Cet ouvrage n’entend pas faire le tour de toutes les ignorances, cela serait illusoire, mais de celles qui concernent la Terre, l’effacement ou le maintien de ses mystères. Il cherche « à interpréter l’histoire des sciences et des découvertes aux prises de l’effacement des ignorances, ainsi que de celui des imaginaires et des rêves que ces ignorances induisaient ». Alain Corbin se consacre à l’évolution du « feuilletage des ignorances », depuis le XVIIIème siècle. L’ignorance n’est pas forcément un élément négatif, au contraire elle est source de stimulation pour l’imaginaire.
Alain Corbin nous entraîne dans sa recherche en nous racontant des anecdotes de sa propre jeunesse.
Première partie : la faible connaissance de la terre au siècle des Lumières
Alain Corbin ouvre cette partie avec le fameux séisme de Lisbonne de 1755, qui a mis à mal les croyances et les ignorances de l’époque. Cet événement où s’affrontent superstitions et idées des Lumières arrive après une série d’interrogations sur le ou les déluges. Le mot catastrophe apparaît à partir de 1721, et à partir de 1755, il ne représente plus seulement un signe mais un événement, un concept pour penser le monde autrement, ne faisant pas seulement référence à la religion pour être compris.
À partir de 1755, l’Académie des sciences mène une véritable politique d’étude des tremblements de terre, afin d’en déterminer la véritable cause. Trois types d’explications ont ainsi été trouvés dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle : une inflammation souterraine ; une dilatation de l’air ; une propagation d’un fluide électrique. Désormais, on cherche à comprendre la catastrophe en dehors du champ de la religion, ce qui stimule les sciences de la Terre.
Alain Corbin s’intéresse aux conséquences cognitives et émotionnelles du tremblement de terre de Lisbonne grâce aux nombreux témoignages des Lumières. C’est pour lui une date phare, un tournant dans l’histoire des représentations de la Terre. C’est à la suite de cet événement que de nombreuses questions ont été débattues telles que l’âge de la terre, la nature des pôles, la signification des fossiles, la formation des tempêtes …
Alain Corbin revient sur chacune de ces interrogations dans cette première partie, dans sa traque de l’ignorance. Il utilise de nombreuses sources du XVIIIe siècle qui nous donnent à voir les ignorances et les croyances de l’époque. Ainsi, l’âge de la Terre reste globalement un mystère, les savants européens n’arrivant pas à se mettre d’accord.
C’est cette indécision qu’Alain Corbin étudie, par exemple la représentation de la structure interne de la Terre qui, évidemment, ne peut faire l’objet de l’observation et relève donc de l’ignorance. Malgré tout, de nombreuses théories s’affrontent et s’étoffent grâce aux nouvelles connaissances de la géologie.
Alain Corbin s’intéresse à ce qu’il appelle « l’histoire longue de l’ignorance des pôles » : cette ignorance est à l’origine de l’organisation de nombreuses expéditions avant le Petit Âge Glaciaire. Les navigateurs, à la recherche d’une route du Nord-Ouest, encouragés par la littérature de voyage, ce sont ainsi lancés à la conquête des pôles avec l’espoir de la découverte d’un monde boréal et d’un monde austral. Cependant, à la fin du XVIIIe siècle, les pôles restent une énigme, « un bloc d’ignorance ».
« L’énigme insoluble des abysses marins » fait l’objet d’un petit chapitre très intéressant, dans lequel Alain Corbin prouve encore une fois que « la peur de l’ignoré stimule le rêve » et la recherche.
Ensuite, Alain Corbin nous fait quitter l’océan pour nous mener à la découverte de la montagne, cette immense inconnue au XVIIIème siècle. Souvent vue comme un lieu horrible, en raison de la violence de ses orages et des préjugés sur sa population inhospitalière, la montagne est considérée comme le territoire du diable. C’est au XVIIIe siècle que le regard sur la montagne commence à changer, elle devient objet d’exploration et de découverte. L’iconographie a joué un grand rôle dans ce changement et dans le développement d’expéditions et d’ascensions de montagnes telles que le Mont-Blanc. Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, de nombreuses ignorances sur la montagne sont surmontées grâce aux ascensions qui se sont multipliées.
Les glaces, qu’elles soient polaires ou montagneuses, étaient un mystère quant à leur formation.
Les volcans eux-aussi fascinaient les hommes du XVIIIe siècle : ils deviennent même un sujet philosophique et littéraire à la mode. La majorité des Européens n’avait jamais vu de volcans, mais les références antiques étaient très présentes dans l’imaginaire. Alain Corbin étudie les avancées en volcanologie, avec en particulier la découverte des volcans andins dans le Nouveau Monde. Cependant, l’ignorance partagée sur les volcans reste prégnante au XVIIIe siècle.
