« L’abandon du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes fera probablement date dans l’histoire de l’aménagement du territoire en France. D’abord, parce qu’il représente une victoire incontestable des opposants à l’issue d’un conflit très long (vingt ans), très médiatisé et devenu emblématique de la contestation des grands projets d’infrastructures dans notre pays. Ensuite, parce qu’il traduit la montée en puissance de nouvelles priorités […]. Enfin, parce que le rôle joué par les « zadistes » dans ce conflit annonce peut-être une radicalisation durable de la contestation environnementale »

Philippe Subra,

Géopolitique de l’aménagement du territoire,

Éditions Armand Colin 2018, p. 5.

 

Présentation de l’éditeur

« ZAD de Sivens et Notre-Dame-des-Landes, menaces sur les petites lignes ferroviaires, contestation des parcs d’éoliennes, du projet Europacity au nord de Paris ou de celui de la Ferme des 1 000 Vaches dans la Somme… les conflits autour des questions d’aménagement du territoire n’ont cessé de se multiplier ces dernières années, illustrant la crise profonde que traverse le modèle français. Une crise économique, urbaine, sociale, culturelle, et, surtout, géopolitique. L’emploi du terme peut surprendre, car il est le plus souvent associé à des conflits entre États ou entre groupes ethniques. Ici pas de massacres ou d’armées en mouvement, mais des manifestations et du lobbying. Les acteurs sont différents – élus locaux, entreprises, chambres de commerce, administrations, associations –, mais les rivalités qui les opposent portent elles aussi sur des territoires. Chaque conflit, chaque débat sur un projet ou une politique d’aménagement est ainsi l’occasion de rediscuter de l’intérêt général.

Comment intégrer les nouvelles aspirations de la société, l’apparition de nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques, comme la concertation, pour renforcer l’efficacité de l’action publique ? C’est à l’exploration de cette question qu’est consacrée la nouvelle édition de cet ouvrage. »

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« L’aménagement, une question géopolitique ! »[1]

    Depuis le début du XXIe siècle, les questions soulevées par la maîtrise des territoires et de l’aménagement de ceux-ci (et des contestations de plus en plus fortes face aux choix opérés) relèvent bien entendu et plus que jamais du champ de la géopolitique, champ fécond s’il en est si on en juge à l’abondance des travaux sur le sujet et dont se sont largement emparés les géographes.

    La 3e édition de l’ouvrage désormais classique de Philippe Subra[2], Géopolitique de l’aménagement du territoire, tombe à pic ! En effet, ce n’est pas être dans le secret des dieux que d’énoncer que ces questions évoluent rapidement et que les changements ont été profonds entre la première édition de 2007, la nouvelle édition de 2012 et aujourd’hui. L’auteur connaît très bien ces questions. L’ouvrage s’ouvre sur l’amer constat que le « modèle » français en matière d’aménagement du territoire est en panne et connaît une crise profonde et remise en cause radicale illustrée par la multiplication de conflits variés et multi-territorialisés contestant les projets et les choix politiques d’aménagement (gaz de schiste, Bure, Cigéo, NDDL, fermetures d’usines, crise des banlieues…). L’aménagement du territoire qui a pendant longtemps constitué un levier pour le développement du pays impulsé par des pouvoirs publics. Aujourd’hui, la crise multiforme (financière, géopolitique, idéologique…) de ce « modèle » à la Française fait de ces questions un thème majeur du débat. Par ailleurs, le (dé)ménagement permanent des territoires est un puissant facteur de repolitisation de la société et questionne la démocratie participative avec des modèles innovants et des territoires « laboratoires » d’initiatives plus locales et la volonté d’une plus grande justice sociale et d’une meilleure équité territoriale. Ainsi, ces mouvements de protestation plus ou moins violents, organisés et efficaces interrogent le paradigme de l’intérêt général et « l’acceptabilité sociale » des projets d’aménagement devenue « au cours des deux dernières décennies une composante essentielle, une donnée stratégique et incontournable de ces projets et du métier d’aménageur. L’époque de ‘’l’ingénieur roi’’ est définitivement révolue » (p. 14).

