Par un après-midi ensoleillé, Jacques Gelin nous reçoit chez son éditeur, Gallimard. Une fois poussée la porte en bois vernis, sur lesquelles sont gravées en rondes italiques, les mythiques NRF et gravies les cinq marches, du 5 rue Gallimard, Christelle Mata, souriante attachée de presse, nous conduit dans un salon imposant pour 30 mn d’entretien. C’est un Jacques Gelin chaleureux (à l’image de ses inflexions provençales) et direct qui prend les rennes de l’échange.
Il souhaite d’abord réagir au compte-rendu rédigé par Joël Drogland pour le compte des Clionautes, compte-rendu qu’il a lu attentivement.
Pour notre rédacteur, « ce gros livre ne nous apporte finalement pas beaucoup d’éléments nouveaux ». Je remercie à cette occasion Joël Drogland qui m’a aidée dans la préparation de cet entretien et soufflé certaines questions.J. Gelin : « Je peux comprendre que l’on trouve peu de choses nouvelles dans l’architecture générale de mon livre quand il s’agit d’établir la culpabilité d’Hardy. Si l’on ne voit que ça, on se dit, il n’y a rien de nouveau. Mais dire qu’il y a peu de choses nouvelles dans mon livre, ce n’est pas acceptable.J’estime d’abord globalement qu’un des points nouveaux, c’est que je démontre la culpabilité de Hardy en m’appuyant sur des éléments inédits que j’amène : des documents, dont un émanant des services de sécurité allemands, de ce que Hardy m’a confirmé lui-même, de nouveaux témoins et de nouveaux témoignages de témoins connus. Au terme de cette enquête il apparaît quasi certain qu’il est coupable. Ce n’est pas rien dans une affaire où il a été acquitté deux fois quoique de façon ambiguë au bénéfice du doute en 1947 et à la minorité de blocage en 1950 – ce qui signifie qu’une majorité des juges le pensaient coupable.

Jacques Gelin est un passionné. Il a passé plus de 20 ans à travailler sur l’affaire de Caluire, la culpabilité de Hardy et les mobiles possibles qui ont pu conduire à l’arrestation de Jean Moulin. Et c’est donc avec véhémence et conviction qu’il entreprend de démontrer, dans une énumération fourmillante, en quoi son enquête est inédite sur de nombreux points.

J. Gelin : Un point très nouveau également concerne le versant militaire de l’affaire. Je démontre par exemple qu’à proximité des lignes allemandes dans les Ardennes, Hardy a quitté la mission militaire interalliée à laquelle il a participé au début décembre 1944 et qu’il a disparu pendant 3 jours. Et j’ai pu recouper cette information à partir de plusieurs autres sources.

Il y a aussi énormément de choses nouvelles dans le détail : j’ai eu un fil et je l’ai tiré. C’est une amie de Jean Moulin qui a été le déclencheur : Antoinette Sachs. Suivie ensuite de Mireille Albrecht, la fille de Berty Albrecht, une résistante illustre proche du chef du mouvement Combat : Henri Frenay. J’ai également été aidé dans mon enquête par deux membres éminents de Combat, Claude Bourdet d’abord, puis Marcel Degliame. Celui-ci est le coauteur avec Henri Noguères de l’Histoire de la résistance en cinq volumes. Il m’a révélé des choses très importantes qu’il n’avait jamais dites à Noguères et qui ne figurent pas dans l’ouvrage. Avec ces témoins, j’ai eu la preuve de ce que je pressentais : beaucoup de choses n’avaient pas été racontées.

Jacques Gelin conclut : « Dire qu’il n’y a pas grand chose de nouveau, c’est donc très exagéré. Même si je peux comprendre les remarques de votre rédacteur en termes d’architecture générale et en ce qui concerne la culpabilité de Hardy. »

Comme tout passionné, il ne lâche pas le fil de sa démonstration aussi facilement. Et tant pis si pour le moment les questions auxquelles nous avions pensé sont un peu reléguées. Il insiste, il martèle que son travail s’appuie sur de nouveaux témoins, des entretiens croisés et nombreux avec tous les acteurs de l’époque et des documents inédits. Les exemples se multiplient

J. Gelin : Hardy est censé avoir été arrêté par Moog, un agent de l’Abwehr, le service secret de l’armée allemande et par Multon un résistant de Combat passé au service de la Gestapo, dans le train Lyon-Paris, dans nuit du 7 au 8 juin 1943 et avoir été retourné par Barbie. Moi, j’amène une information inédite : Hardy était en contact avec les services secrets allemands à la fin de 1942, contact attesté par plusieurs sources en particulier par Marcel Degliame, chef national de l’action immédiate de Combat, qui l’accompagnait à au moins deux reprises.

