Cet ouvrage est le fruit de la thèse de Pauline Ferrier-Viaud, entreprise sous la direction de Lucien Bély. A l’aide d’un corpus de sources riche et varié et d’une bibliographie fournie, celle-ci s’est attelée à une tâche ardue, consistant à brosser un portrait, à la fois individuel et collectif, d’un groupe de femmes aussi méconnues que leurs époux étaient célèbres : celui des épouses des ministres de Louis XIV.

Le travail entrepris pour faire sortir ces femmes de l’ombre a nécessité une prospection minutieuse dans les archives, pour en faire émerger les informations nécessaires au traitement de ce sujet d’histoire sociale, centré sur la question des femmes et la notion d’agentivité. Autrement dit, il s’est agi pour Pauline Ferrier-Viaud de s’intéresser à la question du pouvoir féminin dans le cadre juridique contraint de l’Ancien Régime, à travers l’analyse des activités et des actions du groupe singulier que forment les épouses des plus éminents serviteurs du Roi, dont la position sociale particulière et l’ampleur des tâches quotidiennes favorisent l’émergence d’une agentivité complexe. Elle démontre ainsi tout au long de ce riche ouvrage comment les épouses de ministres ont participé, dans le cadre conjugal, à la définition des élites gouvernementales, grâce aux honneurs inédits qu’elles ont reçus et à la dynamique de service dans laquelle elles ont su se fondre.

Portraits de femmes

La trame de l’ouvrage entremêle sans cesse la sphère intime, celle du couple et de son fonctionnement, et la sphère publique, celle d’une cour de France qui se fixe à Versailles en 1682 et qui constitue dès lors le cadre de vie de ces femmes, puisqu’elles s’installent avec leurs époux dans les logements dévolus par le Roi à ces derniers. Ce sont 27 femmes, nées entre 1597 et 1689 dont le parcours est suivi par l’autrice. Sans tomber dans la prosopographie, elle s’emploie dans un bref prologue à établir leur profil sociologique, tant individuel que collectif, en se fondant sur leurs origines sociales, leur fortune ou bien encore leur âge au mariage. Deux groupes peuvent être formés à partir de cette analyse. Le premier est constitué par les femmes s’étant mariées avant l’entrée de leurs époux au Conseil du roi : ce sont surtout alors des filles de la robe, aux origines semblables à celles de leurs conjoints. Pour les fils survivanciers nés de cette première génération de couples ministériels, le choix de l’épouse sort de l’homogamie au profit d’une hypergamie, bénéficiant en cela du regard favorable porté sur leurs pères par le Roi et par les familles de l’aristocratie curiale. Ils nouent ainsi des alliances plus prestigieuses, mais avec, paradoxalement, des profils de femmes plus effacés, surtout du vivant de leurs conjoints. En fin d’ouvrage, un dictionnaire biographique synthétique vient utilement compléter les portraits établis dans le corps du texte, avec en particulier un renvoi à leurs actions notables détaillées précédemment. Quelques figures se détachent au cours de la lecture, telles celles tutélaire d’Elisabeth Turpin, épouse du secrétaire d’Etat à la guerre puis du chancelier Michel Le Tellier et mère du marquis de Louvois ; de Marie-Madeleine de Castille, femme du surintendant des finances Nicolas Fouquet et confrontée à sa disgrâce ; ou bien encore d’Eléonore Christine de la Rochefoucault-Roye, mariée à Jérôme Phélypeaux, comte de Pontchartrain, secrétaire d’Etat de la Marine et de la Maison du Roi, avec lequel elle entretient une correspondance fournie jusqu’à son décès prématuré en 1708.

