Alexandre GRANDAZZI, ancien élève de l’ENS et de l’École française de Rome, est professeur à Sorbonne Université. Dans cet ouvrage, il nous invite à le suivre dans une enquête sur la Fondation de Rome, où les textes de Tite-Live, Denys d’Halicarnasse ou de Plutarque sont questionnés avec l’histoire et l’archéologie comme témoins privilégiés.

Dans l’introduction, il rappelle que la Fondation de Rome n’a souvent été qu’un préambule, obligé mais rapide, de tout exposé d’histoire romaine, ou, au mieux, qu’un chapitre, annexe et un peu marginal. Face à la multiplication des opérations archéologiques mais surtout sous l’introduction de nouvelles méthodes et de nouvelles questions en Histoire, l’intérêt pour les Primordia est renouvelé depuis les années 1970. « Explorés à l’aune des critères de l’histoire politique et événementielle, les premiers temps de Rome avaient peu à nous dire ; revisités à la lumière des approches renouvelées d’une histoire sans cesse étendue à de nouveaux territoires, ils ne vont que commencer à révéler leurs secrets ». Au XIXème siècle, l’hypercritique triomphante aboutit à dénier toute valeur aux textes anciens, certes rédigés plusieurs siècles après les débuts de la cité. Puis, sous la pression des étruscologues notamment, il est admis que la tradition sur les derniers rois de Rome contenait un noyau de vérité plus ou moins historique. La recherche historique aboutit à valider le récit des origines pour sa phase « terminale », tout en maintenant les règnes latins « dans l’au-delà de la légende ». Les dernières découvertes archéologiques ont encore multiplié les occasions de confrontation avec les sources écrites, notamment avec la découverte de vestiges au Palatin, sur le lieu de la Fondation légendaire de Rome. C’est ainsi l’objectif de cet ouvrage : faire de la Fondation de Rome, non pas une vérité absolue, mais une hypothèse, à vérifier.

1ère Partie – Prolégomènes à toute histoire future des origines de Rome qui pourra se présenter comme science

Avec le Moyen Age, les temps de Romulus se sont parés des charmes du merveilleux avec une habitude de mêler l’histoire biblique à l’histoire romaine. Avec la Renaissance, deux courants apparaissent : pour le premier, il s’agit de montrer qu’on peut retrouver dans la légende les traces d’une très ancienne histoire et pour le second, le récit des origines n’a rien d’historique et relève entièrement de la fiction. Les deux utilisent alors une nouvelle méthode d’analyse combinatoire des textes antiques : la philologie, se dégageant progressivement de la rhétorique. A la fin du XVIIIème siècle, les révolutionnaires s’enthousiasment pour la première Rome, qui leur fournissait l’exemple prestigieux d’une République succédant à une Royauté déchue. Le XIXème siècle est ensuite marqué par l’absence d’ouvrage de fond portant sur les Primordia Romana, à part une synthèse de MOMMSEN. La Storia di Roma écrite par l’italien Ettore PAIS et parue en 1898-1899, « reste aujourd’hui le monument le plus durable de ce qu’on a appelé l’hypercritique ».

Mais la découverte, le matin du 25 janvier 1899, sur le Forum, de la plus ancienne inscription de Rome remet en cause cette analyse en faisant entrer dans l’histoire toute la tradition livienne sur la Rome royale. L’archéologie revivifie alors, plus qu’elle n’éteint, la querelle entre les fidéistes (puis historicistes) et les hypercritiques. En effet, « les pierres tiennent toujours le langage qu’on attend d’elles et l’historien, lorsqu’il se tourne vers l’archéologie, apparaît souvent comme un ventriloque qui s’ignore ». Une troisième voie se développe au XXème siècle, incarnée par Georges DUMEZIL : l’interprétation herméneutique. S’éloignant de la question de l’historicité des premiers temps de Rome, elle cherche à découvrir le sens caché des récits et des légendes transmis par la tradition. Au terme de cette partie, on constate donc qu’ « il n’y a pas de vérité historique déjà là, mais, bien plutôt, une suite de questions, […] qui doivent, à chaque fois, être formulées, calibrées, ajustées, en fonction de l’optique choisie, des sources disponibles, et du travail historiographique existant ».