    L’ouvrage s’ouvre sur un tour d’horizon géohistorique de l’aménagement du territoire en France depuis 1945 et d’un demi-siècle de contestation(s) du Larzac à Notre-Dame-des-Landes (« Du consensus aux dissensions », pp. 23-50). Si au départ et dans la période de reconstruction de l’après-guerre, le modèle français d’aménagement a fait preuve d’une efficacité redoutable et d’un double consensus de l’ensemble des acteurs et au-delà de la société toute entière sur le projet et sur sa mise en forme, le contexte a profondément changé à partir des années 1970-1980 avec la montée en puissance des contestations notamment sur les méthodes, les modalités de l’aménagement et en particulier sur la question de la décision. Se pose par-dessus la question de la « faisabilité géopolitique des opérations d’aménagement » (p. 28), surtout depuis les années 1980 avec la crise économique et la prise de conscience écologique et sa diffusion dans la société. Les contestations se font de plus en plus radicales avec un basculement de la conflictualité du champ social à celui du territoire.

  Pour comprendre des conflits multiples et divers, l’auteur propose une typologie de l’aménagement du territoire en se basant sur trois grandes logiques conflictuelles et illustrant son propos de nombreux exemples :

  • L’« aménagement menacé » ou les conflits de « déménagement du territoire » (chapitre 2). Dans cette catégorie, le territoire ou plus exactement les acteurs locaux et la population réagissent à une décision extérieure (celle d’un groupe industriel qui décide de restructurer ou délocaliser ou celle de l’État qui décide la fermeture d’un service public) par une série d’actions défensives et revendicatives pour lutter contre la « désertification » (ex : le sauvetage de la maternité de Carhaix en 2008).
  • L’« aménagement convoité » (chapitre 3). Ce cas de figure correspond des conflits de concurrence entre territoires ou entre acteurs notamment quant à l’implantation d’un équipement ou d’un aménagement futur (ex : le TGV Nord ou les débats sur le Grand Paris Express)
  • L’« aménagement rejeté » (chapitre 4). L’aménagement est ici contesté par une partie des acteurs en raison des nuisances multiples et les atteintes à l’environnement qu’il pourrait entraîner (« syndrome nimby »). Cela va du refus de l’implantation de HLM ou d’une ligne LGV à la lutte contre les projets de méga-fermes ou les projets d’implantation d’équipement vécu comme des risques (incinérateurs, usines polluantes ou à risques, mines avec l’exemple du projet de la Montagne d’Or en Guyane). Ces projets deviennent rapidement des luttes environnementales dont s’emparent des acteurs de proximité mais qui peuvent rapidement déborder sur les autres échelles.

Dans le chapitre suivant (« Les ‘’zones à défendre’’, une radicalisation de la contestation »), Philippe Subra fait le point sur ce nouveau mode de lutte après l’abandon du projet de Notre-Dame-des-Landes en janvier 2018 qui consacre la victoire des opposants à ce projet d’aménagement. Cette « innovation majeure dans le champ de la contestation environnementale » (p. 154) consacre l’entrée du mouvement altermondialiste et d’une forme de radicalité payante. La question est posée de savoir si cette « logique d’opposition radicale va perdurer, s’étendre et générer ou influencer un nombre croissant de conflits » (p. 49).

    Le chapitre 6 (pp. 165-199) est consacré à la thématique de « l’énergie, nouvel objet de conflit ». Au cours des 40 dernières années, la production de l’énergie et son transport sont progressivement devenus, en France, des questions très conflictuelles (p. 165). Depuis les années 1970 en effet, la contestation du programme électronucléaire n’a jamais cessé et a joué un rôle majeur dans la naissance puis le développement en France, du courant écologiste. Plus récemment (2010 2013), c’est l’ouverture de permis d’exploration destinés à évaluer les ressources en gaz ou en huile de schiste qui ont suscité une forte mobilisation. Ainsi, aucun type de ressources énergétiques et aucun mode de production n’est épargné par cette généralisation de la contestation. L’auteur souligne, là encore, la diversité des logiques conflictuelles et des acteurs qui portent celles-ci. L’exemple du nucléaire et de la question de l’enfouissement des déchets est ici largement développé (Bure par exemple) mais également celle de l’installation de lignes électriques à haute ou très haute tension, et celle des éoliennes.

    Le chapitre suivant intitulé « Ailleurs en Europe et dans le monde » (pp. 201-237) permet de comparer les situations françaises avec celles d’autres pays (Turquie, Allemagne, Italie avec le projet « Lyon-Turin », États-Unis et Canada, Ouganda, Pérou, Amazonie, Inde, Chine, etc.).

    Dans le chapitre 8 (pp. 239-268), l’auteur revient sur la question du phénomène « nimby » pour en analyser les dérives, c’est-à-dire la contestation et la mobilisation de riverains en raison de potentielles « « nuisances sociales » ». Ce cas de figure, qui semble en plein développement, correspond « aux conflits et aux mobilisations que provoque l’arrivée de populations non désirées qu’elles soient réellement marginales (gens du voyage, toxicomanes, prostituées, SDF) ou seulement considérées à un titre ou à un autre comme dangereuses (immigrés, pauvres, présumés délinquants) » (p. 49). Ces conflits mettent en évidence les contradictions de l’opinion et questionnent le vivre ensemble, la mixité sociale et la lutte contre toutes formes de discriminations et contre la ségrégation socio-spatiale.

