Dans cet ouvrage, Thomas Gomart, spécialiste de la Russie et directeur de l’Institut français des relations internationales, dissèque dix enjeux géopolitiques. Il vient de recevoir le prix du livre géopolitique 2019 pour cet ouvrage qui offre, comme le dit lui-même l’auteur, « un éclairage entre le passé et l’avenir à travers dix tableaux [ …] combinant une double approche de géopolitique et de politique internationale ». 

Enjeux géopolitiques du monde, clarifier pour ne pas s’affoler

L’auteur précise d’emblée qu’il veut clarifier les enjeux et les défis du monde actuel où, indéniablement, les incertitudes sont plus nombreuses que les certitudes. Il précise d’abord le sens de notions comme « géopolitique, politique internationale ou géoéconomie ». L’auteur choisit aussi un mode d’écriture un peu risqué puisqu’à chaque fois il propose une vision à court (dans les dix-huit mois), moyen (entre deux et quatre ans), et long termes (au-delà de cinq ans) de ce qui pourrait advenir. Chaque chapitre commence par une carte qui introduit le thème. Parmi les défis, le rapport de force entre la Chine et les Etats-Unis, l’avenir de l’UE ou l’accroissement des inégalités. 

Causes et conséquences de l’affolement du monde

Thomas Gomart détermine ce qu’il nomme les causes et conséquences de l’affolement et distingue trois périodes dans l’histoire des trente dernières années. La période 1991-2001 correspond à l’hyper puissance des Etats-Unis, puis celle de 2001 à 2008 l’arrivée de la Chine et la modification des équilibres avec la crise financière et les interventions américaines et, enfin, de 2008 à aujourd’hui, la contestation ouverte de l’ordre libéral  international. On peut remarquer qu’en dix ans les Etats-Unis et l’Union européenne sont devenus des sources d’incertitude alors que, « par un effet de contraste sans doute trompeur, des régimes autoritaires comme la Chine et la Russie représentent la stabilité et la cohérence ». Thomas Gomart identifie trois causes à ces phénomènes : la fin du mythe de la convergence, c’est-à-dire que Chine et Russie joueraient le jeu de la mondialisation en respectant les règles occidentales, mais aussi le Brexit et l’élection de Donald Trump et enfin les dégradations de l’environnement. 

La Chine à la conquête de la première place mondiale 

Ce premier chapitre est révélateur de la méthode de l’auteur qui précise d’abord quelques éléments de l’histoire chinoise, quitte à remonter loin puisqu’il évoque l’amiral Zhang He pour faire comprendre les actuelles et nouvelles ambitions chinoises. Il n’en néglige pas pour autant l’histoire plus récente avec les dates incontournables de 1949 ou 1979. En 1949, la Chine représentait moins de 5 % de la richesse mondiale avec 22 % de la population. L’auteur présente ensuite les dossiers prioritaires dans l’agenda de Pékin à savoir le Tibet, le Xinjiang ou Taïwan. Il évoque également le projet de nouvelles routes de la soie lancé en 2013. Il envisage enfin le futur en trois temps et, sur le long terme, il invite à s’arrêter sur la capacité chinoise à promouvoir une nouvelle forme de mondialisation.

Un monde au bord de l’asphyxie

Thomas Gomart montre que la diversification des mix énergétiques est lente. Le poids des régions évolue puisque les Etats-Unis qui consommaient 30 % de l’énergie mondiale en 1970 n’en totalisent plus que 18 % aujourd’hui alors que la Chine affiche actuellement 23 % !  Il faut également se souvenir de la distorsion entre lieux de production et de consommation pour le pétrole ou que le Moyen Orient forme toujours 70 % des réserves conventionnelles actuelles. L’Arabie Saoudite continue de jouer un rôle essentiel. En revanche, une des importantes modifications récentes, c’est le fait que les Etats-Unis ont vu leur taux d’indépendance pétrolière considérablement augmenter. L’Europe demeure elle une grande importatrice et l’acteur qu’on a peut-être pas assez considéré jusqu’à aujourd’hui c’est l’Inde. Sa croissance démographique et économique entrainera, de facto, une augmentation des besoins énergétiques du pays, mais jusqu’à quel point et sur quelles énergies se portera   son choix ? 