Ensuite, il est resté en contact avec les services allemands jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Quand je l’ai rencontré, il a reconnu lui-même qu’il avait bien quitté la mission interalliée dans les Ardennes au début de décembre 1944 et qu’il avait essayé de retrouver son contact à l’Abwehr. Ce garçon était donc en contact avec les Allemands bien avant son arrestation de juin 1943 et bien après sa deuxième évasion d’août 1943. Cela, déjà, c’est énorme et ça n’avait jamais été raconté.

Mon ouvrage apporte également des éléments nouveaux et recoupés sur la fiancée de Hardy, Lydie Bastien. Je montre qu’elle est un agent allemand depuis la fin de 1942, un petit agent allemand certes, mais un agent allemand de l’Abwehr, d’abord, puis du SD. Ce point n’est pas nouveau : c’était déjà la thèse de Pierre Péan. J’ai beaucoup interrogé Lydie Bastien plusieurs fois et je l’ai rencontrée. Mon enquête apporte des preuves supplémentaires sur son rôle: par exemple, on l’a vue sortir de la Gestapo alors qu’elle s’en est toujours défendue. J’ai le témoignage d’un officier des services secrets français qui a manipulé des agents de l’Abwehr y compris Oscar Reile, le chef du contre-espionnage de l’Abwehr IIIF en France. Sur son rôle, j’amène des éléments inédits par rapport à ce qu’a déjà écrit Péan : elle a, par exemple, affirmé, à Alger début juin 1944, à deux officiers, être en contact au plus haut niveau avec les services allemands. Elle l’a dit aussi à un résistant de Combat, le général Chevance-Bertin.

J’amène aussi des éléments suffisants pour laisser penser qu’Edmée Deletraz, le témoin capital de l’accusation, est sincère et franche sur ce qui concerne la réunion de Caluire. Elle s’est certes préservée en cachant certaines choses mais son témoignage est essentiel car elle est un témoin direct. Et tous ceux qui l’ont côtoyée ou qui ont travaillé avec elle insistent sur sa fiabilité.

J’apporte aussi de nombreuses questions et un certain nombre de réponses sur un personnage sombre que l’on retrouve tout au long de mon enquête : le colonel Georges Groussard. Il était le chef d’André Devigny, de Robert Nollet et d’Edmée Deletraz dans le réseau Gilbert qui travaillait pour les services secrets britanniques. Cet ancien officier des services de sécurité français, ami du général de Gaulle, était très proche du complot de la Cagoule avant la guerre en 1936 et donc un ennemi juré de Jean Moulin, alors chef de cabinet du ministre de l’air du Front populaire Pierre Cot. Il a joué un rôle à plusieurs niveaux de cette affaire. Sa secrétaire, Suzanne Kohn, qui est devenue sa deuxième épouse, était la sœur d’Antoinette Sachs devenue la maîtresse de Jean Moulin en 1936 et qui est restée son amie durant la guerre. Groussard avait des liens personnels avec le chef du contre-espionnage de l’Abwehr en France : Oscar Reile. Celui-ci a sauvé son fils Serge Groussard – devenu écrivain après la guerre – des griffes de la Gestapo et on ne peut exclure qu’il ait favorisé en même temps, c’est à dire en août 1943, l’évasion du Général Devigny héros du film Un condamné à mort s’est échappé de Bresson et du fils aîné du Colonel : Georges Groussard, jusque-là en prison en Allemagne. Ce rôle du Colonel Groussard qui va bien au-delà nous le verrons plus tard sans doute, est tout à fait nouveau également.

J’amène de nouveaux témoins : Robert Moog, qui était le « traitant » de Hardy si on reprend les termes des services secrets, a recruté Robert Nollet, un officier du colonel Groussard, de la dernière semaine du mois de juillet jusqu’au 16 août 1943, dans le service de Barbie à Lyon. Et Nollet a enregistré tout ce qu’il a pu pendant 15 jours, et il s’est échappé. Il avait une mémoire d’éléphant et m’a confirmé que c’est bien Hardy qui avait donné Moulin et que c’est sa fiancée Lydie Bastien qui avait provoqué l’arrestation de Hardy dans le train Lyon-Paris. Ce qui implique que celle-ci était programmée.

A partir de ce moment-là, personne ne peut soutenir que Hardy a été relâché dans la nuit du 10 au 11 juin 1943 par Barbie parce qu’il n’avait pas été identifié comme étant Didot. Il était connu de l’Abwehr qui a « passé le bébé », via Lydie Bastien, à Barbie à Lyon.

