Christian Baechler, spécialiste de l’Allemagne aux XIXe et XXe sièclesIl est professeur d’histoire contemporaine à l’université Marc Bloch de Strasbourg, Il est l’auteur de L’Aigle et l’ours. La politique russe de l’Allemagne de Bismarck à Hitler, 1871-1945 (Peter Lang, 2001), Guillaume II d’Allemagne (Fauard – 2003), et L’Allemagne de Weimar (2007), et Guerre et extermination à l’est. Hitler et la conquête de l’espace vital 1933-1945 chez Tallandier en 2012 souligne, le rôle crucial de Stresemann pour résoudre les crises gouvernementales et stabiliser le système parlementaire de Weimar
Gustav Stresemann a été le ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar pendant six ans, de 1923 jusqu’à sa mort, le 3 octobre 1929, à 51 ans. Celle-ci a été ressentie, en Allemagne et à l’étranger, comme un malheur voire une catastrophe générant des inquiétudes pour l’avenir : au lendemain de sa mort, l’atmosphère est toute de deuil et de vénération.
Cependant, en 1932-1933, la parution de certains de ses papiers personnels suscite l’indignation : ainsi, une lettre de septembre 1925 au Kronprinz le voit exposer un programme de révision du traité de Versailles, qu’il faut détruire en « finassant » (finassieren) diplomatiquement.
Depuis 1945, deux tendances principales se dégagent parmi les historiens. Pour l’une, Stresemann est un précurseur de la politique européenne et de la démocratie de Bonn, pour l’autre, c’est un nationaliste, un monarchiste rallié par opportunisme à la République. L’ouvrage de Christian Baechler se propose d’apporter des réponses dans ce débat, en suivant les étapes et l’évolution des conceptions d’un homme qui, pendant plus de 25 ans, a été étroitement mêlé à la vie politique, économique et sociale allemande.
L’ascension sociale et l’entrée en politique (1878-1918)
Gustav Stresemann est d’origine sociale modeste, né en 1878 d’une famille de petits commerçants d’un quartier industrieux du sud-est de Berlin. Benjamin de huit enfants, il est le seul de la famille à faire des études secondaires et supérieures. Son enfance est assez mal connue. Ses goûts sont tournés vers la littérature (Goethe, surtout) et l’histoire (avec une prédilection pour Napoléon). Dès le lycée, Stresemann est attiré par le journalisme, collaborant temporairement à un hebdomadaire libéral de gauche.
S’étant inscrit à la faculté de philosophie de l’université de Berlin, il s’engage dans des corporations étudiantes (Neogermania à Berlin, Suevia à Leipzig…). Cette expérience des corporations confirme ses dons d’orateur et son aptitude à organiser et à diriger. Il publie en 1900 une thèse de doctorat sur le commerce de la bière en bouteilles à Berlin.
Les succès obtenus comme organisateur de la Fédération des industriels saxons, de 1901 à 1914, lui assurent une base sur laquelle il construit une carrière nationale. Il adhère au parti national-libéral en 1903. Son énergie et sa force de conviction lui permettent d’entrer rapidement au comité central et au comité exécutif du parti. En 1907, il devient à 28 ans le plus jeune député du Reichstag. Son mariage lui apporte des relations et une aisance financière. Il diversifie ses activités, de lobbyiste, de publiciste, d’homme politique et d’homme d’affaires.
Il promeut activement le renforcement de la flotte de guerre allemande et devient membre de la Ligue pangermaniste vers 1904. Il devient le principal dirigeant de la Ligue des industriels, cherchant à mobiliser les classes moyennes. Dans les années 1910, il éprouve le sentiment que l’expansion commerciale allemande est bloquée par la montée des protectionnismes et par la tenue à l’écart de l’Allemagne du partage colonial.
De 1914 à 1918, Stresemann n’est pas incorporé dans l’armée pour raisons de santé. Pour lui, la guerre fournit l’occasion historique d’assurer l’avenir de l’Allemagne. Il contribue à l’effort de guerre en assurant une propagande pangermaniste, se faisant l’avocat de la guerre sous-marine à outrance et combattant les partisans d’une paix de compromis. En 1917, il devient vice-président parti national-libéral, ayant rapidement la direction de fait du parti.
