C’est une somme que fait paraitre Yann Sordet, directeur de la Bibliothèque Mazarine et rédacteur en chef de la revue « Histoire et civilisation du livre ». Il embrasse une période qui va de l’Antiquité tardive au début du XXIème siècle, mais il consacre son propos de manière privilégiée à la France, même si on trouve régulièrement des élargissements géographiques. L’ouvrage contient par ailleurs une bibliographie, un index des noms de personnes, collectivités, lieux et titres très pratique. Structuré en sept parties et cinquante-trois chapitres, il contient également deux cahiers de documents.

Des étapes majeures

Yann Sordet précise d’abord quelques étapes qu’on peut considérer comme majeures comme « l’invention et la diffusion de l’écriture à la fin du IV ème millénaire avant Jésus-Christ, la généralisation du codex au début de l’ère chrétienne et l’invention de la typographie au milieu du XV ème siècle constituent les évènements majeurs de l’histoire culturelle ». Il relève aussi qu’on observe un balancement permanent entre la détermination matérielle et technologique d’une part et des initiatives humaines d’autre part. 

Le livre manuscrit

Il montre l’importance du papyrus et du volumen dans l’Antiquité. A plusieurs reprises, l’auteur souligne qu’en terme matériel, telle invention n’a pas forcément fait disparaitre les autres supports. A partir du II ème siècle après Jésus-Christ, le volumen est en régression au détriment du codex et du parchemin. Yann Sordet pointe le fait qu’il existe alors en Orient d’autres écritures et d’autres supports. Il explique d’ailleurs l’adoption du papier qui s’impose à partir du XV ème siècle mais qui n’a pas remplacé le parchemin jusqu’au XVIII ème siècle.

De façon générale, il faut donc avoir en tête qu’il existe un «  panorama extrêmement diversifié des formes livresques. » Yann Sordet montre également que la dislocation de l’empire romain a abouti à une forte réduction de la production et de la circulation de livres. La renaissance passe ensuite par l’institution ecclésiastique. On insiste aussi à juste titre sur la renaissance carolingienne  puisque pour le IX ème siècle on a conservé neuf mille manuscrits latins à travers le monde et c’est autant que l’ensemble du corpus conservé pour tous les siècles antérieurs en Europe occidentale latine. 

L’importance du XII ème siècle 

A partir du XII ème siècle, plusieurs facteurs jouent ensemble comme le développement urbain, l’émergence d’une élite bourgeoise aisée ou la fondation des universités. On voit apparaitre les index, tables des matières. L’auteur développe aussi des cas, sans doute moins connus, comme la transmission de la musique par l’écrit. Il faut aussi relever que se produit une laïcisation de la production manuscrite. Le chapitre sept développe la fabrique du manuscrit médiéval. On trouve un extrait savoureux de 1415 où on déconseille d’écrire sur papier pour des textes de valeur qui seraient appelés à durer. Yann Sordet apporte une foule d’informations et rappelle, par exemple, que le livre est en général conservé à plat jusqu’à la seconde moitié du XVII ème siècle. 

L’invention de l’imprimé

L’auteur consacre un chapitre à l’impression et l’édition avant Gutenberg ce qui est l’occasion d’évoquer d’autres époques et d’autres espaces. Il présente ensuite celui-ci dans un portrait vivant tout en soulignant la part d’inconnu qui entoure les premiers temps de l’imprimerie. Yann Sordet mentionne aussi les controverses et concurrences historiographiques qui existent à ce sujet. Il montre aussi qu’imprimer n’a alors de sens  que si on le fait à meilleur coût et si une demande existe au-delà de la commande initiale. Yann Sordet détaille ensuite les nombreux métiers qui se développent autour du livre.

Les différentes autorités s’intéressèrent alors au sujet avec notamment la mise en place de l’autorisation d’imprimer. On se rend compte également comment, peu à peu, ce qui peut sembler aujourd’hui évident, se met en place comme la page de titre. On découvre aussi comment l’image trouve sa place dans le livre. 

Renaissance, humanisme, réforme et imprimerie

Yann Sordet précise que « l’humanisme et la Réforme… ne sont pas des produits de l’imprimerie. L’un comme l’autre prennent leurs racines dans des dynamiques antérieures. » Il rappelle ainsi qu’il existe à partir du XII ème siècle des traductions de la Bible. L’auteur insiste sur la médiatisation inédite auxquelles parviennent les 95 thèses de Luther grâce à l’imprimerie. Le début du XVI ème siècle est marqué par un certain nombre d’évènements dont le livre imprimé est l’enjeu principal comme les condamnations de 1521 ou la crise des Placards de 1534. Après avoir souligné le rôle de Genève, Yann Sordet souligne combien « les ambitions fondamentales de l’humanisme sont mises en oeuvre par la collaboration étroite des nouveaux savants et des hommes du livre ».

Il propose un focus sur Alde Manuce ou Josse Bade. L’édition est de plus en plus contrôlée avec la mise en place dans la plupart des Etats européens au XVI ème siècle de l’obligation d’autorisation préalable. L’auteur explique ensuite le réseau des hommes et la circulation des livres. On lira aussi avec intérêt plusieurs pages qui expliquent les évolutions de mise en page. De façon générale, le XVI ème siècle est le moment où se fixe la distinction entre livres savants et livres « populaires ». 