Un autre élément nouveau dans la chronologie de Caluire, cette fois où le résistant a été blessé au bras lors de son évasion. Il y a un fort soupçon qu’il s’est lui-même blessé : j’ai deux nouveaux témoins qui attestent que la veste de Hardy a été comme brûlée et donc que le coup avait été tiré de très près, ce qui a été confirmé par les enquêtes de la police scientifique. Cela ne fait aucun doute, alors qu’Hardy affirme avoir été touché à plusieurs mètres de distance. Ensuite, Lydie Bastien a récupéré la veste après la guerre et on observe qu’elle été nettoyée et recousue. Que cette veste ait été trafiquée, constitue déjà un aveu.

L’évasion de Hardy a été plus que rocambolesque lors de l’opération de Caluire. Elle l’a été encore davantage lors de sa deuxième évasion dans la nuit du 2 au 3 août 1943. Il a ouvert une fenêtre cadenassée, sauté plusieurs mètres plus bas avec un bras dans une gouttière. Robert Nollet, qui a feint de travailler pour Moog pendant un peu plus de quinze jours, lui a entendu dire le 31 juillet 1943 : « il faut que j’aille réveiller ce petit salaud de Didot (Hardy) ». Deux jours plus tard, Hardy quittait l’hôpital allemand par la fenêtre. Il s’est réfugié ensuite chez les Damas où il s’est fait teindre les cheveux en noir (il était blond). Des témoins le confirment : madame Damas, Pierre Delombre et son épouse, mais aussi la maîtresse de Moog, Mauricette Eychenne, qui a raconté au magistrat instructeur du procès militaire qu’après sa libération en août 1943 Hardy avait les cheveux teints en noir et qu’il était méconnaissable. Cela prouve bien que Moog avait revu Hardy après sa soit disant évasion, et donc qu’il ne s’était pas évadé.
Mon livre apporte également des éléments nouveaux sur les procès. Je pense démontrer que les deux procès ont été trafiqués. Plusieurs éléments permettent de l’affirmer. Le plus important d’entre eux concerne la manipulation d’Harry Stengritt. C’est énorme. C’était quand même l’adjoint de Barbie. Dans les années 80, quand on a jugé Barbie pour crime contre l’humanité, on croyait que son plus proche adjoint, Stengritt, avait été jugé en 1954, condamné à mort, puis gracié mais qu’il avait fait de très longues années de prison. On ignorait totalement jusqu’à la sortie de mon livre qu’il avait été relâché seulement 6 mois après son procès, et cela, en échange d’un témoignage en faveur de Hardy. J’ajoute un autre point très important également. Le commissaire du Gouvernement du procès militaire, en charge de l’accusation, et devenu le général Gardon, m’a confirmé qu’on lui avait demandé d’être très gentil. Cela c’est totalement nouveau aussi. Et cela incite à se poser la question sur les raisons de ces acquittements manipulés et du coup sur les mobiles qui ont abouti à la livraison de Caluire.

Au terme de ce long argumentaire en réponse à notre rédacteur, Jacques Gelin conclut :

J. Gelin : Donc pas de doute, Hardy est coupable. Mais coupable de quoi ? Là, j’émets une hypothèse complexe. Par un de ses aspects, elle est liée au fait que Hardy a exécuté une mission de contre-espionnage au profit des alliés qui l’a mis au contact des services allemands, ce qui a mal fini. Même si Hardy a eu une formation d’agent secret en Corse au début de la guerre, ce n’était pas un agent professionnel. Ce point est totalement nouveau. Le fait qu’il était en contact avec l’armée allemande dès la fin de 1942 et jusqu’en 1944, c’est aussi totalement nouveau. Et surtout n’oubliez pas que tous ces éléments m’ont été confirmés par Hardy lui-même. Il ne m’a pas confirmé Caluire certes… mais sur cette mission, tout le reste, en revanche, a été confirmé.

A ce moment de l’entretien, alors que pour lui, la culpabilité de Hardy a été démontrée et ne fait pas de doute, il en vient à évoquer les mobiles qui ont conduit à l’arrestation de Jean Moulin.