Compagnes et mères

Le plan adopté par Pauline Ferrier-Viaud s’articule autour des activités des épouses de ministres. Si, de facto, elles sont exclues de la sphère politique et ne peuvent accéder à aucune charge publique, ces femmes sont engagées à se tourner vers des domaines d’actions en lien avec leur condition et perçues par les mentalités du temps comme étant conformes aux valeurs et qualités attribuées au genre féminin. Premièrement, il s’agit donc d’être une bonne épouse, une compagne attentive (chapitre 1) et une bonne mère (chapitre 3). Les épouses de ministres apparaissent comme des soutiens essentiels pour leurs époux, qu’elles se doivent d’accompagner physiquement et symboliquement. Le couple ministériel est une entité à part entière au sein de laquelle l’épouse est pleinement active et investie. Alors que leurs époux ont la lourde tâche d’assister Louis XIV dans le gouvernement de son royaume, les femmes des ministres s’attellent à entretenir les réseaux familiaux et jouent un rôle de premier plan plus largement en termes de sociabilité et de représentation et réception. Des liens très solides sont donc tissés entre féminité et sphère domestique : en agissant en maîtresses de maison et hôtesses, elles répondent ainsi à une attente très forte qui pèse sur les femmes, mais aussi à ce qui constitue l’un des fondements de l’identité nobiliaire, tout en favorisant les carrières de leurs époux et l’ascension de leurs familles.

On attend en effet de ces femmes qu’elles soient aussi de bonnes mères. La fonction maternelle s’exprime dans leur cas sur le long terme. Il y a tout d’abord l’impératif de reproduction qui pèse sur leurs épaules et sur leur santé : il faut assurer une descendance au couple, ce qui passe par de nombreux enfantements dans l’espoir d’avoir plusieurs garçons et d’assurer la survie d’au moins l’un d’entre eux par-delà les périls de l’enfance. Il s’agit ensuite d’assurer les soins et l’éducation, pour les garçons jusqu’à l’âge de 7 ans, pour les filles bien au-delà. Enfin, les femmes de ministres continuent à veiller sur leur progéniture devenue adulte, en cherchant par de bons conseils à ce que leurs fils en particulier ne s’écartent pas du chemin tracé et en prenant, si nécessaire, leur défense. Pour ces femmes, maintenir et faire prospérer la position sociale avantageuse obtenue par l’exercice de la fonction ministérielle est crucial, car les revers de fortune des époux et des fils sont aussi les leurs.

Gestionnaires

Au sein des couples ministériels, maris et femmes forment une véritable association au nom de buts et d’intérêts communs. Ainsi, les épouses des ministres de Louis XIV sont engagées au même titre que leurs conjoints pour la préservation de la fortune, de la réputation et du rang. Autrement dit, si ces femmes souffrent du fait de leur statut d’épouses d’une situation de minorité ou d’inexistence sur le plan juridique, elles sont loin, dans les faits, d’être considérées comme incompétentes. La valeur de l’épouse s’exprime tout particulièrement lorsqu’elle est amenée à prendre le relais d’un époux absent, agissant en lieu et place de celui-ci, au nom du couple et de la lignée. Les femmes peuvent ainsi, pour un temps plus ou moins long et dans un cadre juridique clairement défini, se faire gestionnaires (chapitre 2 et chapitre 5). Cela peut consister en des missions ponctuelles en lien avec la gestion des biens de couple ou bien en des activités plus pérennes, à l’image de Marie-Madeleine de Castille, qui tente grâce à la procuration qui lui a été accordée par son époux Nicolas Fouquet, de sauver ce qui peut l’être de la fortune familiale (tout en défendant parallèlement son mari), ou d’Elisabeth Turpin qui gère au cours de son veuvage (1685-1698) l’intégralité de la fortune des Le Tellier.

Le rôle économique des épouses de ministres, bien réel, même encadré et guidé, s’exprime également dans un autre domaine, celui des actions charitables. En cela elles répondent à une attente du temps : bonnes chrétiennes, bonnes épouses et bonne mères, ces femmes seraient naturellement amenées à prendre soin d’autrui, la pratique charitable s’inscrivant alors dans la prolongation de leur activité domestique. Se tournant vers des congrégations religieuses nouvelles ou vers des institutions dont le but premier consiste à prendre en charge la pauvreté (tel l’hôpital des Enfants-Trouvés, auquel a généreusement contribué Elisabeth L’Huillier, épouse du chancelier Etienne d’Aligre), les épouses de ministres trouvent dans les actions charitables un espace d’agentivité. Les fondations religieuses et hospitalières dont elles sont les instigatrices leur confèrent en effet une autorité certaine, une capacité juridique réelle et une reconnaissance personnelle dans la sphère publique, faisant ainsi de la charité un véritable enjeu de pouvoir au féminin.