Les inconnues de la puissance américaine

Thomas Gomart commence par préciser la conception américaine du monde. Il évoque notamment la doctrine Monroe ou l’époque de Theodore Roosevelt. Il souligne que longtemps l’ordre international promu par les Etats-Unis a reposé sur quatre  principes : ouverture économique, institutions multilatérales, alliances de sécurité et solidarité démocratique. Mais il faut tenir compte des évolutions. Ainsi, par exemple, durant la guerre froide, les alliés des Etats-Unis étaient leurs principaux partenaires commerciaux mais aujourd’hui c’est la Chine qui est aussi son grand rival stratégique. L’auteur rappelle plusieurs points forts et chiffres impressionnants de l’économie des Etats-Unis avec toujours 55 des 100 plus grandes capitalisations boursières. On pourra s’arrêter sur les défis stratégiques comme la situation en Asie qui l’oblige à  gérer certains héritages de la guerre froide ou la montée en puissance de la Chine. 

La route des câbles sous-marins

Ce chapitre s’intéresse à la lutte pour le contrôle des espaces communs : mer, air, spatial et numérique. Les routes maritimes sont les artères de la mondialisation puisque 90 % des échanges commerciaux mondiaux se font par elles. Il ne faut pas oublier non plus que plus de 95 % des télécommunications et données numériques transitent par des câbles sous-marins. Ils sont au nombre de 448 aujourd’hui et représentent 1,2 million de kilomètres. Autre espace commun qui a profondément évolué : les airs avec pas moins de 4 milliards de passagers en 2017 et ce chiffre devrait encore doubler d’ici 2036. A l’échelle de la France, c’est 15 000 mouvements aériens par jour. Au niveau spatial enfin, de plus en plus d’Etats se positionnent. En terme de défi à plus ou moins long terme, il y a la maitrise des données numériques, ou le fait de conserver un accès indépendant à l’espace.

 La résurgence de la Russie 

Thomas Gomart insiste sur le point essentiel à toujours garder en tête à propos de la Russie à savoir l’immensité du territoire sur lequel elle a finalement une maitrise seulement partielle. 80 % de la population vit à l’Ouest de l’Oural et le pays dispose de 800 000 kilomètres de routes là où l’Union européenne affiche 5 millions de kilomètres. L’auteur rappelle le poids de l’histoire : entre 1928 et 1953, la répression stalinienne s’est abattue sur 25 millions de personnes, exécutées ou déportées. Comme il le dit plus loin, « le positionnement international de la Russie est marqué par son héritage impérial et son passé soviétique ». Aujourd’hui, une des stratégies de Moscou c’est le découplage entre l’Europe occidentale et les Etats-Unis. L’auteur souligne également que l’annexion de la Crimée en mars 2014 a électrisé la situation au point d’empêcher souvent tout raisonnement serein sur la Russie. 

Les bruits de guerre se rapprochent

Entre 1987 et 1996, les dépenses militaires mondiales ont baissé mais, depuis, la tendance à la hausse est permanente. Le marché de l’armement, c’est 2,2 % du PIB mondial et à eux trois, Etats-Unis, Chine et Russie totalisent plus de 50 % du total. La technologie joue un rôle sans cesse grandissant dans les conflits et, en même temps, elle ne peut remplacer les hommes sur certains aspects. Chaque époque peut aussi se définir par ce que l’auteur appelle une « surprise stratégique ». Après le nucléaire, les technologies de l’information, la robotique ou l’intelligence artificielle seront sans doute celles-là. Par ailleurs, « depuis la fin de la guerre froide les conflits les plus meurtriers ont eu lieu en Afrique «  sans qu’il y ait besoin de technologies avancées ». 