J. Gelin : Hardy ne se considère pas comme coupable ni comme un traître, et la plupart de ses amis pas davantage. Donc, s’il n’a pas trahi, qu’a-t-il fait ? On est ici au cœur de mon enquête. Une de mes questions initiales a été : est-il possible qu’on lui ait donné l’ordre de régler le problème du commandement de l’Armée Secrète ? Moulin était en conflit aigu avec Frenay sur le commandement de celle-ci. Frenay le revendiquait. Etait-ce le seul mobile possible ? Pouvait-il y avoir d’autres mobiles, politique en particulier comme le clamait haut et fort Me Vergez, l’avocat de Klaus Barbie, avant son procès ? Les historiens ont contesté le fait qu’on ait pu soupçonner Moulin pendant la guerre d’être l’homme des communistes. Ils se trompaient. Le colonel Groussard a rédigé, à la fin de 1942, un rapport concernant Jean Moulin qui le désignait comme un proche des communistes, et même des Soviétiques. Je montre que Pierre de Benouville connaissait l’existence de ce rapport, de même que le Général de Gaulle. Et là; il y a des éléments apportés par Daniel Cordier qui viennent recouper mes différentes sources et qui attestent que de Gaulle en savait beaucoup sur Moulin dès le début de 1943. Il y avait donc un mobile politique possible.

Hardy était-il assez anticommuniste pour éliminer un résistant au prétexte qu’il était communiste ? La réponse est clairement non. Parce que beaucoup de résistants et même Groussard travaillaient avec des communistes. Mais le problème c’est que Moulin était à la tête de tous les services : il contrôlait l’argent, les communications, les armes, les parachutages …

Par ailleurs, j’amène plusieurs éléments sur un point très important, me semble-t-il, à savoir que dans les rangs des résistants, de gauche comme de droite, certains pensaient que le débarquement allait se produire dès l’été de 1943. C’était le résultat de plusieurs opérations d’intoxication qui annonçaient le débarquement en Provence, dans le Pas-de-Calais, en Sardaigne et en Grèce entre juin et septembre 1943. Ces opérations de grande ampleur étaient destinées à protéger le débarquement en Sicile en juillet 1943. Hardy a participé à cette intoxication. Il a exécuté une mission dans le Pas-de-Calais, et il a rédigé un plan de destruction ferroviaire, qu’il a reconstitué pour les Allemands, et qui annonçait un débarquement probable en Provence. Ces opérations d’intoxication auxquelles le résistant a participé l’ont convaincu, ainsi que ses camarades, de la réalité d’un débarquement en 1943.

Mais nombre d’entre eux, et pas seulement chez les résistants de droite, étaient convaincus que les communistes se préparaient à prendre le pouvoir en France à l’occasion du débarquement allié. A partir de là, n’y aurait-il pas eu des résistants suffisamment anti-communistes pour craindre cette prise de pouvoir des « rouges » à la faveur du débarquement, que beaucoup pensait imminent ? Et pour certains d’entre eux, qui pensaient que Moulin était un agent soviétique et qu’il était placé à un goulot d’étranglement qui lui permettait de favoriser cette prise de pouvoir, la situation n’était-elle pas très dangereuse ?

Cette question je ne l’aurais peut-être pas posée explicitement si le général de Gaulle n’avait pas dit, en substance, dans une phrase que tout le monde cite mais sans en tirer toutes les conséquences: « ils ont donné leurs camarades – remarquez que de Gaulle parle au pluriel – alors que les Allemands avaient les genoux sur leur gorge et ils l’ont fait par les Allemands ». Et il parle à ce propos d’un « abîme d’infamie ». Lorsqu’il l’a prononcée en février 1947, le premier procès Hardy venait de se terminer et il venait de quitter la Présidence du Conseil. Mais durant les deux années précédentes, en 1945 et 1946, on peut penser qu’il avait été tenu au courant de l’enquête et de l’instruction de l’affaire Hardy et qu’il ne parlait pas sans connaître une partie au moins de la vérité. Si on considère que la phrase du général n’est pas une parole en l’air et qu’elle désigne un complot, on peut légitimement s’interroger sur les responsables possibles de ce complot.

Profitant d’une petite pause, je me lance…
Clionautes : Votre travail est touffu mais prenant. Vos propos le confirment. On est toutefois happé par votre enquête dans ses aspects humains, la transcription des réactions de vos interlocuteurs. Leur description physique et morale est passionnante. Votre livre se lit comme un polar historique ! Toutefois, pourquoi avoir fait le choix d’un récit d’enquête plutôt qu’un exposé de vos thèses ?

J. Gelin : Le lecteur se dit : il y a eu deux procès, des centaines de commissions rogatoires lancées, il y a des historiens reconnus qui ont travaillé sur cette affaire, des journalistes qui ont enquêté avant et après les procès. Pour moi, faire simplement un compte-rendu de mes hypothèses et de mes thèses aurait été trop sec. Il fallait que je raconte comment les choses étaient advenues. Cela me semblait nécessaire pour être crédible. J’ai débloqué certaines de mes impasses, lors de mon enquête, grâce à des échanges. Par exemple, durant ma première rencontre avec Mireille Albrecht, j’ai prononcé une phrase et elle est allée me chercher deux documents de Bourdet, dont l’un destiné à Mitterrand. Fort de cela, Claude Bourdet a été obligé de me parler. Il m’a envoyé chez Marcel Degliame qui, sachant que Bourdet avait parlé a fini, lui aussi, par accepter de me répondre. Tout cela, c’est de l’investigation pure à partir d’un fil initial que j’ai tiré. Il m’a semblé essentiel de restituer ces démarches, ces impasses, ces rebondissements. Je montre comment j’ai construit mon ouvrage, à partir d’un mélange d’intuitions, d’informations et de déductions que j’ai confronté aux documents et aux récits. C’est du coup, certes, un peu long et touffu, mais cela me paraissait essentiel.

Clionautes : Du coup, selon vous, avez vous fait un travail d’historien ou d’enquêteur ?

J. Gelin : J‘ai fait un travail d’enquêteur au départ et ensuite, j’ai fait un travail d’investigation documentaire qui s’apparente par certains côtés, notamment par la critique de documents à un travail d’historien. C’est le cas du deuxième rapport Kaltenbrünner, par exemple, sur lequel je fais un travail critique que d’autres n’ont pas réalisé. Ce document, destiné à Ernst Kaltenbrünner et visé par Hitler lui-même, concerne les opérations menées contre l’Armée secrète en juin 1943. Il est terrible pour Hardy. Il l’accuse d’avoir reconstitué son plan de destruction ferroviaire – appelé Plan vert – pour les services de sécurité du Reich, d’avoir livré son adjoint Max Heilbronn et d’avoir amené les Allemands à Caluire. Les historiens considèrent qu’il est globalement véridique, mais qu’il contient trois erreurs dont la livraison de Heilbronn et deux autres moins importantes. Ces deux dernières erreurs mineures sont pourtant parfaitement explicables et ne posent aucun problème à condition de poser au document les bonnes questions. La troisième concernant Heilbronn n’est – malheureusement pour Hardy – pas une erreur. J’ai passé beaucoup de temps à montrer par plusieurs voies différentes qu’il était en conflit aigu avec son adjoint à propos du plan de destruction ferroviaire rédigé conformément aux demandes des services secrets américains en fonction des hypothèses de débarquement en France. Et qu’il l’a donné aux Allemands à l’occasion d’un jeu d’agent comme l’affirme explicitement le rapport Kaltenbrünner.

J’ajoute à ce propos que j’apporte plusieurs nouveaux documents comme ce fameux Plan Vert que personne n’avait jamais vu.
Je suis parti d’une hypothèse de travail, puis j’ai relu les différents documents connus, les témoignages recueillis. J’ai essayé ensuite de montrer leur cohérence malgré les variations parfois importantes, et leur convergence avec ce que je savais par ailleurs. J’ai trouvé plusieurs nouveaux témoins, dont certains capitaux. J’ai réinterrogé, longuement parfois, ceux qui l’avaient déjà été… J’ai relu toutes les pièces des deux procès. J’ai lu tout ce qui a été écrit sur cette affaire, les six romans de Hardy écrits après la guerre et, après, j’ai recherché la cohérence qu’il pouvait y avoir dans tout cela. Quand je n’ai qu’une source, je reste dans l’hypothèse, dans le « on pourrait penser que ». Dans tous les autres cas, je crois avoir démontré plusieurs points capitaux de manière argumentée. C’est sans doute pour cela que ça peut apparaître laborieux, mais cela atteste que mon travail est sérieux. Sur une affaire aussi complexe et qui a été compliquée encore par les enquêtes successives et par la volonté des pouvoirs publics de l’époque des procès d’occulter certaines choses, il est impossible d’être synthétique. Quand une thèse sur cette affaire donne l’impression d’être claire et facile à comprendre, c’est qu’elle a puisé de façon très arbitraire dans les sources et a choisi une infime partie d’entre elles conformément à l’hypothèse choisie au départ. C’est clair, mais c’est tronqué, faux et déloyal.

Alors que je m’apprête à poser la question suivante, une porte grince et Christelle Mata, l’attachée de presse vient sonner la fin de cet échange. Profondément frustrée, je le dis. Ni une ni deux, Jacques Gelin me lance ses trois numéros de téléphone pour que nous poursuivions cet échange par téléphone !

Episode II à venir autour de sa thèse centrale (complot ou trahison), de son annexe sur les Aubrac, du rôle des femmes…