Le nouvel académicien Pascal Ory propose une analyse et une étude très complètes de l’idée de nation.  Comme un clin d’oeil affirmé et affiché pour le titre de la conférence d’Ernest Renan, il choisit de commencer ses chapitres par des extraits de ce célèbre texte. Embrassant les époques et les lieux, Pascal Ory, dont nous avons déjà eu le plaisir de recenser les ouvrages sur la Cliothèque, offre un livre qui est à la fois une synthèse et une fresque. Pour s’y repérer, on pourra s’appuyer sur un index des noms, des lieux et des repères bibliographiques. 

Penser la nation 

L’auteur propose, avant l’introduction officielle, un chapitre intitulé « Affaire personnelle » où il explique son intérêt pour le sujet. Il retrace en filigrane son parcours et ce qui l’a amené à s’intéresser à ce sujet. Ensuite, il constate d’abord que le socialisme et l’anarchisme, les deux grandes inventions idéologiques du XIX ème siècle, « avaient en commun un projet de dépassement de la nation dans l’international. » Il réexamine les travaux et les apports de trois chercheurs sur la nation, à savoir Benedict Anderson, Ernest Gellner et Eric Hobsbawn, en montrant comment leur pensée est aussi inscrite dans l’époque où ils ont écrit. Pascal Ory remarque que tous trois concluaient que si «  le national avait encore de beaux jours » il « était condamné par l’évolution générale des sociétés industrielles ». Reprenant donc la question fondatrice d’Ernest Renan, l’auteur propose un parcours en trois temps : une approche qu’il qualifie de « génétique » (« Une invention démocratique »), une deuxième plus analytique (« Une construction poétique ») et une troisième organique (« Une ressource politique »). 

Avant tout définir 

Dans cette première partie les définitions tiennent une place forcément essentielle, à commencer par celle de peuple avec ou sans majuscule. « Définir la nation sera donc configurer non un objet stable mais un sujet dynamique. » Comme le dit Pascal Ory, «  rien donc de plus fondamental que l’identification, rien de plus structurant que l’identité ». L’enquête se déploie à toutes les époques et sur tous les continents. Il s’appuie aussi bien sur le cas du Rwanda à l’époque du génocide que sur celui de l’Allemagne sur un temps long. Il revient également sur la notion d’ethnos ou de démos et conclut : « L’ethnos participait d’une transmission tandis que le demos est le sujet d’un nouveau récit qui en fait un projet politique, une projection dans l’avenir, où un peuple devient le Peuple. » Si on le dit autrement, le peuple devient le Peuple : la longue expérience de vie en commun devient autre chose lorsqu’elle se conjugue avec la souveraineté.

Une idée neuve en Occident

Pascal Ory s’intéresse ici à la formation de la nation et surtout à ses dynamiques. Pour cela il s’appuie sur l’explication de nombreux cas. Il évoque la révolution anglaise ou la révolution française pour repérer quand émerge la souveraineté qui fait que « peuple » s’écrirait désormais avec une majuscule. Il note que  « l’expérimentation bonapartiste chercha à associer principe démocratique et pratique centraliste, patriotique et illibérale. » Il montre ensuite qu’on assiste à une « mondialisation du national ». Pour entériner cette idée, on trouve une suite d’études de cas et notamment celle de la Turquie de Mustafa Kémal. La date de naissance du premier groupe jeune-turc à Istanbul, le 14 juillet 1889, a la force du symbole. L’expérience nationaliste kémaliste n’hésita pas à se servir d’exemples de pays étrangers. Il développe également le cas du Guomindang. 