Le 9 novembre 1918, qui voit la chancellerie échoir au social-démocrate Friedrich Ebert et la République être proclamée sont pour Stresemann l’effondrement de son univers et de ses espoirs. Il est convaincu que l’Allemagne n’a aucune responsabilité dans le déclenchement de la guerre. Le discours de Stresemann pendant la guerre le fait désormais apparaître comme compromettant à tous les partis.
Les années de crises et de réflexion (1919- 1923)
Les années de la fin de la guerre jusqu’à son accession à la chancellerie en août 1923 sont pour Stresemann des années de réflexion et d’adaptation aux nouvelles réalités politiques à l’intérieur et à l’extérieur.
À la suite de l’éclatement en octobre 1918 du parti national-libéral, Stresemann participe à la fondation en novembre du parti du peuple allemand (Deutsche Volkspartei, DVP). Elu en 1919 président du DVP, il assure cette fonction jusqu’à sa mort. Stresemann dispose ainsi, à partir de 1920, d’une base solide pour construire sa politique et son accession progressive au pouvoir.
Après les meurtres du député Erzberger (1921) et du ministre des Affaires étrangères Walther Rathenau (1922), Stresemann se rallie à la République par réalisme en 1922.
La position de Stresemann en politique extérieure apparaît incertaine et fluctuante. A l’occupation de la Ruhr à partir de janvier 1923, il prône l’unité nationale et la résistance passive. Nommé chancelier en août 1923, à la tête d’un gouvernement de grande coalition, il ne peut éviter, face à l’intransigeance de Poincaré, de prendre la décision d’arrêter la résistance passive (septembre 1923). C’est toutefois sur la question de la journée de huit heures que le gouvernement tombe, le 3 octobre 1923.
Un nouveau gouvernement Stresemann se met en place trois jours plus tard, lorsqu’aucune solution de rechange n’apparaît. Il doit faire face à de graves difficultés : l’unité du Reich est menacée non seulement par le séparatisme rhénan mais aussi par la Bavière et la Saxe. Malgré les difficultés intérieures et extérieures, ce second gouvernement Stresemann met en place les éléments d’une reconstruction monétaire (création d’une nouvelle monnaie), sociale et économique du Reich et amorce une discussion internationale pour résoudre la crise de la Ruhr et apporter une solution provisoire aux réparations. Stresemann décide de démissionner le 23 novembre 1924, à la suite d’une motion de défiance du SPD.
Le ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne de Weimar (1923-1929)
De décembre 1923 à octobre 1929, Stresemann est ministre des Affaires étrangères, avec pour priorité la libération de la Ruhr. Il s’appuie sur un ministère des Affaires étrangères réorganisé et un personnel gagné à sa politique et à sa personne.
Les premières années sont décisives pour l’Allemagne avec le plan Dawes (1924) qui règle provisoirement la question des réparations tandis que la conférence de Locarno (5-16 octobre 1925), instaure la sécurité sur le Rhin, et plus largement en Europe grâce au pacte rhénan et aux accord annexes.
L’entrée de l’Allemagne à la SDN en septembre 1926 ouvre de nouvelles perspectives à la politique extérieure allemande. Genève devient le lieu privilégié d’un dialogue avec la France et la Grande-Bretagne et d’une concertation à trois. Stresemann est présent aux différentes sessions de l’Assemblée générale de la SDN. Briand, Chamberlain et Stresemann se rencontrent régulièrement pour préparer les décisions. Briand et Stresemann se voient décerner le prix Nobel de la paix en décembre 1926.
La conclusion d’un accord commercial avec la France en 1927 permet à l’Allemagne d’obtenir de larges concessions dans le sens de la clause de la nation la plus favorisée. La situation en Europe centrale et orientale, riche en conflits en 1927, donne à l’Allemagne l’occasion de s’affirmer comme une puissance modératrice et stabilisatrice.
A partir de mai 1928, la santé de Stresemann se détériore nettement et il consacre l’essentiel de ses forces à la libération de la Rhénanie de l’occupation étrangère. L’espoir d’une négociation sur la Rhénanie est déçu, du fait de l’opposition de Poincaré.
Christian Baechler dresse un bilan très positif de la politique extérieure de Stresemann. En effet, la conférence de la Haye (1929) a décidé de libérer l’Allemagne des derniers contrôles du traité de Versailles, la Rhénanie doit être évacuée en juin 1930, le plan Young (janvier 1930) réduit la somme des réparations et écarte les contrôles économiques et financiers antérieurs. De plus, l’économie allemande s’est reconstituée et le mark est redevenu une monnaie solide. L’Allemagne a retrouvé une position internationale, avec un siège permanent au Conseil de la SDN. Enfin, sa politique extérieure a été le principal point d’accord entre les partis des coalitions gouvernementales.