Une union européenne à géométrie variable

L’union européenne se trouve face à un double défi : maintenir son existence même et s’adapter à un nouvel environnement international. Le constat est bien connu : il y a un manque cruel d’incarnation. Thomas Gomart revient aussi sur l’articulation entre Union européenne et Europe en se fondant sur l’histoire du continent et en remontant jusqu’au Congrès de Vienne par exemple. S’appuyant sur les travaux de Robert Frank, il distingue plusieurs cycles dans la construction communautaire. Il rappelle aussi les « lignes de faille historique et culturelle » du continent, qu’elles soient Nord/Sud ou Ouest/Est. Enfin, deux points sont à considérer : il ne faut pas oublier l’acquis de 60 ans de construction européenne et éviter l’explication de tous les maux nationaux par Bruxelles. « L’Europe est à la fois un mythe historique, un projet politique et une réalité tangible ». 

La guerre commerciale est déclarée 

Dans ce chapitre, l’auteur développe notamment l’idée de la chaîne globale de valeur, c’est-à-dire de la conception à la vente d’un produit. Il rappelle ensuite le poids des différents acteurs dans la mondialisation mais aussi le fait que les 560 premières multinationales emploient 53 millions de personnes. Thomas Gomart pointe ensuite les principaux leviers géoéconomiques  qui existent comme la politique d’investissement, la politique énergétique ou tout ce qui est lié au cyber. Dans la partie prospective, il s’interroge donc sur les effets des mesures protectionnistes décidées par Donald Trump. A plus long terme, se pose la question de la robotisation qui ne va faire que s’accentuer. 

De la Méditerranée au Moyen-Orient, multiplication des dangers

Ce chapitre aborde de nombreux aspects dont le conflit en Syrie en rappelant ici l’emboitement des échelles d’une telle guerre mais aussi le bilan : plus de 350 000 morts et 3 millions de blessés et 6 millions de déplacés à l’intérieur de la Syrie. Thomas Gomart évoque également la situation en Turquie, en Crimée ou encore en Iran. Il rappelle aussi le rôle stratégique du détroit de Bab-el-Mandeb. 

Les migrations et le choc des identités

Entre 2015 et 2017, près de 3 millions de demandes d’asile ont été déposées en Europe. La question migratoire est, comme le dit l’auteur, « hautement sensible » et divise gouvernements et opinions européennes ». Thomas Gomart passe en revue plusieurs espaces comme la bande sahélo-saharienne et rappelle aussi quelques projections démographiques. En effet, d’ici 2050, l’Afrique devrait représenter 55 % de la croissance démographique mondiale et l’Asie 35 %. L’alimentation demeurera un défi à relever face à un chiffre de population qui augmente. Le blé par exemple est consommé par 3 milliards d’individus : abondant pour les uns, il est rare pour d’autres. La mondialisation facilite les échanges mais « ne cesse de rappeler l’importance des frontières ». 

Dans un épilogue intitulé « La France affolée ? » Thomas Gomart pose un certain nombre d’idées sur notre pays. « Une accentuation des inégalités, une dégradation de l’environnement et une capacité illimitée de mise en réseau des individus comme des groupes qui relient et segmentent à la fois ». On ne peut plus penser la France en ignorant la politique internationale. La question de l’identité ou du terrorisme sont aussi cruciales. La France doit réfléchir à son positionnement en Europe et doit « ouvrir un débat sur le sens de la mondialisation ». L’auteur conclut rappelant Machiavel «  Sortez maintenant de chez vous et considérez ceux qui vous entourent ». 

L’ouvrage de Thomas Gomart dresse donc un panorama très éclairant de l’état du monde. Il choisit dans une démarche réellement géopolitique de convoquer, quand c’est nécessaire, la profondeur historique pour mettre en perspective ce que l’on voit et vit aujourd’hui. Une synthèse de grande qualité. 

Interview de Thomas Gomart pour son ouvrage L’affolement du monde 10 enjeux géopolitiques

Xerfi Canal a reçu Thomas Gomart, Directeur de l’Institut Français des Relations Internationales, dans le cadre de son livre « L’affolement du monde 10 enjeux géopolitiques ». Une interview menée par Adrien de Tricornot.

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes