« L’esclavage n’a pas créé au Sud des intérêts contraires à ceux du Nord ; mais il a modifié les caractères des habitants du Sud et leur a donné des habitudes différentes » (Alexis de Tocqueville, 1835)

Au début des années 1860, les États-Unis comptent un peu plus de 30 millions d’habitants dont 4 millions d’esclaves noirs. La population américaine est encore mal soudée, et donne une définition différente de la liberté en fonction de son appartenance aux États du Nord ou du Sud. Entre 1861 et 1865, les habitants des États-Unis, divisés en deux camps inégaux, se sont affrontés dans une guerre qui est sans commune mesure sur le continent américain. Ce conflit appelé guerre de Sécession chez les Européens et qui prend le nom d’American Civil War aux États-Unis a mobilisé plus de 3 millions de combattants, et comptabilise le lourd bilan de 750 000 à 850 000 morts. Avec une moyenne de 500 morts par jour, cette guerre est un déchaînement de violence sans limites, sans retenue, capable de rassembler plus de 150 000 soldats sur un même champ de bataille, comme la célèbre bataille de Gettysburg du 1er au 3 juillet 1863.

Un pan de l’histoire américaine méconnu en France

Vincent Bernard, spécialiste reconnu d’histoire militaire, s’intéresse à la guerre de Sécession depuis plusieurs années. L’auteur a déjà publié trois livres en français sur le sujet, les biographies des généraux Robert E. Lee et Ulysses S. Grant ainsi qu’un ouvrage intitulé Le Sud pouvait-il gagner la guerre de Sécession ? Ce conflit passionne les Américains, car depuis la fin du conflit plus de 60 000 ouvrages publiés aux États-Unis sont consacrés à cette période ou à l’un de ses personnages clés. La guerre de Sécession a généré quelques 160 années de débats historiographiques outre-Atlantique. Les problématiques les plus récentes ont mis l’accent sur l’aspect sociologique du conflit en s’intéressant de prime abord aux soldats. En France, à l’inverse, assez peu d’ouvrages abordent le thème. Le sujet est délaissé par l’historiographie française malgré le grand nombre d’historiens, de sociologues ou politologues spécialistes des États-Unis. De même selon l’auteur, pour des raisons économiques, cette période de l’histoire américaine n’intéresse pas ou peu les éditeurs. La traduction de la synthèse de James M. McPherson publiée en 1991 est aujourd’hui toujours considérée comme une référence en la matière. Malgré tout, pour V. Bernard, le sujet vaut le coup d’être traité d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un regard non-américain.

Un récit chronologique qui s’appuie sur des sources primaires

L’ouvrage La guerre de Sécession, La Grande Guerre américaine 1861-1865, paru aux éditions Passés/Composés en 2022, s’articule en douze chapitres organisés chronologiquement. La particularité de l’ouvrage est d’offrir un récit largement évènementiel dans sa dimension militaire, prenant des distances avec les approches thématiques. V. Bernard considère que les problématiques les plus récentes sur le conflit et ses enjeux souffrent toujours selon lui de sa composante chronologique. Toutefois, l’auteur est conscient de la difficulté « d’appréhender clairement un tel objet dans toute sa complexité et ses dimensions, à l’Est comme à l’Ouest, sur terre comme sur mer, au front comme à l’arrière, dans les régions libres comme esclavagistes, du point de vue unioniste, confédéré, amérindien, afro-américain, depuis le champ de bataille comme depuis les tentes de commandements, les ministères ou parmi les populations civiles ». Toutefois, l’auteur ne prétend pas réaliser une synthèse « globale », ni une compilation de l’historiographie existante.
Pour écrire cette histoire, V. Bernard a fait le choix de revenir aux sources primaires (presse, témoignages, rapports d’opérations, journaux et mémoires). L’auteur souhaite se situer au plus proche des opérations et surtout appréhender tour à tour la guerre des généraux Grant, Lee ou Sherman, des cabinets d’Abraham Lincoln et de Jefferson Davis, mais également de divers acteurs de la guerre tels que Régis de Trobriand, officier franco-américain de l’armée du Potomac, témoin direct de quatre années de combats, Mary Chesnut, propriétaire d’esclaves de Caroline du Sud ou encore Frederick Douglass, ancien esclave devenu porte-voix de l’émancipation des Noirs.