    Le dernier chapitre (pp. 269-307) traite de la délicate question de la concertation et de la participation des citoyens dans les projets d’aménagement et d’équipements, avec toutes les limites et ambiguïtés qu’elle soulève. Aucun aménagement n’est neutre et chacun porte de nombreux enjeux de pouvoirs et donc le débat public et la démocratie participative posent ainsi de nombreuses questions géopolitiques avec l’enjeu territorial au cœur de la réflexion.

 

Conclusion : L’aménagement, question géopolitique

    Depuis une trentaine d’années, la rupture du consensus relatif qui a longtemps régné en France sur les questions d’aménagement du/des territoire(s) a abouti à une situation nouvelle, conflictuelle. Une diversité de conflits a vu jour mais tous posent la question capitale de la faisabilité des politiques d’aménagement. L’auteur insiste sur la nécessité de sortir d’une conception exclusivement technicienne de l’aménagement du territoire qui ne tient pas forcément compte des spécificités de l’espace « aménageable » et de la diversité des acteurs qui l’habitent. La question géopolitique qui sous-entend le tout concerne bien des questions d’usage et de contrôle du territoire : à quoi et à qui doit-il servir ? Ces tensions géopolitiques tournent autour de quelques questions proposées par Philippe Subra : celles des inégalités territoriales, de la décentralisation et de l’organisation des pouvoirs publics (donc du rôle de l’État et des autres échelons de la gouvernance territoriale) et celle de la démocratie et de ses différentes formes. Un renouveau des pratiques politiques s’impose donc…

    Le livre se termine par près de 20 pages de notes et une bibliographie pour les lecteurs ou lectrices désireux d’aller plus loin. Des cartes et figures, des encadrés tout au long de celui-ci renforcent et facilitent le propos de l’auteur.

 

    En définitive, cet ouvrage est d’une actualité brûlante. Il apporte des éclairages importants et des pistes de réflexion sur ce que peut être La France demain, thème du dernier Festival International de Géographie de Saint-Dié-des-Vosges en 2018. Par ailleurs, il permet aussi d’aborder des thématiques centrales de la question aux concours d’enseignement « Les espaces ruraux en France », mais également de la question thématique posée à l’Agrégation de Géographie : « La nature, objet géographique ». Enfin, l’enseignant ou l’enseignante déjà en exercice y trouvera de quoi actualiser ses connaissances sur un volet central des nouveaux programmes de géographie en lycée qui viennent de paraître ; par exemple les questions de milieux, d’aménagement, de mobilité(s) en classe de Seconde ou pour aborder la France rurale en classe de Première(s) : « La France : des espaces ruraux multifonctionnels, entre initiatives locales et politiques européennes ». Ce livre est à acquérir et (re)lire donc !

Pour aller plus loin :

 


[1] Subra Philippe, « L’aménagement, une question géopolitique ! », Hérodote, 2008/3 (n° 130), p. 222-250. DOI : 10.3917/her.130.0222. URL : https://www.cairn.info/revue-herodote-2008-3-page-222.htm

[2] Philippe Subra est géographe, professeur à l’Institut français de géopolitique de l’Université Paris 8 – Saint-Denis où il dirige le master professionnel de Géopolitique locale. Membre du comité de rédaction de la revue Hérodote, (où il participe parfois en tant qu’auteur comme dans le numéro 165, « Géopolitique de l’environnement », La Découverte, 2e trimestre 2017). Il est l’auteur de nombreux ouvrages de qualité notamment : Le Grand Paris. 25 questions décisives, Armand Colin, 2009, co-auteur de Nouvelle géopolitique des régions françaises (Giblin, B. (dir.), 2005, Paris : Fayard) et du Dictionnaire des banlieues (Giblin, B. (dir.), 2009, Paris : Larousse), Zones à défendre : de Sivens à Notre-Dame-des-Landes (Éd. de l’Aube, 2017) et avec Julieta Fuentes-Carrera, Israël : l’obsession du territoire, Armand Colin, 2018… Il est enfin intervenu récemment au Festival International de Géographie de Saint Dié lors d’une conférence passionnante intitulée : « Les zones à défendre, une radicalisation des luttes environnementales en France »

 

©Rémi Burlot, pour Les Clionautes