De la cliométrie à l’histoire culturelle de l’économie

Comme beaucoup d’universitaires américains, Joel Mokyr a un parcours qui fait de lui un historien assez largement cosmopolite. Né aux Pays-Bas en 1946, il est titulaire d’un B.A. de l’Université hébraïque de Jérusalem et d’un doctorat soutenu à l’Université de Yale en 1974. Sa thèse, intitulée « Industrial Growth and Stagnation in the Low Countries, 1800-1850 », a été publiée en 1976 aux presses universitaires de Yale1. C’est sur cette base qu’il construit un œuvre qui fait de lui un des plus grands spécialistes mondiaux de la Révolution industrielle2, même s’il est peu connu en France dans la mesure où La culture de la croissance est son premier livre traduit en français. Cette thèse a aussi fait de Joel Mokyr un praticien de la New Economic History, plus connue en France sous le nom de « cliométrie ». Ce courant historique né aux Etats-Unis, qui a fait très peu d’émules en France3, se fixe pour objectif de tirer des archives des séries statistiques pour appliquer au passé une approche quantitative et les outils de l’analyse économique contemporaine.

Par la suite, Joel Mokyr prend une certaine distance avec la cliométrie comme le souligne Patrick Verley dans le compte-rendu de The British Industrial Revolution: An Economic Perspective publié en 1993 : « J. Mokyr a publié de nombreux articles conformes aux méthodes et à l’orthodoxie de la New Economic History. On est donc agréablement surpris par l’esprit critique qu’il exerce à l’encontre des inconditionnels de cette méthode et par la largeur de vues dont il fait preuve. »4 Dans les années 2000, cette distance semble devenir abandon si l’on juge la trajectoire de recherche empruntée par Joel Mokyr au travers de sa bibliographie. En 2009, il publie The Enlightened Economy. An Economic History of Britain 1700-1850 dont La culture de la croissance est à la fois le prolongement et l’élargissement. Le premier livre était centré sur le XVIIIe siècle et le Royaume-Uni tandis que celui qui paraît aujourd’hui en français porte principalement sur l’Europe et les deux siècles précédents, autrement dit la période 1500-1700.

Dans ces deux livres, Joel Mokyr cherche dans l’histoire de la culture, et plus précisément dans l’histoire des idées scientifiques et techniques, une nouvelle réponse à des questions anciennes et, malgré ce, fondamentales : pourquoi le Royaume-Uni et pourquoi l’Europe ? Autrement dit, pourquoi la Révolution industrielle et l’ « économie moderne » sont-elles nées au Royaume-Uni et en Europe au XVIIIe siècle et pas ailleurs ?

Une histoire culturelle saisie par les outils de l’histoire économique

Des entrepreneurs culturels

Après une courte préface, La culture de la croissance s’ouvre par une première partie, qui pourrait s’apparenter à une longue introduction, intitulée « Evolution, culture et histoire économique ». Elle permet à Joel Mokyr d’expliquer le cadre conceptuel dans lequel il entend exposer sa thèse. Dans la deuxième partie, l’auteur présente ceux qu’il a choisi d’appeler des « entrepreneurs culturels » : « Un petit nombre d’individus […] ne choisissent pas seulement un ensemble de traits culturels dans un menu donné, mais élargissent aussi les menus accessibles aux autres. On pourrait donner à ces individus le nom d’ « entrepreneurs culturels ». » L’ « entrepreneur culturel » est donc un créateur d’idées, un penseur qui fait évoluer et progresser les idées de son temps. A l’instar des entrepreneurs économiques, certains entrepreneurs culturels connaissent un succès supérieur à d’autres : ce sont des « les individus qui ont contesté avec succès et renversé les autorités en place dans le champ spécifique de la culture et ont créé une variante rivale : c’est une façon d’envisager le rôle de Mahomet, Martin Luther, Adam Smith, Karl Marx et Charles Darwin »5 ou, dans le domaine des sciences, entre 1500 et 1700, de Francis Bacon et Isaac Newton.

Joel Mokyr consacre un chapitre à chacun de ces deux « entrepreneurs culturels » car il considère qu’ils occupent une place centrale dans le processus qu’il entend décrire : « Dans les chapitres 7 et 8, j’examine de plus près deux entrepreneurs culturels dont je juge l’influence d’une importance suprême pour l’essor des Lumières industrielles et, en fin de compte, l’émergence du savoir utile comme principal moteur de la croissance économique moderne : Francis Bacon et Isaac Newton. »6

Un « marché des idées » particulièrement efficient

Ces entrepreneurs évoluent sur un marché, celui des idées. Dans la troisième partie, intitulée « Innovation, compétition et pluralisme en Europe, 1500-1700 », qui constitue le cœur du livre et de la thèse défendue par l’auteur, est décrite la façon dont se déploie ce marché en Europe aux XVIe et XVIIe siècles, autrement dit pendant la période où se développent l’humanisme puis la révolution scientifique. En partant d’une analyse inspirée par les outils de l’histoire économique, Joel Mokry montre en quoi ce marché fut particulièrement efficient, autrement dit permit l’émergence d’idées et de concepts à l’origine de ce qu’il appelle « les Lumières industrielles » et donc de la Révolution industrielle.