2ème Partie – Aurore

Le Latium des origines de Rome n’existe plus. Mais tout n’a pas disparu et il reste possible, dans certains cas, de retrouver au moins une partie des réalités géographiques et écologiques de l’Italie primitive. Aidée par les sciences de la nature (dendrochronologie, sédimentologie, palynologie…), une véritable « archéologie du paysage » s’est développée et pourrait permettre de la reconstituer. On sait déjà que la côte occidentale de l’Italie offrait à l’activité humaine des possibilités infiniment plus grandes que la côte orientale. La diversité géomorphologique de la région est à l’origine d’une grande variété de paysages. La région est déjà renommée pour la beauté et la qualité de ses forêts. La vallée est aussi un axe de communication majeur nord-sud et est-ouest. On peut alors se poser la question : « tous les chemins mènent-ils à Rome ? ou, plus exactement, pourquoi y menaient-ils, jusqu’à faire de la réunion de quelques cabanes, « le siège et le foyer du plus grand des empires » ?

Rome a existé avant Rome. La cité, dans le Latium comme dans le reste de la péninsule italienne, n’est pas un commencement absolu. L’archéologie moderne cherche aujourd’hui à discerner les traces de formes de vie antérieures : quelques tessons de céramique pour les périodes les plus anciennes (du XIVème au XIème siècle), puis, pour les périodes suivantes, quelques tombes, dont le nombre ne dépasse jamais la dizaine, ensuite, des traces d’humbles cabanes de bois et de torchis. Mais à peu près rien sur le Palatin, le Capitole et le Quirinal à cette époque. Mais savons-nous donc qui furent les premiers Latins ? Comment est-on passé du premier stade, caractérisé par des habitats limités à quelques rares masures éparpillées sur un immense espace, à une communauté apparemment nombreuse, prospère et concentrée autour de l’actuel Forum ? Comment Romulus aurait-il fonder Rome, puisqu’elle existait déjà ?

Pour Tite-Live, « ce n’est pas sans motif que les dieux et les hommes ont choisi cet emplacement pour y fonder Rome ». Malgré toutes les métamorphoses apportées par des siècles de développement urbain, il est toujours possible de discerner la spécificité et le caractère exceptionnel du site de la fondation de Rome. Le Tibre y tient un rôle majeur. Près de son embouchure, la découverte d’une ancre de type égéen, prouve l’ancienneté d’une navigation fluviale, notamment pour le trafic du sel. A Rome, sur les hauteurs du Palatin, la découverte de vestiges d’une fortification à fossé et d’empreintes laissées sur le sol par des cabanes datées du VIIIème sicèle av. J.-C. sont également des preuves d’établissements humains sédentaires. La situation topographique et stratégique semble donc avoir été favorable à Rome pour le contrôle du commerce. Mais c’est un processus forcément long et complexe qui aboutit à en faire le point de gravité du Latium. Une part de hasard peut entrer en jeu car d’autres sites, avec notamment une île facilitant le passage d’une rive à l’autre, pouvaient se prévaloir d’une position avantageuse sur le Tibre. La naissance de Rome serait donc le résultat de l’interaction d’un ensemble d’éléments, pour certains « naturels » et géographiques, sans qu’ils soient décisifs.

3ème Partie – Et Rome devint une ville…

Dans les années 1950 à 1970, on assiste à un « combat » entre les partisans d’une chronologie basse de la civilisation latiale (qui fait débuter l’histoire du site romain au VIIIème siècle « seulement » avant notre ère), défendue par l’archéologie suédoise et les défenseurs de la chronologie haute mise en place par MÜLLER-KARPE. Il semble en effet certain que des villages, des hameaux existaient sur le site d’une Rome (plutôt sur le Capitole avant de s’étendre vers le Forum) qui n’était pas encore « fondée » (sur le Palatin selon la légende). L’Urbs, avant d’être une Villle aurait alors été une fédération, comme Albe ou une ligue établissant des liens entre ses membres.

