Dans l’imaginaire collectif alimenté par les romans et les films d’aventures, les pirates sont souvent dépeints comme des bandits de grands chemins maritimes avides de sang et de richesses, qui jalonnent leurs routes d’épaves et de morts.

Or, une partie de l’historiographie récente (souvent à tendance libertaire) donne une image beaucoup plus positive de ces derniers : issus des couches les plus pauvres et les plus fragiles de la société du XVIIIe siècle, ils sont avides de justice et de liberté. De plus, dans les navires comme sur terre, ils mettent en place une vie en communauté basée sur une égalité aussi bien dans le partage que dans la prise de décision, posant ainsi les jalons d’une démocratie directe.

Dès la préface de cette bande dessinée, les auteurs, Vincent Brugeas (scénariste) et Ronan Toulhoat (dessinateur et coloriste), ne font pas mystère de leur admiration pour ces pirates : ils les présentent comme des révolutionnaires voulant abolir une « violence institutionnelle » symbolisée au XVIIIe siècle par la traite négrière. Ils vont même jusqu’à en faire « les premiers adversaires d’un capitalisme sans âme » qui seraient les ancêtres des Gilets jaunes (sic).

Les auteurs

Vincent Brugeas est un passionné d’Histoire, doublé d’un historien de formation. Mais rompant avec la tradition familiale, il préfère raconter celle-ci plutôt que de l’enseigner. Sa rencontre, au lycée, avec le dessinateur Ronan Toulhoat, l’amène vers le scénario de BD. Entre 2007 et 2010, Vincent est bibliothécaire en attendant de pouvoir publier son premier ouvrage. Ce sera Block 109, aux Éditions Akiléos avec son copain Ronan Toulhoat : une uchronie de 200 pages sur la Seconde Guerre mondiale saluée par la critique et plébiscitée par les lecteurs. Après 4 volumes de Block 109, il s’attaque ensuite à une série d’anticipation : Chaos Team, et surtout à un thriller médiéval à succès : Le Roy des Ribauds. En 2017, Vincent Brugeas rejoint les Éditions du Lombard pour traiter, au travers de The Regiment, d’un autre sujet de la Seconde Guerre mondiale : l’histoire vraie de la création du SAS dans le désert nord-africain. En 2021, il se lance avec Emmanuel Herzet et Benoît Dellac dans la réécriture du mythe de Robin des bois avec la série Nottingham.

Ronan Toulhoat suit d’abord des études scientifiques puis devient graphiste / story-boarder / ingénieur-designer free-lance. Fin 2008, avec son scénariste et ami Vincent Brugeas, il signe son premier contrat aux éditions Akiléos: le premier tome de la série Block 109 parait en 2010, c’est un succès immédiat ! Après 5 tomes de Block 109 , une uchronie où l’Allemagne nazie aurait gagné contre les alliés et affronterait les Russes durant une interminable guerre froide, Ronan Toulhoat et Vincent Brugeas créent le label WinWatt et poursuivent chez Akileos avec une nouvelle série: 3 tomes de Chaos team  paraissent entre 2012 et 2014 . Sur un scénario de Jean-Luc Sala, Ronan fait une incursion aux éditions Soleil en 2014 avec un premier tome des Divisions de fer puis réalise une histoire courte de La geste des chevaliers dragons. En 2015, Ronan et Vincent se lancent dans un formidable thriller médiéval, Le Roy des Ribaudsune série en 3 tomes saluée par la critique. En 2018, le duo entament ensemble la série Ira Dei aux éditions Dargaud et signent un superbe album de la série Conan aux éditions Glénat. Souvent comparé à Mathieu Lauffray pour son style graphique et son goût pour le style épique, considéré comme l’un des artistes les plus prometteur de sa génération, Ronan Toulhoat travaille actuellement en atelier au Mans

L’histoire

En juillet 1718, au large des Bahamas, le capitaine pirate Sylla, secondé par son quartier-maître Olivier de Vannes et ses hommes, prend possession d’un vaisseau anglais. Contre toute attente, les pirates proposent aux membres de l’équipage de se joindre à eux au nom des principes de liberté, d’égalité et de fraternité.

