Dans cet ouvrage important, plusieurs experts étrangers et français examinent les conséquences des évolutions mondiales sur ce qui a longtemps été le socle de notre sécurité, à savoir la dissuasion nucléaire. Différents auteurs examinent successivement les risques de guerre nucléaire avec deux espaces privilégiés, le Moyen-Orient et l’Asie avant de s’interroger sur les conditions d’un éventuel désarmement. En troisième partie trois spécialistes français examinent les choix politiques en la matière. Le premier article est consacré à la France, la bombe et le nouveau paysage nucléaire. Il a été rédigé par Camille Grand, directeur de la fondation pour la recherche stratégique depuis 2008. L’aventure nucléaire française s’est confondue avec l’histoire de la Ve République et la fait l’objet jusqu’à une date assez récente d’un très large consensus.
L’actuel locataire de l’Élysée, a prononcé à Cherbourg le 21 mars 2008 un discours de politique nucléaire que l’auteur considère comme l’un des quelques discours importants de l’histoire de l’édition française. L’auteur considère que le président de la république s’inscrit dans la continuité et recentre l’utilisation du nucléaire comme instrument de défense des intérêts vitaux. Depuis la fin de la guerre froide la France était en mesure de réduire son arsenal de près de 50 % tout en le rendant beaucoup plus performant. Toutefois, son retour dans l’OTAN en 2009 poses le problème de l’insertion de ces forces dans la dissuasion européenne. Le problème se pose également de savoir si la dissuasion nucléaire française ne sera pas rapidement frappée d’obsolescence avec le développement des systèmes de bouclier antimissile qui sont amenés à se déployer dans les 20 prochaines années.
Les risques de guerre nucléaire
Dans la première partie, sur les risques de guerre nucléaire le Proche-Orient est sans doute la région où ce risque peut-être envisagé le plus facilement. Les perspectives les plus sombres envisagent le cas de l’Iran, le pays semble-t-il le plus proche de franchir le seuil nucléaire dans la région. L’auteur de cet article Ariel Levite qui est Israélien insiste tout naturellement sur la menace spécifique que ce l’Iran fait peser sur la survie d’Israël. Cela peut se comprendre, mais peut-être faudrait-il envisager une autre logique, dans la mesure où, pour l’instant, seul l’État d’Israël en choisissant « l’incertitude probable » à propos de sa possession d’un arsenal et de sa capacité à utiliser est en mesure de briser ce tabou nucléaire.
La possession depuis 98 de l’arme nucléaire par le Pakistan qui a rejoint l’union indienne dans ce club des pays du seuil envisageable le scénario d’une guerre nucléaire en Asie du Sud-Est. C’est en tout cas le thème de l’article de Hilary Synott. qui a été très largement engagé dans les relations entre l’Inde et le Pakistan entre 2001 et 2002. Très clairement, dans la logique du Pakistan qui est incontestablement plus faible que son adversaire, la possession de l’arme nucléaire est un moyen de sanctuariser son territoire. L’existence même du Pakistan en tant qu’État a été menacée lors de la guerre de 1971 et de la sécession du Bangladesh, l’ancien Pakistan oriental. Toutefois, même si la possession par les deux pays d’armes nucléaires peut jouer un rôle dissuasif, cela n’exclut en aucune manière la possibilité d’un recours à un conflit plus conventionnel. L’affirmation selon laquelle : « le nucléaire ne dissuade que du nucléaire », pourrait se trouver vérifiée. Toutefois, d’autres éléments sont à prendre en considération dans ce domaine. Le Pakistan n’est pas simplement vulnérable en raison de son territoire, des éléments de déstabilisation interne qu’il révèle, et de l’autonomie relative dont peut faire preuve l’armée. L’auteur examine les conséquences d’une utilisation des armes nucléaires par les effets des inondations généralisées consécutives à une soudaine fonte des neiges déclenchée par l’utilisation d’armes nucléaires. Il y a selon l’auteur urgence à éviter que les deux pays ne se retrouvent face à face, même dans une posture de dissuasion bilatérale. L’Afghanistan, risque de remplacer le cachemire comme nouveau champ de la bataille hindoue pakistanaise, ce qui pourrait avoir des conséquences dans la poursuite du conflit actuel, surtout si les puissances occidentales devaient confirmer le mouvement de repli envisagé ces derniers jours par les États-Unis et la France.
François Godement dans l’article : l’Asie nucléaire : retour vers le futur, examine successivement les évolutions des arsenaux chinois, indiens mais également nord-coréen. L’objectif du global zéro préconisé par le président Obama en 2010 peut supposer que la dissuasion ne s’appliquerait plus aux alliés des États-Unis, à savoir la Corée du Sud et le Japon. Face à la Corée du Nord mais également à la Chine, une telle posture pourrait conduire à une prolifération qui concernerait au premier chef ces pays auquel il faudrait rajouter Taiwan. Seules les évolutions politiques intérieures de Taiwan, et l’arrivée aux affaires d’un parti non indépendantiste, le Guomindang, permet d’éviter que ce problème ne se pose. Une situation de ce type, eu égard aux réactions chinoises probables, serait hautement déstabilisante et inciterait à un renforcement des arsenaux nucléaires présents dans la région.