« On avait fini par renoncer à expliquer précisément la naissance d’une Rome « romuléenne », quand on ne l’avait pas purement et simplement niée ». Des fouilles encore en cours sur le site mythique de la Fondation de Rome permettent pourtant de « dissiper quelque peu la brume légendaire ». Les traces d’un système de fortifications longeant le bas du Palatin ont ainsi été découvertes.  Comment ne pas penser à la fondation de Rome par Romulus, fondation que la tradition littéraire illustre et symbolise par l’institution d’un pomerium, cette fortification constituant la limite sacrée de la nouvelle ville ? De plus, la datation la place dans les années 720-730, si proche de la date traditionnelle de 753. Reste aussi à trancher le débat entre fondation (synécisme) ou formation (une expansion progressive à partir de plusieurs noyaux) de Rome. L’établissement d’une ligne pomériale dans les années 730 avant notre ère atteste l’existence d’une communauté assez consciente d’elle-même pour vouloir établir entre son territoire et le monde extérieur une limite, sinon infranchissable, du moins très clairement perceptible. La fondation de Rome est donc perceptible archéologiquement. « Formation et fondation, fondation parce que formation : les deux processus sont donc, non pas contradictoires et exclusifs l’un de l’autre, mais complémentaires et concomitants ».

Se pose alors également la question du fondateur : Romulus. Plusieurs hypothèses sont possibles dont une, « la moins croyable, la plus révolutionnaire, la plus déroutante à coup sûr, mais peut-être la plus vraisemblable, la plus « traditionnelle » en tout cas et, finalement, la plus simple… qu’un individu nommé, ou plutôt surnommé Romulus, ait réellement existé au VIIIème siècle avant notre ère, et soit à l’origine des vestiges qui viennent d’apparaître […], de la prééminence de la colline du Palatin que nous constatons, de la légende dont nous pouvons lire les développements chez les auteurs classiques, voilà qui est, désormais, non point certain, bien sûr, mais possible et peut-être même – oui, pourquoi pas ? – probable… ».

Dernière question qui demeure : comment penser que la tradition de la Fondation ait pu être conservée pendant tant de siècles ? Il faut donc chercher les voies de la mémoire des origines de la Ville, qui aboutissent à réhabiliter, par rapport à l’hypercritique en vogue au XIXème siècle, la tradition littéraire en tant que source historique, confirmée en partie par les découvertes archéologiques récentes. Au final, « il faut renoncer à l’opposition convenue entre histoire et légende pour comprendre enfin combien la légende est historique dans la mesure même où l’histoire est légendaire. […] « vérité », « erreur », « mythe », « histoire », « légende » : finalement, c’est beaucoup moins la répartition entre ces différents éléments composant la tradition entre ces différentes catégories qu’il faut remettre en cause, que ces catégories elles-mêmes. Là réside sans doute l’un des enseignements majeurs de l’étude des Primordia Romana« .

Cet ouvrage, complété de plusieurs pages de notes, d’une bibliographie, de chronologies et de cartes, est particulièrement stimulant, balayant toutes les questions relatives à la Fondation de Rome mais aussi toutes leurs éventuelles réponses en croisant l’ensemble des données, littéraires et archéologiques, disponibles. Il est notamment à mettre dans les mains des enseignants d’Histoire en 6e dont le programme traite dans le thème 2 des récits fondateurs dans la Méditerranée Antique au Ier millénaire av. J.-C., dont un des obejctifs est que : « l’élève doit faire preuve de discernement pour distinguer histoire et fiction. En cela la démarche historique contribue à former son jugement, à développer des aptitudes à la réflexion critique ».