Femmes de cour, femmes au service de la cour

Les ministres disposent d’une part de l’autorité publique, déléguée par le roi selon sa seule volonté. Choisis par Louis XIV parmi la noblesse de robe et de finance, ces hommes qui, par leur riche expérience, contribuent à gérer le royaume de France, subissent toutefois un défaut de naissance au sein d’un second ordre fortement hiérarchisé. Ils ne peuvent prétendre à accéder à la haute aristocratie, fondée sur l’ancienneté des titres et des lignages et qui forme la cour autour du souverain et de sa famille. Or, à partir de 1682, la concentration des activités curiales et de gouvernement dans un même lieu, le château de Versailles, donne naissance à une nouvelle pratique de gouvernement, autant qu’à des usages inédits au sein du système de cour. C’est précisément par leur présence quotidienne à la cour que les femmes de ministres vont se faire femmes de cour (chapitre 4) et se mettre au service de celle-ci (chapitre 5), afin de transformer une situation et une position singulières en opportunité, au service de l’ascension de leur couple et de leur lignée. L’intégration de ces femmes ne repose pas cependant uniquement sur leur agentivité. La volonté royale est en effet déterminante en la matière, Louis XIV faisant de ces femmes des instruments au service de sa politique curiale, fondée notamment sur sa volonté de faire émerger une nouvelle élite – distincte des ducs et des princes, mais partageant avec eux valeurs, mode de vie et honneurs – reposant sur l’exercice du gouvernement. Les couples ministériels forment ainsi un groupe tout à fait inédit et particulier à la cour de France.

Ne devant leur place qu’aux fonctions exercées par leurs époux, la faveur royale a offert aux femmes de ministres la possibilité de recevoir des honneurs considérables, normalement réservés uniquement aux femmes de la haute aristocratie (tabouret et carrosses). Pour Louis XIV, c’est un moyen de récompenser le travail de leurs maris et de souligner le mérite qu’il y a à être au service du roi, mais aussi de récompenser personnellement certaines de ces femmes, sans pour autant avoir à inventer de nouveaux biais de distinction. Pour les épouses de ministres, ces honneurs leur confèrent une dignité certaine et les font bénéficier d’un degré d’estime comparable à celui de leurs époux. Invitées à participer aux activités quotidiennes de la cour, conviées aux fêtes, divertissements et voyages, les épouses de ministres ont également œuvré activement à l’entretien de la vie de cour, en contribuant de leur côté aux activités curiales, dans une dynamique de service. Bien aidées par les fortunes considérables amassées par leurs couples, les femmes de ministres n’hésitent pas à organiser elles-mêmes dîners, bals et réceptions et à répondre aux sollicitations du pouvoir royal en la matière. Ces demandes souveraines ne s’arrêtent pas au domaine des menus plaisirs, le Roi amenant ces femmes à assumer d’autres responsabilités, par exemple auprès des enfants royaux. C’est ainsi que Marie Charron, l’épouse de Colbert, s’est retrouvée chargée de veiller, sous le sceau du secret, sur les enfants nés de la liaison illégitime de Louis XIV avec Louise de La Vallière.

En dépit de tout cela, l’intégration de ces femmes à la cour ne saurait aller jusqu’à transgresser l’étiquette. Ainsi, les épouses de ministres n’accèdent que très rarement aux charges des maisons royales et princières féminines. Quant aux honneurs attribués, ils sont clairement définis comme des bienfaits d’autant plus honorifiques qu’ils sont exceptionnels et limités : la distance sociale perdure avec la haute aristocratie et les codes habituels régissant la cour demeurent. Enfin, la présence des femmes de ministres à la cour ne reposant que sur la fonction exercée par leurs maris, elle est donc soumise à une certaine forme de précarité.

Pour conclure, le livre de Pauline Ferrier-Viaud, d’une lecture aisée et agréable, met en exergue tout au long de ses six chapitres le fait qu’épouser un serviteur du Roi favorise l’éclosion d’une agentivité féminine aux multiples dimensions, qui s’exprime en particulier au sein du système aulique. Par leurs actions et activités, les épouses de ministres participent pleinement à la réussite de leurs époux,