L’Ukraine, La Russie, L’Asie, Les Etats-Unis et nous.

Le 24 février 2022 au petit matin, près de 190.000 soldats russes et des milliers de blindés dont 2.000 tanks s’apprêtent à entrer en Ukraine sur quatre axes stratégiques principaux s’étendant sur plus de 2.000 kilomètres.

Pour la Russie, il s’agit d’une opération miliaire spéciale destinée à faire tomber le régime ukrainien en l’espace de quatre jours, sans combats majeurs. Ainsi commence la plus importante guerre en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et elle continue à l’heure où ces lignes sont écrites.

François Heisbourg est Président de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Il a également participé à l’élaboration du Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité nationale (Livres blancs de 2008 et 2013) et de la Commission internationale sur la non-prolifération et le désarmement nucléaires (ICNND).

Ce sont justement les enjeux du conflit qui permettent d’affirmer que le bouleversement est équivalent au « choc pacifique » qu’a été la fin de l’Empire soviétique une trentaine d’années plus tôt. Pour l’Ukraine, il s’agit de l’existence même de l’Etat et de la nation. Le président russe a expliqué en juillet 2021 dans un article sur son site consacré à « l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » que l’Ukraine n’était ni un peuple, ni un Etat, mais une erreur fabriquée par les bolcheviques.

Une volonté de destruction de l’Ukraine…mais basée sur des données fausses

L’intention de détruire l’Ukraine s’ancrait depuis longue date dans l’esprit du président russe. Fin mars 2014, après l’annexion de la Crimée, Dmitri Peskov, porte-parole de Poutine avait expliqué à François Heisbourg que la Russie devait « fédéraliser » l’Ukraine, dont chaque région devait entretenir des liaisons directes avec les ministères russes, le seul reste d’administration centrale ukrainienne étant un président-potiche disposant d’une garde d’honneur et d’un salon officiel à l’aéroport de Kiev. C’est dans ce contexte que, entre l’année 2014 et l’agression russe, ce sont plus de 14.000 personnes qui ont été victimes des opérations opposant l’Ukraine et les auxiliaires de la Russie dans le Donbas.

Le président russe a cependant lancé l’invasion de l’Ukraine sur la base d’un plan dysfonctionnel. C’était là le produit d’une analyse idéologique selon laquelle les Ukrainiens n’étaient pas un peuple, les Européens étaient des pleutres décadents et les Américains désormais intéressés par la seule Chine. Les moyens déployés contre l’Ukraine pouvaient donc être strictement limités, puisque le régime de Kiev tomberait comme un fruit mûr en quelques jours : les troupes russes allaient être accueillis en libérateur par la population locale. Et les Occidentaux et leurs alliées allaient reconnaître le fait accompli. Ainsi aurait dû se réaliser le rêve d’un nouvel empire russe le Russkiy Mir. Le centenaire de l’URSS en décembre 1922 servirait de repère symbolique.

Cet objectif prend également des accents mystiques puisque le président russe parla de guerre contre Satan, confortant ainsi l’Eglise orthodoxe de Moscou tout en unissant les forces intérieures face à un Occident accusé d’être livré aux forces diaboliques de la déviation sexuelle.

Démanteler l’ordre de sécurité de la Guerre froide

Cet enjeu néo-impérial est par ailleurs partie intégrante d’un enjeu plus large, celui du démantèlement de l’ordre de sécurité établi en Europe à la fin de la guerre froide. C’est à cet objectif que s’attaqua Poutine en décembre 2021, donc avant même le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine. La Russie présenta ainsi sur le mode de l’ultimatum aux États-Unis et à l’OTAN deux projets de traité de sécurité qui visent à faire revenir l’Europe à la situation existant trente ans plus tôt ! L’un prétend s’opposer à la mise en œuvre de la garantie de défense dont bénéficient les pays ex-communistes membres de l’OTAN ; l’autre veut interdire à tout nouveau pays, fût-il membre de l’Union européenne, de rejoindre l’Alliance atlantique, telles la Finlande ou la Suède. Au total, une vingtaine de pays seraient ainsi privés de leur souveraineté en termes de défense.