La librairie de l’âge classique

Cette période est marquée par plusieurs phénomènes comme la croissance des petits formats, la naissance des périodiques, le recul du latin ou encore une expansion de l’histoire et des sciences au détriment du religieux. Les campagnes de diffamation s’intensifient ce qui provoque, par réaction, un renforcement des mesures de surveillance de la part de l’Etat. Yann Sordet retrace l’apparition des premiers médias comme la célèbre Gazette de Renaudot ou l’importance numérique des mazarinades. Il s’agit dans ce dernier cas du corpus pamphlétaire le plus massif de l’âge classique en terme de rythme et d’ampleur.

L’auteur développe ensuite une réflexion sur la notion de best-seller à laquelle il propose plutôt de substituer celle de long-seller. En effet, la longévité d’un titre dit quelque chose de son succès, même si cette idée est aussi à manier avec précaution. Il détaille ensuite quelques exemples de ces long-seller comme « L’Imitation de Jésus-Christ » puis il évoque le livre populaire avec notamment l’exemple de la Bibliothèque bleue. Quittant l’espace français, il parle également de l’imprimé hors d’Europe en montrant que la demande de livres en Nouvelle-Angleterre est particulièrement forte. 

Le livre en révolution 

Tout comme pour la période de l’humanisme, Yann Sordet invite à se méfier de certaines évidences. Ainsi, il faut prendre garde à une vision trop téléologique de l’histoire culturelle « qui ferait de la Révolution un produit des Lumières selon un implacable principe de causalité ». Il faut aussi mesurer que certains livres phares du siècle des Lumières ont été rétrospectivement reconnus comme emblématiques. A côté d’eux le poids des traditions demeure dans le domaine de l’édition.

De même, jusqu’en 1760, le pouvoir est surtout obnubilé par la question du jansénisme. On voit ensuite se développer un système de compromis en terme d’autorisation de publication. Yan Sordet consacre évidemment quelques pages à l’aventure de l’Encyclopédie en rappelant quelques chiffres : 74 000 articles, 2600 planches,  sans oublier le rôle de Louis de Jaucourt qui à lui seul rédigea un quart des articles de l’Encyclopédie.  L’auteur s’interroge ensuite autour du diptyque césure ou transition pour qualifier l’édition française entre 1789 et 1815. 

 Vers un modèle industriel ? 

On entre dans une période marquée par des bouleversements techniques intenses et continus mais aussi par une autonomie croissante de l’imprimerie. L’alphabétisation croissante explique le boom de la presse périodique. Yann Sordet passe en revue un certain nombre d’innovations et insiste sur les mutations du papier, l’importance de la stéréotypie ou encore de la linotypie. L’image se développe de plus en plus et on assiste donc au développement de la presse illustrée. Des problématiques anciennes, comme celle de la contrefaçon, existent toujours et trouvent une nouvelle vigueur.

On assiste également à la structuration des premières maisons d’édition. L’auteur dresse ensuite un panorama de la presse de masse qui affiche des chiffres réellement impressionnants : Le Petit Journal tire à 1,5 million d’exemplaires chaque jour au début du XX ème siècle. C’est l’époque où apparait la publicité et où les pratiques de diffusion évoluent, laissant une place croissante à la vente au numéro. Les feuilletons se développent également. Les sujets se diversifient avec, par exemple, les premiers guides de voyage mais aussi le très volumineux marché des manuels scolaires. On assiste donc à un double mouvement paradoxal entre « banalisation et sacralisation de l’imprimé ». 

Dématérialisation et société de l’information 

Après avoir montré les nouveautés techniques de cette époque, Yann Sordet dresse un état des lieux des industries graphiques en quelques chiffres qui représentent plus de 123 000 entreprises en France. Le marché de l’impression est dominé par la presse magazine et la publicité. Il montre ensuite quelques exemples de livres pensés en relation avec des artistes puis revient sur le rapport entre l’imprimé et la politique. Ainsi, le monde de l’édition s’est trouvé dès les premiers temps de l’Occupation dans une position délicate qui est allée de « l’inertie à l’allégeance ».

L’auteur évoque également le rôle de l’imprimé dans la Résistance. Les derniers chapitres dressent un état des lieux de l’édition contemporaine. Au niveau mondial, la part de livres traduits de l’anglais est passée de 45 à 60 % des années 1980 à 2020. Agatha Christie reste l’auteure la plus traduite. Il revient également sur le cas des libraires indépendants et rappelle que la marge de bénéfice dans ce secteur est aux alentours de 1 %. Yann Sordet retrace ensuite l’historique et l’importance de certains prix littéraires, insiste sur la vitalité du livre jeunesse et n’oublie pas de poser la question du livre numérique. 

Robert Darnton a rédigé la postface du livre de Yann Sordet où il souligne qu’il s’agit d’une somme. Il rappelle que, comme le dit l’auteur, on peut identifier trois révolutions dans l’imprimerie : le temps des caractères mobiles, l’avènement de la culture de masse au XIX ème et aujourd’hui. Robert Darnton souligne également l’approche large en terme d’imprimés, même s’il comprend que certains pourront déplorer une vision franco-centrée. En tout cas, cet ouvrage de Yann Sordet est incontestablement appelé à devenir une référence sur cet objet indispensable qu’est le livre.

On peut prolonger avec une interview de l’auteur d’une durée de trente minutes accessible ici. 

Jean-Pierre Costille