David Servenay est journaliste, et a publié différentes enquêtes sur l’histoire du patronat, le génocide au Rwanda. Il est ici associé à Jake Raynal, qui a publié plusieurs albums, notamment chez Fluide Glacial.
Le dessin rappelle celui de La Présidente, de François Durpaire et Farid BoudjellalFarid Boudjellal et François Durpaire, La Présidente, éd. Les Arènes BD – Demopolis, 160 p., 20 €., dont il a été rendu compte dans la Cliothèque, qui semble reproduire des photographies, mais avec un trait simplifié et une palette de couleurs réduite. Le tout donne une impression assez particulière au lecteur, dont l’esprit hésite à pencher du côté de la réalité ou du côté de la fiction.

Le propos vise à faire comprendre pourquoi on en est arrivé à une situation de guerre permanente, la loi ayant de facto intégré l’état d’urgence. Pour cela, les auteurs s’appuient sur des personnes qu’ils ont interrogées. C’est principalement le cas de Gabriel Périès, universitaire spécialisé dans les études lexicométriques, entre autres, et a été membre du groupe de recherche sur la sécurité et la gouvernance de l’IEP de Toulouse. Il a publié, avec David Servenay, un ouvrage sur les origines du génocide rwandaisGabriel Périès, David Servenay, Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais, 1959-1994, La Découverte, 2007.. Il définit la septième arme comme étant « la doctrine de guerre révolutionnaire », telle qu’elle apparaît dans les luttes nationalistes, anti-impérialistes ou non. Plus précisément, les auteurs indiquent qu’il s’agit d’une « doctrine de guerre moderne qui met en œuvre des techniques de conditionnements psychologiques et d’organisation de l’espace susceptibles de transformer la population civile en arme de conflit ultime, où la seule issus consiste à éradiquer un groupe désigné par son essence même ». Gabriel Périès convoque le souvenir d’un colonel, Charles Lacheroy, qui a conçu la théorie de la guerre révolutionnaire à partir de son expérience en Indochine, et son observation de l’action du Viet Minh. Ce type de guerre repose sur cinq étapes :

  • une situation de paix apparente (sans qu’il en soit rien), avec quelques attentats jugés insignifiants ;
  • les attentats deviennent plus précis : ils désignent spécifiquement les adversaires à abattre, tout en s’assurant la complicité de la population (la « complicité du silence ») ;
  • des émissaires s’insinuent dans la population et se chargent de changer leur passivité en activité ;
  • s’opère alors une double mutation. Les éléments civils et militaires se différencient, tout en se spécialisant (des civils prennent en charge les aspects financiers de la lutte, etc.) ;
  • le paysan-soldat n’a plus qu’une fonction militaire ; la population se charge de l’abriter et de l’approvisionner, ce qui suppose qu’elle soit contrôlée pour s’assurer de sa réelle complicité.

L’idée principale de Lacheroy est celle des « hiérarchies parallèles », qui permet le contrôle de la population, justement, par le biais de trois cercles :

  • une hiérarchie verticale (groupements professionnels, culturels…) qui englobe chaque individuOn voit l’analogie avec l’encadrement de la population réalisé dans les systèmes totalitaires, quel que soit l’âge, la fonction et le statut social. ;
  • une hiérarchie horizontale, qui assure une surveillance étroite  par les autorités civiles et militaires ;
  • et au-dessus, le parti communiste (dans le cas de l’Indochine) qui rassemble une petite élite.

Nul n’échappe à ces hiérarchies, qui se substituent aux structures coloniales dès lors qu’elles disparaissent.