Des bornes chronologiques en question

L’une des particularités de la guerre civile américaine est qu’elle n’a jamais fait l’objet d’aucune déclaration de guerre, ni de traité de paix. Ainsi, le vainqueur ne reconnaît aucune existence légale au vaincu. V. Bernard rappelle que la guerre de Sécession débute traditionnellement le 12 avril 1861 avec le bombardement par les confédérés du fort Sumter en baie de Charleston, en Caroline du Sud. Le conflit prend fin avec la reddition des restes de la principale armée sudiste, commandée par le général Lee à Appotomax Couthouse, en Virginie, le 9 avril 1865, soit six jours avant l’assassinat d’Abraham Lincoln au Théâtre Ford de Washington. Ces bornes chronologiques sont rarement discutées, l’historiographie nationale américaine ayant souvent qualifié le caractère strictement insurrectionnel du conflit. Toutefois, comme le précise l’auteur, la Confédération américaine a bien constitué les prémices d’une proto-nation s’appuyant sur un modèle de société et un espace géographique bien définis.
Ainsi, pour V. Bernard, d’autres bornes chronologiques se dessinent. Il explique que l’on pourrait sans problème faire démarrer le conflit avec la première rupture politique, celle de la Caroline du Sud le 20 décembre 1860, ou le premier coup de canon hostile le 10 janvier 1861 ou encore la formation officielle du gouvernement confédéré le 4 février 1861. La victoire électorale d’Abraham Lincoln pourrait également être considérée comme le point de départ du conflit, car cet évènement est vu comme une « déclaration de guerre » dans les États du Sud. De même, nous pouvons considérer différemment la fin du conflit, que ce soit la capture du reste du gouvernement confédéré le 10 mai 1865 ou encore la reddition de la dernière armée confédérée le 26 mai 1865. Sur le plan politique, il faut attendre la déclaration officielle de la fin de la guerre civile par le président Andrew Johnson le 20 août 1866. L’auteur indique également que les rivalités entre esclavagistes et abolitionnistes sont antérieures à la sécession des États du Sud, notamment les affrontements qui débutent en 1854 dans le Kansas, qui se prolongent jusqu’en 1860 et préfigurent la guerre à suivre. De même, la période de « reconstruction » qui suit la guerre elle-même est marquée d’hostilités se prolongeant jusqu’en 1877, notamment du fait des violences meurtrières du Ku Klux Klan.

La guerre de Sécession, un conflit « rythmique »

Reprenant les arguments de James M. McPherson, l’auteur considère que la Confédération sudiste aurait pu remporter le conflit, non pas en envahissant le Nord, ni en détruisant ses armées, mais en brisant le moral nordiste et par conséquent sa capacité à envahir le Sud et à détruire ses armées. Il est vrai qu’au cours de l’été 1863 s’est déroulée la bataille de Gettysburg, l’une des plus meurtrières, au cours de laquelle l’armée confédérée du général Lee a été défaite. Cependant, V. Bernard prend ses distance avec le mythe du « tournant du conflit » et du « début de la fin ». En effet, il explique que les conséquences de cette bataille ne remettent pas en cause les conditions stratégiques générales, la défaite du général Lee provoquant en quelque sorte un retour à la situation précédente.
L’auteur tient à montrer dans cet ouvrage que la guerre civile américaine n’est pas un conflit linéaire avec une phase d’ascension, un tournant et une phase de déclin de la rébellion. Au contraire, il considère que le conflit est « rythmique », voyant chaque année la Confédération sudiste sur le point d’agoniser avant d’opérer un redressement spectaculaire jusqu’à paraître en capacité d’arracher un compromis sur son indépendance.

En conclusion

La guerre de Sécession a longtemps donné une vision idéalisée du vaincu, de la « cause perdue », dont les grands capitaines ont été « quasiment sanctifiés », notamment Lee et Jackson.  Aucune des grandes figures du Sud n’a été jugée ni condamnée, par crainte d’ouvrir à nouveau des plaies à peines refermées. L’ensemble donnant une vision romantique du « Vieux Sud », « occultant la centralité […] de l’esclavage comme toile de fond ». En effet, pour l’auteur, il ne faut pas oublier que la Confédération sudiste avait provoqué la guerre civile « en cherchant à préserver par l’indépendance son modèle de société » basé sur l’esclavage des populations noires.
Au final, l’ouvrage de V. Bernard est passionnant et permet de mettre en lumière un pan de l’histoire américaine méconnue en France. L’une des forces du récit est de fourmiller de détails et d’exemples rendant parfois le lecture de certains paragraphes complexe. L’ensemble permet de mieux appréhender le contexte et les causes de la guerre, le déroulement des opérations et des batailles et les conséquences du conflit. Les cartes et annexes complètent l’ouvrage en apportant de nombreuses informations pour une bonne compréhension du récit. La guerre de Sécession, La Grande Guerre américaine 1861-1865 est un ouvrage indispensable pour toute personne s’intéressant à l’histoire américaine.