Christian Baechler revient en fin d’ouvrage sur l’idée, défendue par certains historiens, que la politique de Stresemann serait une politique aux deux visages, avec une politique ouverte de conciliation et une politique cachée préparant la révision territoriale à l’est et l’Anschluss.
Pour l’auteur, ce procès est injuste. Ainsi, par exemple, on ne peut pas dire que Stresemann utilise les minorités allemandes comme levier pour la révision des frontières. S’il utilise la défense des minorités comme argument pour une entrée à la SDN, il ne souhaite pas compromettre ses objectifs prioritaires par une politique des minorités qui inquièterait les voisins de l’Allemagne.
Un autre argument fourni par l’auteur est la question de la révision de la frontière germano-polonaise. Comme cette revendication est commune aux partis politiques allemands, Stresemann ne peut accepter de garantir cette frontière. La seule chose qu’il accepte, c’est de renoncer à une révision par des moyens non pacifiques. Stresemann est persuadé après 1925 qu’une révision limitée est possible avec l’accord des puissances (il pense surtout à Dantzig et au corridor). Toutefois, la révision de la frontière germano-polonaise n’est jamais une priorité pour Stresemann. Elle est subordonnée à ses objectifs prioritaires, la Rhénanie, la Sarre et les réparations, et à la politique de concertation avec les grandes puissances.
Un troisième argument de Baechler en faveur de Stresemann est la question du rattachement de l’Autriche à l’Allemagne (Anschluss). Sur ce point, la position de Stresemann évolue avec le temps. En 1919, il est partisan de l’Anschluss qu’il voit comme une compensation pour les pertes territoriales de l’Allemagne et un moyen d’empêcher une reconstitution ultérieure d’un Reich habsbourgeois. Toutefois, par la suite, vers 1925, on voit que cette question n’est plus prioritaire pour lui. A partir de 1927, sa politique consiste surtout à empêcher l’intégration de l’Autriche dans un espace danubien sans l’Allemagne.
Un quatrième élément du débat sur l’insincérité supposée de Stresemann concerne la politique à l’égard de l’URSS. Celle-ci a été considérée par certains historiens comme un élément d’une politique d’équilibre dans la tradition bismarckienne, ou même pour certains autres comme la démonstration de la volonté révisionniste et de la duplicité de Stresemann (notamment du fait du maintien de relations militaires avec la Russie). En réalité, l’attitude de Stresemann à l’égard de la Russie bolchevique est celle d’une réserve prudente. Il a conscience que des liens trop étroits susciteraient la méfiance des Anglo-Saxons et de la France et ne nourrit aucune illusion sur la possibilité d’une alliance russe. Malgré cela, il conclut le traité commercial d’octobre 1925 et le traité politique d’avril 1926 afin que l’URSS ne se rapproche pas de la France et de la Pologne, pour rassurer les partisans de l’alliance russe et mieux faire accepter l’entrée à la SDN.
En définitive, la politique orientale « cachée » de Stresemann ne concerne que le financement des minorités allemandes et les relations avec l’Armée rouge (politique dont il n’est pas l’initiateur, mais qu’il poursuit).
Christian Baechler souligne, pour finir, le rôle crucial de Stresemann pour résoudre les crises gouvernementales et stabiliser le système parlementaire de Weimar. Sa politique intérieure est un élément essentiel de stabilisation à l’intérieur par son influence directe et indirecte sur l’ économie, grâce en particulier à l’afflux de capitaux étrangers dont l’Allemagne a un urgent besoin après la crise de 1923. Elle permet aussi de constituer des majorités parlementaires, alors que les partis sont profondément divisés sur les questions de politique intérieure, en particulier sur la politique sociale.
A l’interrogation sur la « sincérité » ou non de la politique de Stresemann, l’auteur répond que sa politique de paix et de concertation en Europe est devenue progressivement sincère, à partir de 1926-1927. Stresemann semble alors s’être convaincu peu à peu à une conception des relations internationales excluant le recours à la force dans le cadre d’un concert européen. Un exemple de cette lente évolution est fourni par l’évolution du programme de révision territoriale à l’est : partisan jusqu’au début de 1925 d’une assez large révision de la frontière germano-polonaise, Stresemann restreint progressivement ses revendications à Dantzig et à son corridor.