Dès avant la guerre en Ukraine, les pays membres de l’Union européenne y compris la Hongrie de Viktor Orban furent unanimes leur réaction contre cette tentative de retour à une Europe divisée à la suite des accords de Yalta. Leur convergence étant facilitée par le fait que la Russie prétendait négocier avec les seuls Etats-Unis : comme le dit alors l’ancien président Dimitri Medevedv dans son langage si familier, Moscou parlait avec le patron, pas avec les domestiques.

Aussi, contrairement à ce qu’affirma la propagande russe, ce n’est pas l’élargissement de l’OTAN aux voisins immédiats de la Russie, dont la dernière étape remonte à 2007, qui a déclenché la guerre, mais bien l’invasion russe qui a provoqué l’actuel élargissement de l’OTAN. L’Ukraine n’était pas engagée dans un processus d’adhésion à l’OTAN lorsque Poutine lança son invasion en 2022.

Un ordre mondial chamboulé

La guerre allait bien entendue impacter la relation entre la Chine et la Russie. Le 4 février, les présidents Xi et Poutine déclaraient une amitié sans limites entre leurs deux pays. Le sort des armes en Ukraine, présumé favorable à la Russie, affaiblirait le camp occidental et aurait des conséquences positives pour la Chine dans la compétition idéologique entre les pays autoritaires et les démocraties. Pour sa part, la Russie pensait pouvoir s’adosser à la Chine face aux sanctions que l’Occident pourrait lui imposer.

Cette addition d’enjeux et leur nature systémique donnèrent à l’invasion de l’Ukraine son caractère de moment pivot. A ces enjeux et ambitions élevés allaient correspondre des moyens de grande envergure. Les moyens militaires mis au service de la guerre d’invasion russe en février 2022 sont sans précédent depuis l’époque soviétique.

De son côté, l’Ukraine alignait près de 125.000 militaires de l’armée de terre, soutenus par 858 tanks au début de l’invasion. En dix mois de guerre, la moitié des effectifs de la force d’invasion russe a été mise hors de combat, avec plus de 20.000 soldats russes tués et plus de 60.000 blessés et disparus. La Russie a décrété une mobilisation partielle de plus de 300.000 hommes et lancé un important effort industriel. Il s’agissait entre autres de remplacer plus de 1.500 chars détruits sur le champ de bataille. De son côté, avec une large et efficace mobilisation de ses jeunes d’âge militaire et la livraison de matériels occidentaux, l’armée ukrainienne a étoffé ses rangs et remplacé ses pertes en matériel.

La guerre s’est accompagnée de la plus importante vague de réfugiés et de personnes déplacées en Europe depuis les années 1940. AU plus fort des combats, près de 8 millions d’Ukrainiens, principalement des femmes et des enfants, ont quitté leur pays, soit une personne sur cinq. L’envergure de cette guerre tient également à la nature et à la variété des moyens mis en œuvre, depuis l’arme individuelle, en passant par les drones jusqu’à l’arsenal nucléaire. Il s’agit d’une de ces guerres pendant lesquelles de nouveau types d’armes font irruption, transformant l’art militaire mais également la société. Bref, à chaque guerre majeure, sa vague d’innovations. Certaines sont déjà très médiatisées comme le drone Bayraktar ou le missile anti-char américain Javelin. Le temps nous dira quelle innovation militaire constituera le principal marqueur identitaire du conflit. Ou au final, il s’agira comme le dit avec humour François Heisbourg un simple tracteur agricole destiné à récupérer le matériel russe abandonné sur le champ de bataille. Une chose est certaine, dès les premiers jours de l’invasion, cette guerre tend à intégrer des moyens humains, matériels et numérique là et au moment où le besoin s’en fait sentir. Le vainqueur de la guerre, comme le souligne l’auteur, risque fort d’être le camp qui saura opérer cette intégration dans toutes les dimensions du combat.