L’efficience du marché des idées dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles repose sur la liberté relative qui y règne. Même si certains penseurs peuvent être censurés ou persécutés, les divisions politiques de l’Europe protègent dans une certaine mesure philosophes et hommes de sciences qui peuvent fuir un pays pour un autre, et souvent l’Europe catholique pour l’Europe protestante, lorsqu’ils sont en danger, ou faire publier leurs œuvres et donc circuler leurs idées en dehors de leur état d’origine. Usant d’une approche institutionnaliste devenue classique dans l’histoire de l’économie, Joel Mokyr montre aussi que la compétition entre entrepreneurs culturels sur le marché européen des idées est encadrée par plusieurs institutions dont la principale est la République des Lettres à laquelle il consacre son plus long chapitre intitulé significativement « Compétition et République des Lettres »7.

Animée par la circulation des livres et la correspondance très fournie de ses membres, souvent rendue publique et dont l’importance est capitale, la République des Lettres permet de réguler la concurrence et la compétition entre les entrepreneurs culturels et de faire triompher des idées nouvelles. Selon Joel Mokyr, les historiens, s’ils ont largement étudié la République des Lettres, n’ont pas « suffisamment apprécié son importance en tant qu’institution engendrant et diffusant le savoir utile. C’était un « collège invisible » de savants et d’intellectuels liés internationalement, fondé sur l’idée implicite que le savoir était un bien non rival que la communauté devait distribuer et partager. La communauté constituait un groupe d’intellectuels et d’hommes de science d’élite qui circulaient et vérifiaient le savoir nouveau via un réseau épistolaire, l’imprimerie et des lieux de rencontre entre savants. »8

De la République des Lettres aux Lumières industrielles

Il reste à montrer comment le marché des idées encadré par la République des Lettres des XVIe et et XVIIe siècles débouche sur l’essor des Lumières et particulièrement des « Lumières industrielles ». C’est ce à quoi s’attelle Joel Mokyr dans la quatrième partie de son livre intitulée « Prélude aux Lumières ». Il y souligne notamment les liens entre l’émergence d’ « une culture du progrès » (titre du chapitre 14) et la République des Lettres : « De toutes les idées débattues sur le marché des idées de la République des Lettres, aucune ne fut peut-être plus déterminante pour l’histoire économique ultérieure que l’idée de progrès : scientifique, technique et, finalement, aussi social et économique. » Le triomphe de l’idée de progrès résulte de l’issue de la querelle des Anciens et des Modernes au sein de la République des Lettres dont une origine est à trouver dans l’évolution des techniques : « Au XVIIe siècle, la vénération servile du savoir antique s’effaçait lentement, et les propos qui devaient paraître franchement insolents aux admirateurs de la civilisation antique étaient de plus en plus fréquents. La nouvelles assurance des Européens de l’Ouest reposait en partie sur l’importance toujours plus marquée que les intellectuels accordaient à la valeur sociale des progrès techniques. »9

Joel Mokyr revient aussi longuement sur un aspect largement discutée de la Révolution industrielle et essentiel pour fonder la thèse qu’il défend : le lien entre innovations scientifique et technologique. Comme le rappelle Joel Mokyr, il est couramment admis que les principales innovations techniques liées à la révolution industrielle furent le fait d’artisans particulièrement ingénieux mais assez ignorants des avancées de la science de leur temps10. Cependant, selon lui, « Les révolutions technologiques qui alimentèrent la croissance économique et prospérité mondiales ne furent le résultat ni de l’ingéniosité artisanale ni de la méthode ou de la découverte scientifiques, mais de leur confluence. Celle-ci est l’essence même des Lumières industrielles, lesquelles voyaient dans l’application heureuse d’un savoir utile (y compris de la science newtonienne, mais sans se limiter à elle) la validation empirique des principes qu’elles essayaient de découvrir, mais leur science dépendait des outils que fournissait la technologie et d’un ordre du jour imposé par des difficultés de production et les besoins humains. »11

Pourquoi pas la Chine ?

A des degrés divers, toutes les études sur la naissance de la Révolution industrielle sont comparatistes. La question « Pourquoi l’Angleterre et l’Europe ? » conduit naturellement à la question « Pourquoi pas ailleurs » qui se résume le plus souvent à « Pourquoi pas la Chine ? » formulée ces dernières années en termes de « Grande Divergence » entre l’Europe et la Chine12. Plutôt que de mener cette comparaison au fil du développement de sa thèse sur les origines culturelles de la Révolution industrielle, Joel Mokyr a choisi d’en faire la dernière partie de son livre. Elle est intitulée : « Changement culturel en Orient et en Occident » et comprend deux chapitres : « Chine et Europe » et « Chine et Lumières ». Sans surprise, Joel Mokyr s’attache à y montrer que la Chine n’a pas vu naître sur son territoire de « marché des idées » aussi efficient que celui qui se déploie en Europe aux XVIe et XVIIe siècles car, en raison de la centralisation politique du territoire, la liberté de pensée et la compétition entre hommes de lettres et savants étaient limitées.