Gabriel Périès prend alors l’exemple de la bataille d’Alger (janvier 1957). Formé par Lacheroy, Massu cherche à casser ces hiérarchies en assurant un quadrillage policier très étroit de l’espace urbain et de la population. La pratique de la torture ne sert alors pas à obtenir des renseignements, mais à terroriser, ce qui oblige chacun à choisir un camp ; les chefs rebelles sont traqués, arrêtés, voire assassinés. Et en parallèle, une action est menée pour se rapprocher de la population (bâtir des écoles, des dispensaires, envoyer des appelés pour enseigner et soigner), et le faire savoir par une propagande très active (doublée d’une intoxication du FLN : la « bleuite »). Le but est de rassurer les hésitants, mais aussi conforter ceux qui ont déjà pris position, quitte à favoriser la production et la commercialisation de produits illicites (pavot, cannabis…), qui permet de financer des groupes de supplétifs. Ce troisième aspect est important, car il permet de rétablir les hiérarchies, mais en faveur de l’armée française : la guerre révolutionnaire est ainsi renversée, d’autant mieux que la population rurale est transplantée dans des villages de regroupement, donc recensée et contrôlée, le reste du territoire (déclaré « zone interdite ») étant traversé par des commandos de chasse. Les rebelles sont ainsi séparés de la population. Ce qu’on appelle la doctrine contre-révolutionnaire.

Le même scénario se répète au Cameroun, sans qu’on en parle autant que pour l’Algérie. Et comme les pratiquants de cette guerre révolutionnaire se répandent après l’échec du putsch de 1961 (auquel bon nombre participèrent, convaincus de l’imminence de la victoire politique qui surviendra après la victoire militaire), ces pratiques sont reprises en Amérique latine, au Vietnam, en Afrique noire. Aussaresses se retrouve ainsi à former les cadres de l’armée américain, puis au Brésil (sous la dictature) ; d’autres en Argentine après le coup d’État de Pinochet, etc. Elles sont aussi mises en œuvre au Rwanda, où l’armée française aide Habyarimana, le président en place. Les Américains l’appliquent en Irak, en Afghanistan<;
En France même, ces théories vont revenir par le biais du livre blanc, « Défense et sécurité nationale » (2008), ce dernier concept étant porté par Alain Bauer, qui introduit ainsi un continuum entre sécurité extérieure et sécurité intérieure. Cela ouvre la porte à une doctrine d’exception, avec comme corollaire une surveillance accrue de l’ensemble de la population, et des possibilités accrue d’intervention des forces de l’ordre, sous couvert administratif mais avec une régression du contrôle judiciaire.
L’ouvrage se termine sur cette grande interrogation sur l’avenir. Des mesures d’exception, une instrumentalisation politique à l’extrême droite (mais qui déborde largement sur d’autres formations). En cas d’une intensification des attentats, comment cela risque-t-il de tourner ? La question de l’avenir de la pérennité de la démocratie est donc posée.

Cette bande dessinée n’hésite pas à entrer dans la complexité, mais elle pourra justement servir à construire un propos pédagogique. Expliquée aux élèves, elle leur permettra de mieux saisir les enjeux du moment, en prenant racine sur un temps plus long que la période qui s’est écoulée depuis janvier 2015.

Plus généralement, elle servira utilement à ceux qui s’interrogent, en tant que citoyens.


Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes

Présentation de l’éditeur. « Nous sommes en guerre, insistent les responsables politiques de tous bords. Peut-être, mais contre qui ? Le mantra de la « guerre contre le terrorisme » trouve son origine dans une histoire ancienne, et souterraine, qui a inspiré des générations de militaires français et façonné la Ve République : celle de la doctrine de la guerre révolutionnaire.
Surnommée la « Septième arme » par ses partisans, cette doctrine a été théorisée pendant la guerre d’Indochine et mise en œuvre en Algérie et au Cameroun dans les années 1950 et 1960. Elle s’est ensuite répandue dans le reste du monde : aux États-Unis, en Amérique latine et en Afrique, où elle a notamment inspiré les génocidaires du Rwanda.
C’est l’histoire de cette doctrine méconnue, qui maquille la guerre en simple « maintien de l’ordre », que retrace ce récit vertigineux ».