Olivier de Vannes, devenu capitaine du nouveau bateau capturé et désormais baptisé « Le Fortune », croise une frégate à la dérive battant pavillon portugais, « L’Esperenza ». Il s’empare de ce navire apparemment abandonné et trouve à bord des esclaves noirs qui se sont mutinés. En effet, il découvre que ces esclaves, sous le commandement de leur reine Maryam, ont brisé leurs chaînes, tué leurs geôliers et pris les commandes du bateau.

Olivier de Vannes et ses hommes décident alors de les aider à diriger ce navire et, plus largement, à acquérir leur liberté. Afin de faire le point sur la situation avec le capitaine Sylla, ils prennent tous la direction de Nassau. Mais, c’est sans compter la reprise en main de la marine anglaise dans les Caraïbes qui obligera les différents équipages à se diriger vers les côtes africaines…

Mon avis

Tout d’abord, cette bande dessinée est une réussite visuelle, notamment lors des doubles pages où on peut admirer la précision apportée par Ronan Toulhoat à la représentation des gréements. Même si certaines scènes de combats navals manquent parfois de fluidité et de clarté, l’ensemble alterne entre dynamisme de l’action grâce à la variété des perspectives et des cadrages utilisés et scènes plus posées permettant d’entrer dans le quotidien des pirates et la psyché des principaux personnages.

En effet, la force de ce one-shot repose aussi beaucoup sur la qualité de la caractérisation des personnages principaux. Ainsi, entre Sylla, capitaine pirate charismatique et éloquent, et Olivier de Vannes, idéaliste et humaniste, sont représentés deux faces de la personnalité des pirates. On retrouve cette même dichotomie dans les personnages féminins, toutes deux esclaves noires : la reine Maryam, aussi mystérieuse qu’elle parait dangereuse dans son désir de vengeance, face à Abyeda, faisant office de traductrice auprès d’Olivier mais aussi d' »amie » prévenante qui se méfie de sa reine. La force de ces personnages mais aussi de ceux plus secondaires, comme par exemple Lenoir, rendent la fin encore plus abrupte pour le lecteur.

Enfin, la qualité et l’originalité de cet album reposent sur la confrontation de deux visions du monde. D’un côté, celle des pirates révélée à la fois par certaines pages mettant en scène les discussions entre les personnages mais, surtout, par ces pages de carnet de bord rédigés par Olivier de Vannes. En effet, dans ce dernier, il s’adresse à un commodore anglais imaginaire qui trouverait ce carnet sur lui après sa mort : il y révèle ses idéaux de liberté et d’égalité mais aussi de justice et d’honneur. De l’autre côté, on a la vision de la reine Maryam qui souhaite revenir dans son royaume africain où elle règne sans partage. Mais, ce retour ne peut se faire sans avoir d’abord lavé son humiliation et celle de son peuple asservi et cette réhabilitation passe forcément par la vengeance et la revanche. On a donc bien deux visions différentes mais qui vont devoir s’unir et s’associer face à un ennemi commun : la marine anglaise. Et cette union se fera pour le meilleur mais aussi pour le pire mais toujours au nom de la liberté !

Pour conclure, hormis une lecture contemporaine un peu trop marquée par une historiographie libertaire et anarchiste, cette bande dessinée réussit le tour de force de mêler deux éléments inconscients de la société maritime du XVIIIe siècle : la piraterie et la traite négrière. Sans manichéisme, les auteurs donnent chair à des personnages archétypaux de cette société. A noter que cet ouvrage se termine par un dossier documentaire d’une dizaine de pages (« Autour des pirates et de Maryam ») rédigé par Fadi El Hage, historien spécialiste des mœurs militaires entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Pour toutes ces qualités, cet album trouvera largement sa place sur les rayons des CDI de Lycée !