Une thèse originale

Joel Mokyr défend donc une thèse originale pour expliquer la naissance de la Révolution industrielle et de l’économie moderne. Son travail repose sur une immense érudition qu’il faudrait égaler pour pouvoir réellement en discuter la portée. A défaut, on peut tout de même essayer de le resituer dans l’historiographie récente de la question. Certains historiens expliquent l’émergence de la Révolution industrielle par l’accroissement de la demande qui aurait stimulé l’offre et entraîné l’introduction d’innovations permettant de faire augmenter la productivité ; c’est la thèse notamment défendue par les tenants de la « révolution industrieuse »13 ou Patrick Verley14. D’autres pensent au contraire que c’est du côté de l’offre et donc des processus de production qu’ont eu lieu les transformations décisives15. Au total, par le rôle qu’il attribue aux « Lumières industrielles » et à leur généalogie telle qu’il l’établit dans La culture de la croissance, Joel Mokyr apporte plutôt de l’eau au moulin de ces derniers. En revanche, il est assez difficile de comparer la thèse défendue par Joel Mokyr à celle soutenue par  Kenneth Pomeranz, qui a connu une large diffusion et fait l’objet de nombreux débats16, tant leurs approches respectives de la même question diffèrent. Cependant, Joel Mokyr cite les travaux de Pomeranz et de l’ « école de Californie »17. Il semble en faire une approche complémentaire de la sienne lorsqu’il laisse entendre que des « variables purement géographiques » (comprendre probablement la disponibilité des ressources en charbon et les « hectares fantômes » de Pomeranz) ne sauraient suffire à expliquer la « Grande Divergence ».

1 Compte-rendu consultable en ligne : HANSOTTE Georges, « Mokyr (Joel), industrialization in the Low Countries, 1795-1850 », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 57, fasc. 1, 1979, p. 120-123, Mokyr (Joel), industrialization in the Low Countries, 1795-1850 – Persée

2 La tendance est aujourd’hui à abandonner l’expression « Révolution industrielle » au profit du substantif « industrialisation », au moins dans les travaux en français. Cela présente l’avantage de souligner la progressivité du phénomène tant en termes chronologiques que géographiques. Cependant, il me semble que cela peut aussi faire perdre de vue que l’industrialisation s’est accompagnée d’un processus de bouleversement complet de l’économie et de la société qui mérite bien d’être appelé « révolution », aussi lent fut-il.

3 DAUMAS Jean-Claude, « Où va l’histoire économique aujourd’hui ? Tendances, enjeux, propositions » dans id. (dir.), L’histoire économique en mouvement, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, p. 19-58, p. 31-32 et HEFFER Jeans, « Nouvelle histoire économique », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 14 avril 2020. http://www.universalis.fr/encyclopedie/nouvelle-histoire-economique/

4 VERLEY Patrick, « Joel Mokyr (éd.), The British Industrial Revolution. An Economic Perspective », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 49ᵉ année, n°3, 1994, p. 617-621, Joel Mokyr (éd.), The British Industrial Revolution. An Economic Perspective – Persée

5 p. 109.

6 p. 120.

7 p. 279-346.

8 p. 289-290.

9 p. 390.

10 p. 411.

11 p. 420.

12 POMERANZ Kenneth, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction d’une économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010. Voir le compte rendu rédigé par Dominique Chathuant pour la cliothèque : Une grande divergence, La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale La Cliothèque

13 DE VRIES Jan, The Industrious Revolution. Consumer behavior and the household economy, 1650 to the present, Cambridge, Cambridge University Press, 2008 ; GRENIER Jean-Yves, « Travailler plus pour consommer plus. Désir de consommer et essor du capitalisme, du XVIIe siècle à nos jours », Annales HSS, mai-juin 2010, n° 3, pages 787-798. Travailler plus pour consommer plus | Cairn.info ; « Travail et niveau de vie ou la « révolution industrieuse » en débat », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2017/4, Revue Revue d’histoire moderne & contemporaine 2017/4 | Cairn.info

14 VERLEY Patrick, La Révolution industrielle, Paris, Gallimard, collection « Folio Histoire », 1997 ; id., L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 1997.

15 Notamment, le classique LANDES David S., L’Europe technicienne. Révolution technique et libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jours, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1975 et ALLEN Robert C., The British Industrial Révolution in Global Perspective, Cambridge University Press, 2009. Robert Allen « attribue les origines de la révolution industrielle à la conjonction, en Grande-Bretagne, de salaires élevés, de capitaux et d’énergie bon marché. Les salaires élevés incitèrent les entrepreneurs et les inventeurs à rechercher des moyens de substituer des machines aux hommes. » (HOFFMAN Philip, dans son compte rendu pour les Annales. Histoire, sciences sociales, 2012/4, p. 1151-1154, p. 1151-1152).

16 POMERANZ Kenneth, Une grande divergence …, op. cit; id., La force de l’empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, Paris, Ère, 2009, avec une précieuse introduction de Philippe Minard.

17 p. 439, 449 et 452-453 principalement.