Aussi, dans un chapitre fourni consacré aux « terrifiants météores », Alain Corbin nous montre que la cause de nombreux phénomènes reste totalement obscure dans la seconde du XVIIIe siècle, y compris pour les érudits : les tempêtes, les tornades, les orages violents… Ces phénomènes terrifiants restent incompris et sont donc source de nombreuses émotions. Alain Corbin s’intéresse à l’ignorance en ce qui concerne la météorologie, thème qu’il abordait déjà dans son ouvrage de 2014, Le ciel et la mer . Alain Corbin se penche sur les erreurs courantes de l’époque liées à la méconnaissance des phénomènes.
L’air, le ciel, dans leur représentation, connaissent une certaine révolution à la fin du XVIIIe siècle grâce au voyage en ballon des frères Montgolfier en 1783. C’est par l’expérience que l’ignorance diminue, mais seulement pour les rares personnes qui ont pu contempler la Terre vue d’en haut.
Alain Corbin finit cette première partie par un petit bilan original de l’ignorance à la fin du siècle des Lumières, et non pas des connaissances comme on en a l’habitude. Faire le bilan des ignorances permet également de faire l’inventaire des croyances et des tâtonnements de l’époque.
Deuxième partie : le lent recul des ignorances (1800–1850)
La connaissance de la Terre reste limitée au début du XIXe siècle. De nombreux phénomènes restent totalement inexpliqués, mais Alain Corbin note un recul de l’ignorance dans la compréhension des glaciers. Ainsi, il s’intéresse à Ignace Venetz qui a eu un rôle important dans l’explication des phénomènes de glaciation.
Alain Corbin montre également que la géologie, en pleins balbutiements, permet de faire reculer l’ignorance quant à la structure de la Terre.
Ensuite, l’auteur se penche sur les volcans et « l’énigme des brouillards secs » : il s’intéresse à l’éruption du Tambora en Indonésie en 1815–1818 à l’aide d’archives, et aux nombreuses conséquences mondiales de cette éruption : ainsi, la grande crise de 1815-1817 qui s’ensuit et donne naissance à une politique sociale, mais également le retour de superstitions, preuve de l’ignorance qui persiste à cette époque. Alain Corbin cherche à comprendre cette ignorance sur les causes des phénomènes naturels en se mettant à la place des contemporains de l’événement. En effet, il était impossible pour les Européens de savoir que l’éruption indonésienne avait eu des répercussions mondiales.
D’autre part, Alain Corbin nous explique qu’au XIXe siècle, les profondeurs marines restent un domaine d’ignorance presque absolue. En effet, elles se situent hors de l’univers mental des contemporains, jusqu’au milieu du XIXe siècle où la pose des premiers câbles sous-marins change la donne. Le romantisme du début du XIXe siècle est une des causes de cette ignorance. À cette époque où les théories des catastrophistes et des actualistes s’affrontaient, les mesures des profondeurs se sont multipliées et par manque de moyens, les abysses sont restés, selon Jean-René Vanney, « le plus déshérité des déserts de la connaissance ». L’ignorance et le mystère des abysses restent donc importants.
Alain Corbin revient ensuite sur la météorologie, sur la lecture du ciel qui évolue autour de 1800. En effet, les nuages et leur formation sont étudiés par Luke Howard. Les progrès scientifiques du tournant du siècle permettent de gommer une partie de l’ignorance concernant les nuages et les mystères qui les entourent. Alain Corbin utilise le journal du scientifique Howard afin de nous le montrer. Mais l’ignorance concernant le ciel reste majoritaire chez ses contemporains au début du XIXe siècle.
Aussi, si les pôles ont fait l’objet de nombreuses explorations, ces régions restent un pan de l’ignorance du XIXe siècle : ils conservent leur mystère, ce sont des mondes ignorés. De plus, plusieurs explorations dramatiques alimentent cet imaginaire mystérieux.
À l’aube des années 1860, Alain Corbin fait un bilan des connaissances de la terre : elles restent encore bien maigres, même pour les contemporains éclairés. La terre reste globalement incomprise.
Troisième partie : la terre et le recul de l’ignorance (1860–1900)
Dans cette dernière partie, nous découvrons les progrès de la connaissance de la Terre, à commencer par l’inventaire des abysses marins, dont l’ignorance pratiquement complète en 1850 a été remplacée par une connaissance quasi totale à la fin du siècle. C’est grâce à l’électrification par des câbles sous-marins dès les années 1860 que l’ignorance des fonds marins s’est effacée. Alain Corbin s’intéresse aux différentes étapes qui ont permis de surmonter cette persistante ignorance.
Ensuite, Alain Corbin revient sur la météorologie qui connaît des progrès de connaissance très important dans la seconde moitié du XIXe siècle. Là encore, l’auteur nous présente les progrès réalisés durant la période.