L’envergure de la guerre

Elle se mesure aussi à la mobilisation des moyens non directement militaire du conflit : sanctions financières et économiques de la part de l’Ukraine et de ses soutiens ; embargos énergétiques de la part des deux camps ; blocus alimentaire de facto par la Russie ; sans oublier la dimension financière et bancaire. Nous avons aujourd’hui à l’heure où ces lignes sont écrites que la guerre d’Ukraine a largement dépassé la durée que lui avait assignée le Kremlin à la veille du 24 février. Il était pourtant prévu que le but de guerre politique serait atteint au quatrième jour avec la chute annoncée de Kiev et l’élimination du gouvernement ukrainien. Les colonnes russes serpentant devant les caméras sur des dizaines de kilomètres sur plusieurs axes différents en faisaient pas ou peu ce que l’on fait normalement avant et pendant une guerre : motiver et entraîner des combattants qui savent ce que l’on attend d’eux, c’est-à-dire faire la guerre ; puis avancer en protégeant ses flancs en as de contre-attaque ; utiliser sa puissance de feu pour faire sauter les obstacles en bonne intelligence avec l’ensemble des acteurs (aviation d’appui-feu, artillerie, blindés, infanterie, etc.).

Bien entendu, les armées russes n’ignorent pas les bases de l’art de la guerre, mais, tout simplement, l’affrontement de grande envergure n’était pas prévu au programme. Le premier matin, des forces spéciales (spetsnaz) transportées par près de 30 hélicoptères d’assaut devaient s’emparer de l’immense aéroport des usines Antonov à Hostomel et le sécuriser. En fin de matinée, les troupes aéroportées y seraient posées et rouleraient aussitôt vers le centre de Kiev à une vingtaine de kilomètres de là. Kiev ne serait pas encore en état de défense : peu de dents de dragons sur la chaussée, peu de checkpoint. Dans la soirée, les lieux de pouvoir seraient entre les mains de la division aéroportée russe et, le lendemain, le gouvernement ayant pu prendre le maquis. Enfin, le troisième jour, le régime d’occupation serait en place, à l’instar d’ailleurs de ce qu’il se passera avec un minimum de heurts dans le Sud à Kherson, Berdians, Mélitopol, régions dans lesquelles rien n’arrêtera les Russes jusqu’à leur arrivée à Marioupol aux portes du Donbas…Le quatrième jour était programmé la parade de la victoire à Kiev sur le Maïdan.

Par la suite, on apprit que le plan russe prévoyait que l’invasion du territoire ukrainien serait menée à bien en une dizaine de jours. L’annexion de l’Ukraine devait ensuite avoir lieu au mois d’août. Rien que çà ! Ce rappel des débuts de l’invasion permet de souligner que ce plan a failli réussir : Kiev n’était en effet pas en état de défense le 24 mars au matin. Et les hommes de la garde territoriale ukrainienne n’étaient présents à Hostomel que depuis peu. Aussi, sans leur présence et leur courage, l’aéroport tombait et vraisemblablement Kiev par la suite. De fait, en une semaine, les Russes ont effectivement occupé près de 120.000 kilomètres – un bon cinquième de la France. Dans ces conditions et en cas de prise simultanée de Kiev et du gouvernement , les perspectives d’une victoire russe n’étaient pas médiocres.

Le plan russe a cependant échoué pour des raisons petites et grandes :

  • parmi les petites :

Un secret excessif qui a ralenti ou empêché le travail d’état-major nécessaire à la mise en œuvre opérationnelle de tout plan militaire complexe, qu’il soit bon ou mauvais. Il n’y a qu’une seule cause majeure d’échec, mais elle a été déterminante

  • par les grandes :

Le fait d’avoir planifié et agi sur la base d’hypothèses idéologiques et politiques totalement fausses. En effet, l’Ukraine était considérée par les responsables russes comme n’étant ni un peuple ni en Etat, et la population était supposée accueillir avec bienveillance les soldats russes.

