revenir sur le parcours du phalangiste Juan Antonio Samaranch y Torello (1920-2010), devenu président du Comité International Olympique. A la mort de Franco, il n’hésitait pas à dire : « Nous autres, Espagnols, pleurons sa disparition. Selon moi, le mandat de Franco restera, sans aucun doute, comme l’un des plus brillants de l’histoire de l’Espagne » (cité p. 901).
Bref, ce dictionnaire mérite d’être lu intégralement ou parcouru au gré de ses centres d’intérêt. Les collègues qui enseignent en DNL en tireront sûrement le plus grand profit, pour eux comme pour leurs élèves.