Alain Corbin s’intéresse aux voyages aériens qui deviennent progressivement des objets scientifiques, quittant le domaine des émotions et faisant ainsi reculer l’ignorance.
Ensuite, l’auteur donne à voir l’élaboration lente de la sismologie, débutée de manière poétique notamment par Michelet qui voit par exemple un cœur dans le volcan et une Terre qui s’ettouffe, dans une ignorance scientifique. Les explorations de la fin du XIXe siècle permettent de décrire, d’observer et de cartographier les volcans et donc de mieux les comprendre. L’explosion du Krakatoa en 1883, en Indonésie, a été étudiée précisément dans sa temporalité par les contemporains. Mais les principales découvertes permettant de limiter l’ignorance dans ce domaine sont les champs de fracture et l’unité des phénomènes volcaniques.
Aussi, la connaissance de la glace s’est améliorée au début du XIXe siècle, la deuxième moitié du siècle a vu se créer un répertoire des grands glaciers du monde. L’ignorance recule également dans ce domaine.
Le XIXe siècle est également une période de fort développement touristique, qui explique la focalisation de la réflexion sur les montagnes, la mer et les cours d’eau. La géologie et le fluvialisme se développent parallèlement aux voyages, comme le montre le Rhin de de Victor Hugo en 1845. Grâce à la curiosité, l’ignorance recule. L’hydrologie apparaît ainsi dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Alain Corbin parle également des eaux souterraines, des grottes, des fleuves souterrains… mais aussi des sources des fleuves tels que le Mississippi qui suscitent le débat à la fin du XIXe siècle. L’apport des géographes et non négligeable dans la diffusion des connaissances des fleuves.
Le regard des hommes de la deuxième moitié du XIXe siècle sur la Terre a beaucoup changé grâce aux nombreuses découvertes scientifiques qui ont fait reculer l’ignorance. On estime alors l’âge de la terre bien supérieur à ce qu’on imaginait un siècle plus tôt, mais l’ignorance de la temporalité de la Terre reste encore importante. Alain Corbin explique que l’émergence de la géographie physique en France, en lien avec la géologie, et l’importance de la vulgarisation, permettent de faire reculer l’ignorance sur ce qu’est la Terre.
Aussi, l’auteur souligne le fait étonnant que l’ignorance concernant les pôles reste quasi totale, à une époque où de nombreux progrès de connaissance sont accomplis. Il nous fait part des différentes expéditions mises en œuvre pour augmenter la connaissance des pôles qui étaient un domaine fascinant les contemporains. En 1882, la première « année polaire internationale » est organisée par des savants soucieux de limiter l’ignorance concernant cette partie de la terre.
L’Histoire de l’ignorance et de son recul chez les savants doit, selon Alain Corbin, s’accompagner de l’étude de la vulgarisation des connaissances de la Terre. Il soulève plusieurs vecteurs de cette vulgarisation : l’école, la presse, les livres, les conférences et les expositions. Le XIXe siècle est en effet une période de multiplication du nombre des périodiques de vulgarisation scientifique à l’échelle mondiale. Dans les bibliothèques, les livres de science étaient accessibles au plus grand nombre, en particulier dans les bibliothèques scolaires fondées en 1862. Aussi, l’école, à une période où l’analphabétisme s’effondre, devrait jouer un rôle important dans le recul de l’ignorance concernant les mystères de la Terre. Mais en France, l’école républicaine se focalisait sur « la petite patrie ».
En guise de conclusion, Alain Corbin se pose la question de la mesure de l’ignorance à l’aube du XXe siècle : ainsi, si l’ignorance de la Terre a reculé beaucoup plus qu’au siècle précédent, il reste encore des mystères à la fin XIXe siècle. Les profondeurs telluriques, les hautes altitudes célestes, les prévisions météorologiques précises restent encore inconnues. Aussi, si les progrès du recul de l’ignorance ont été énormes dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la vulgarisation des connaissances est restée limitée, laissant du mystère et des côtés terrifiants aux phénomènes naturels terrestres. La diversité des ignorances persiste et pèse sur les relations entre les individus.
Cet ouvrage d’Alain Corbin est très intéressant, en abordant de façon originale les représentations sur la Terre aux XVIIIe – XIXe siècles. L’angle choisi ainsi que les thèmes abordés sont passionnants, et les phénomènes étudiés sont édifiants. De plus, certaines anecdotes pourront être réinvesties en classe pour les professeurs d’Histoire, à la fois pour étayer le travail de l’Historien, mais aussi pour donner à voir les sociétés du XVIIIème et XIXème siècle et leurs représentations, avec le désir de combler les ignorances.
Une Histoire de l’ignorance à mettre entre toutes les mains.