Le récit de guerre, c’est-à-dire la relation orale, écrite, visuelle de l’histoire des hommes en guerre est sans conteste un révélateur de phénomènes culturels et sociaux d’ampleur. L’ouvrage qui nous intéresse rassemble 37 contributions d’histoire issues de trois journées d’études organisées à Blois en 2013, Rouen en 2014 et Paris, également en 2014, consacrées au récit de guerre. Ces journées ont été conçues pour un dialogue entre les disciplines comme l’histoire, l’archéologie, l’histoire de l’art et la littérature). Ce livre envisage de façon thématique le récit de guerre comme « source et genre », expression de la violence des soldats ainsi que de la place des civils dans les guerres, de l’Antiquité à nos jours.

Cet ouvrage publié par les Presses universitaires de Franche-Comté, l’a également été avec le concours de l’institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité ; le groupe de recherche d’histoire de l’Université de Rouen ; le Centre tourangeau d’histoire et d’étude des sources.

Le récit de guerre est la forme première adoptée par le récit historique. La guerre est probablement le phénomène le plus complexe à mettre en récit. Comment en effet, sans trahir le poids des événements, des témoignages, la grande diversité des faits, l’enchaînement des faits et leur simultanéité ? Le projet des ces journées fut centré sur l’utilisation des relations comme sources historiques, de l’Antiquité au début du XXe siècle. Il s’est agis d’examiner les différents processus mis en œuvre dans leur élaboration pour construire et exposer les faits et de prendre la mesure de toutes les précautions qu’ils imposent au travail de l’historien. Devant l’ampleur de ce travail, de multiples question surgissent : s’agit-il vraiment de témoignages ? Quelle est la place et le rôle des acteurs ? Y décèle t’on un genre standard, voire normé, pour faciliter la compréhension des contemporains ? Quelles informations pour l’historien peut-il en extraire, qu’il s’agisse des événements, des violences, des souffrances, des batailles alors que, bien souvent, ces documents historiques sont commandés pour justifier ou valoriser les actions des acteurs.

La première de ces journées sur la place des civils dans le récit de guerre a été organisée en octobre 2013 par l’Université de Tours, dans le cadre des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. Cela a été l’occasion d’étudier la place faite aux non combattants (femmes, enfants, vieillards, otages et prisonniers) ce qui pose la question de la porosité éventuelle de la limite entre civils et militaires. L’impact des combats sur les sociétés a aussi conduit à s’interroger sur la pertinence de la notion d’arrière.

La seconde rencontre s’est tenue en mai 2014 à l’Université de Rouen autour de la question de la véracité et la qualité des récits de guerre. Une attention particulière a été portée sur la crédibilité des données chiffrées livrées dans les récits de guerre et à la possibilité de confronter les différents supports d’un même récit (écrits, images).

La troisième journée fut consacrée à la violence des soldats dans le récit de guerre et fait l’objet d’une étude en juillet 2014 par l’Université Paris-Sorbonne. Les chercheurs se sont interrogés sur les processus de médiatisation de la violence, la mise en scène des émotions, des gestes et du corps du soldat et ce qu’elle exprime.

Ces journées de travail se sont placées sous le renouvellement historiographique des batailles ou des sièges qui, depuis le mitan des années 1970 a tenté de renouveler l’étude de la guerre et notamment ce qui en détermine l’essence même : celui du combat. Ces écrit avaient été mis de côté après 1945 car suspects d’être « canoniques », réduisant les multiples acteurs et leurs points de vues. Ces sources étaient donc laissées aux historiens militaires. Il faut attendre 1976 et le coup de canif de John Keegan dénonçant le modèle occidental de la guerre, du récit de bataille décrit par d’anciens généraux partiaux – par oubli ou pour justifier leurs actions et leurs erreurs – pour s’ouvrir aux témoignages de combattants offrant des visions différentes des combats. Selon les auteurs, la bataille, le siège et leurs récits deviennent des faits culturels qui doivent être interprétés à l’aune des représentations contemporaines, par exemple on observant la violence individuelle ou collective du groupe social de l’auteur ou du combattant.