Pour ce qui concerne l’éventualité d’un désarmement nucléaire, depuis l’adoption par le président américain Barak Obama du « global zéro » prévoyant un monde débarrassé des armes nucléaires à l’horizon 2030, plusieurs hypothèses sont envisagées.
En finir avec les armes nucléaires ?
Le démantèlement des armes nucléaires existantes actuellement suppose que parallèlement les procédures de contrôle soient renforcées. En l’état actuel, le renforcement du traité de non-prolifération qui est entré en vigueur en 1970, a pu dans une certaine mesure limiter le nombre de pays qui ont franchi ce seuil. Des pays comme la Libye ou la Syrie qui avait été tentés de développer des programmes nucléaires militaires, et dans une moindre mesure l’Algérie, y ont renoncé. À l’exception de la Corée du Nord qui utilise ses essais nucléaires en 2006 comme en 2009 comme des moyens de chantage pour obtenir des grandes puissances les moyens de survie du régime, et de l’Iran qui se considère entouré d’états hostiles et qui souhaite sanctuariser son territoire, il ne semble pas y avoir actuellement de pays susceptibles d’être en mesure de franchir le seuil.
Actuellement, la Russie comme les États-Unis, qui détiennent les arsenaux les plus importants, envisagent de les réduire de façon drastique, mais sans pour autant envisager leur suppression définitive. Les doctrines d’emploi sont relativement proches, et au final les deux grandes puissances estiment devoir continuer en posséder parce que d’autres pays en disposent également. Dans le cas de la Russie, qui a défini sa nouvelle doctrine en 2010, la possession du nucléaire apparaît comme une arme d’assurance-vie contre des attaques de toute nature, de tous horizons, y compris donc des forces de l’OTAN qui sont toujours considérées a priori comme hostiles ou susceptibles de l’être.
Pour les États-Unis, il semble que l’on assiste à une certaine incertitude concernant la probabilité d’engagement de ces armes pour la défense des alliés. Cela peut avoir des conséquences en Asie orientale, avec Taiwan et la Corée du Sud ou encore le Japon.
Concernant le Royaume-Uni, et même si un accord de coopération a été signé avec la France en 2010, il semblerait que l’arsenal nucléaire ne soit plus une priorité stratégique. L’accord signé avec la France ne porte que sur des questions de développement technique permettant de réduire les frais en les mutualisant pour ce qui relève de la poursuite de la maintenance. Nous sommes très loin, quoique l’Élysée puisse en dire d’un partenariat stratégique.
En réalité, l’OTAN a fait le choix de mettre la priorité sur un bouclier antimissile, en principe limité à la défense contre des armes nucléaires à courte portée, de façon à rendre ce développement acceptable par la Russie, ce qui signifie que les 200 armes nucléaires américaines installées en Europe dans le cadre de l’OTAN ne seront pas remplacées. Cela aura pour conséquence de réduire la France un isolat nucléaire dont l’arsenal peut être considéré comme performant et suffisant jusqu’en 2030. Toutefois, d’après François Heisbourg, et surtout Louis Gautier la question qui sera posée à terme sera celle du renouvellement de ce parc, dans un contexte où la France a multiplié les interventions militaires classiques et/ou le budget nucléaire n’est plus, à cause de la crise économique de 2008, sanctuarisé. En l’état actuel, plusieurs spécialistes de la question militaire en France s’interrogent sur la capacité des armées françaises à remplir les missions conventionnelles qui lui sont fixées dans le cadre de ses engagements internationaux. Il est clair que dans ce contexte la question d’une coopération renforcée à l’échelle européenne est la seule solution pour pouvoir développer les instruments de projection de puissance dont les armées ont besoin sur différents théâtres d’opérations. Mais cela suppose qu’un accord soit trouvé avec les partenaires européens sur le rôle de la dissuasion nucléaire en France, et sur ce sujet, les positions ne sont pas jusqu’à présent compatible. Une dissuasion nucléaire réduit à l’Hexagone traduirait une conception étriquée de la défense de l’Europe, mais une conception élargie de cette même dissuasion viserait à transformer le territoire des voisins européens de la France en un champ de bataille potentiel, où serait mise en œuvre des armes nucléaires tactiques.
La situation est donc particulièrement complexe. Il n’est pas évident que le consensus général sur le nucléaire qui prévaut depuis l’aggiornamento de la gauche socialiste sur cette question, ne résiste longtemps aux arbitrages budgétaires mais surtout à des choix politiques en matière d’alliances. La réintégration de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN n’a pas suscité de grandes émotions. Pourtant, celle-ci est lourde de conséquences à terme et il faut espérer qu’une fois passée l’élection de 2012, une véritable réflexion stratégique et politique s’engage sur les questions militaires. On sait bien que celles-ci impliquent des choix qui vont très au-delà de deux quinquennats consécutifs ou non.
Bruno Modica