La carte et le territoire

Après une première partie qui marie chronologie et réflexion, la deuxième se focalise sur ce qu’Ernest Renan appelait le plébiscite de tous les jours. Comme le dit Pascal Ory « il n’y a pas de politique sans poétique ». La partie intitulée « Espaces » se déroule en plusieurs étapes avec d’abord la question de la dénomination, à travers le cas polémique de la Macédoine moderne  ou  de celui de l’Indonésie. Ce nom forgé par des savants anglais a l’avantage d’unifier des territoires disparates. Il montre aussi l’importance de « Territorialiser » avec notamment l’exemple de la capitale fédérale brésilienne. Le parcours se poursuit avec la question de la langue. Pascal Ory multiplie les entrées et il développe le cas étonnant de la Norvège. Le pays est un modèle d’accession pacifique à l’indépendance et, malgré une politique de purification de la langue norvégienne des influences danoises, il y deux langues écrites et c’est la « moins pure » des deux, d’origine danoise, qui est la plus parlée. 

Faire nation

La partie « Enchantements » propose également une foule d’exemples. Pascal Ory s’intéresse ici aux emblèmes, monuments et rituels. C’est l’occasion de revenir sur les drapeaux, leurs évolutions selon les pays. Le monument funéraire tient aussi une place importante comme le prouve la France avec le Panthéon. L’auteur réfléchit ensuite aux fêtes nationales en montrant les arbitrages qui ont pu être faits, comme en Espagne avec une fête nationale qui est aussi une fête de l’Hispanité. Les évolutions du drapeau sud-africain sont à elles seules très significatives des changements dans le pays. Il peut donc conclure qu’ «incessamment, à toutes les époques et en tous lieux, l’imagination créatrice et collective des êtres humains a élaboré des formes d’institution et de symbolisation ayant pour objet la perpétuation d’un vivre-ensemble ». L’auteur mentionne aussi l’accent mis ces dernières années par l’Unesco sur  le « patrimoine culturel immatériel de l’humanité ». Il relève à ce propos que le « processus de nationalisation du local fonctionne à plein quand le nationalisme franquiste promeut la paëlla valencienne au niveau du symbole espagnol. »

Une ressource politique

La nation reste très vivace et, pour le prouver, le tour d’horizon s’appuie là encore sur l’explicitation de nombreux exemples comme la Suisse ou la Norvège. Il revient sur des histoires comme celle de la Tchécoslovaquie avec le «  divorce de velours ». Pascal Ory n’hésite pas à procéder à des rapprochements qui pourront étonner certains lorsqu’il met en regard l’Irak et la Belgique. Il traite ensuite de cas où  «  d’anciennes configurations stato-nationales ne survivent pas à l’affirmation en leur sein de nouvelles identités communautaires. » Il développe le cas des Ouighours  en parlant de « mort programmée ». L’auteur dirige enfin son regard vers ce qu’il nomme « Incertitudes » avec le Brexit mais aussi le cas de la Catalogne et de la Corse. Il traite aussi du cas israélo-palestinien  et il pointe, à propos du nationalisme palestinien, deux caractéristiques liées l’une à l’autre : «  le caractère tardif de sa cristallisation et sa situation en miroir du mouvement sioniste. » 

«  Du bon usage de la nation » 

En conclusion, Pascal Ory ramasse plusieurs de ses conclusions : « La nation est une figure mondiale. S’il y a bien un objet d’histoire globale, né quelque part et diffusé partout, c’est bien celui-là. ». La nation a donc de beaux jours devant elle selon lui et pour plusieurs raisons qu’il prend le temps de rassembler : elle est la fille de la modernité politique, elle a été stable et elle est une ressource aujourd’hui pour les dominés. Rappelons-nous aussi que « ce n’est pas parce que la nation est construite qu’elle est inauthentique ». On peut aussi relever le fait que la mondialisation n’ a pas dissout la nation. 

L’ouvrage de Pascal Ory est donc peut-être, plus que ses autres livres, le fruit d’une réflexion et d’une expérience de toute une vie. Il virevolte d’un exemple à l’autre, mais toujours en structurant son propos, ce qui permet au lecteur de le suivre. C’est un ouvrage exigeant mais indispensable pour penser la nation. 

Jean-Pierre Costille