A partir de ce point, le reste suit : moyens militaires insuffisants et une troupe mal préparée face à une population prêt à tous les sacrifices pour défendre sa patrie.

Comme le souligne François Heisbourg, l’analogie avec l’Ukraine, avec certes ses limites, peut être comparée au cas de la Pologne :

En effet, en 1772,  250 ans avant le début de l’actuelle guerre d’Ukraine, la Russie des Romanov entra dans un processus de partage puis d’effacement de la Pologne. EN 1795, la Pologne souveraine a disparu. Sa résurrection en tant que grand-duché de Varsovie par Napoléon ne durera que peu d’année et prendra fin avec la chute de l’Empire français. La Pologne renaît au lendemain de la Première Guerre mondiale, mas ce sera pour sombre à nouveau en 1939, ses dépouilles étant partagées entre Hitler et Staline. Le dernier partage de la Pologne aura lieu lors de la conférence de Potsdam en 1945 ; Staline conserva tout ce qu’il avait pris à la Pologne en 1939 – 1941, cependant que les terres occupées par les Allemands devinrent polonaises jusqu’à l’actuelle ligne Oder-Neisse. Pendant plus de deux siècles, la Pologne a subi mille maux, scandés par des révoltes écrasées dans le sang (1794, 1831, 1863, 1844) et les allers-retours des conquérants. Il faut attendre 1989 et la pleine souveraineté recouvrée par que la Pologne, devenue ensuite membre de l’Union européenne et de l’OTAN, cesse d’être ballottée entre des hégémonies rivales.

L’Ukraine et engagée dans un processus analogue. Terre de sang, pour reprendre la formule de l’historien Timothy Snyder Terres de sang, L’Europe entre Hitler et Staline, Timothy Snyder, NRF Gallimard, Paris, 2012, 703 p.,32 € Chroniqué par Céline Baccari, tout au long du XXe siècle terre de sang elle demeurera sur la Russie devait reconstituer son néo-empire eu moyen de l’actuelle guerre. Selon François Heisbourg, il dépend en grande partie de nous, à travers le soutien militaire, politique et économique que nous fournirons à l’Ukraine que la guerre et l’instabilité ne s’installent pas en Europe durant des décennies. A l’inverse, la guerre a toutes les chances de s’arrêter dès lors que la Russie aura pris le parti de ne pas recréer un empire. L’Ukraine a des frontières reconnues en droit international et elle n’est l’objet de la concupiscence territoriale d’aucun autre Etat que la Russie. En d’autres termes, la guerre ne durera pas au-delà de la décision de la Russie de faire son deuil d’empire.

Une équation à trois inconnues

  1. Tout d’abord, la situation militaire sur le terrain qui sera partiellement fonction de notre soutien à l’Ukraine.
  2. Ensuite, la fin biologique de Poutine, moyennant quelques précautions : l’homme a dépassé les 70 ans mais ce n’est pas encore un vieillard.
  3. Enfin, une révolution ou un pronunciamiento. La défaite de la Russie face au Japon contribue au déclenchement de la révolution de 1905 ; les révolutions de février et d’octobre 1917 sont les conséquences des combats de la Première Guerre mondiale et l’effondrement de l’URSS en 1991 est largement lié à l’incapacité à tenir le rythme de la course aux armements de la guerre froide.

Mieux vaut donc éviter le scénario polonais de la très longue durée et faire ce qu’il faut pour que la décision militaire soit acquise rapidement, à savoir en quelques années sinon en quelques mois. D’où l’utilité de tirer les leçons de ce qui vient de se passer durant l’année écoulée.

Pour conclure, un livre percutant et acéré. Chaque chapitre est ponctué d’un encart venant préciser une argumentation précédemment développée. Très agréable à lire, avec un langage clair, François Heisbourg expose avec brio et une lucidité froide l’immense défi lancé à nos démocraties face à l’agression russe et aux systèmes politiques autoritaires.

Pour les Clionautes

Bertrand Lamon