Il s’agit par conséquent de mettre en évidence le lien qui unit le récit avec d’autres matériaux archéologiques, mais également littéraire.

Le deuxième point de ces journées d’étude Récit de guerre s’est porté sur la réhabilitation rhétorique des styles littéraires laissés par les belligérants : histoire officielle, journaux, mémoires, échanges privés entre les soldats et leurs familles doivent être appréhendés en totalité. L’historien doit donc recherche le modèle d’écriture et les stéréotypes du genre qu’ont suivi les auteurs pour répondre au désir des lecteurs. Quand l’on écrit, ce n’est pas pour soi mais bien souvent pour un autre public aussi divers que varié qu’en fonction de ses attentes.

Parmi les questions posées par les récits de guerre fut l’irruption de la figure de l’individu narrateur, de sa propre expérience. Ainsi, dès l’époque moderne on assiste à une approche autobiographique de la guerre et se développer en parallèle une littérature de témoignages, comme les Commentaires de Blaise de Monluc durant les Guerres de Religion. La sincérité de la confession garantit ainsi à l’auteur parfois mis en accusation (Monluc fut accusé de malversation financière motivée par des raisons politiques) la validité de son récit et la justesse de sa position. Il fallut attendre les guerres de la Révolution et de l’Empire pour voir surgir une parole moins en retenue. Pour la première fois, des masses de soldats lettrés avaient été happés par de violents combats, meurtriers et pouvaient, des années plus tard, témoigner de leur expérience. Dans sa Comédie humaine, Balzac inclut des personnages survivant de ces guerres napoléoniennes (Le médecin de campagne, Le colonel Chabert, les Chouans) sans toutefois décrire les batailles vécues par les soldats. Dans ce sillage littéraire, Stendhal et Hugo se placèrent différemment : pour le premier, il fallait se mettre à niveau d’homme et restituer ainsi les sensations du combat comme dans La Chartreuse de Parme ; Hugo, dans Les Misérables, adopte le point de vue de Dieu qui voit des masses d’hommes se déployer et s’affronter.

Au lendemain des guerres napoléoniennes, le défit posé par le récit de la guerre posait un choix de narration romanesque mais posait un problème historiographique. Il fallait appréhender les motivations individuelles et collectives de ceux qui s’étaient trouvés engagés dans les combats. Ces problématiques furent mise en exergue par la controverse qui opposa Philippe de Ségur avec son Histoire de Napoléon et de la grande armée pendant l’année 1812 et le général Gourgaud. Ce dernier, un des quatre « apôtres » qui avaient recueilli les paroles de l’Empereur pour le Mémorial de Saint-Hélène apparaissait comme un dogme infaillible, dépositaire de l’orthodoxie mémorielle. Ségur, lui, incarnait la réaction aristocratique et la trahison de ceux qui s’étaient ralliés aux Bourbons en jetant un regard critique sur l’épopée napoléonienne.

Un nouveau seuil fut franchit après la Première Guerre mondiale. Jean Norton Cru critiqua certaines grandes gloires littéraires auxquelles il reprochait leur complaisance à l’égard des mythologies guerrières. Selon lui, la Grande Guerre ouvrit le temps de la démocratisation du récit de guerre grâce aux milliers de témoignages produits par les soldats. Il reprochait aussi à ces témoignages les lieux communs et les mensonges de la littérature héroïque. Plus d’un siècle après l’épopée napoléonienne, deux figures du récit continuaient à opposer l’évocation de la guerre à hauteur d’homme et les grandes mythologies collectives.

En conclusion, en faisant des récits de guerre un objet d’histoire, cet ouvrage collectif sous la direction de Pierre Cosme a contribué à dépasser les constructions narratives. L’histoire bataille jadis considérée comme désuète ouvrent la voie à l’histoire de guerre. Ces trois journées de travail ont réuni une quarantaine de chercheurs français et étrangers, appartenant à plus d’une vingtaine d’institutions différentes

Pour les Clionautes

Bertrand Lamon