Ce numéro spécial du Mouvement social s’inscrit dans la vague de publications qu’a suscitée le centenaire du fameux congrès de Tours de décembre 1920, présenté généralement comme l’évènement marquant la naissance du communisme en France, une majorité des délégués ayant fait le choix de l’intégration à l’Internationale communiste (ou Komintern) qui venait d’être créée. Les directeurs de ce numéro spécial ont voulu, justement, montrer que le communisme, en France, n’est pas né seulement de cet événement qu’il faut « contextualiser et désacraliser ».
En-deçà et au-delà du congrès de Tours : une décennie de gestations du communisme français
Cette volonté de contextualisation et de désacralisation se traduit, notamment, par l’élargissement de la focale chronologique en envisageant une période de gestation s’étalant de 1915 à 1925, soit de la conférence de Zimmerwald à la phase de bolchevisation du parti. Après la fin de la guerre, une grande partie des militants socialistes français rejette les choix faits par les dirigeants de la SFIO pendant la guerre, considérés comme autant de compromissions, et adhère, au contraire, à ceux opérés par les bolcheviks, « acteurs centraux de la gauche zimmerwaldienne1. »
L’élargissement chronologique vise aussi à envisager la pluralité du communisme français à ses débuts comme le souligne aussi le choix du titre (« les naissances » et non « la naissance » du communisme français) : « L’élargissement de la chronologie découle avant tout de l’optique de ce dossier qui entend restituer et analyser la pluralité de moments, de lieux, de scènes et d’acteurs façonnant un mouvement communiste alors très largement composite et éclaté. »2 En d’autres termes, il existe une grande diversité dans les façons de devenir et d’être communiste entre 1915 et 1925. Après 1925, la « bolchevisation » porte en elle, au contraire, une certaine uniformisation du profil des militants.
Une histoire sociale
Fidèles aux orientations et à l’histoire de la revue dans laquelle ils publient leur dossier, les auteurs montrent la pluralité de la naissance du communisme français à travers une approche sociale de l’événement, en particulier en suivant les itinéraires des acteurs. Ce faisant, ils veulent se démarquer de travaux sur la naissance du communisme français se fondant sur l’analyse des discours et des tendances qui se sont opposés à Tours, autrement dit privilégiant une approche plus strictement politique, comme Annie Kriegel ou Romain Ducolombier dans leurs thèses respectives : « Au contraire, la perspective qui a nourri le présent dossier était de se défaire des explications trop étroitement politiques ou idéologiques pour proposer une histoire résolument sociale, qui mette en avant la connexion et l’articulation des trajectoires, des contextes historiques, des échelles et des territoires d’interactions3. »
De Paris à Alger en passant par la mer Noire
Les sept articles rassemblés dans ce numéro spécial du Mouvement social permettent en effet d’appréhender les naissances du communisme en France à travers différents territoires : un article d’Emmanuel Bellanger traite de l’implantation du communisme dans la ceinture rouge, Matt Perry présente le rôle des mutineries de la mer Noire dans la genèse du communisme français, Eloïse Dreure explique celle-ci dans l’Algérie coloniale et, enfin, Elise Abassade a traqué dans les archives des traces de la présence des femmes parmi les premiers communistes de Tunisie, ce qui lui a permis de rédiger un article intitulé « Des militantes du désordre. Femmes et communistes à Tunis (1921-1922)5».
Dans « « Une nécessaire opération de reclassement ». Sociobiographie du Comité directeur de la SFIC (1920-1925) » », Paul Boulland et Julian Mischi montrent que la composition de la direction du partie et son évolution ne s’expliquent pas seulement par des motifs idéologiques. Ils mettent en évidence le constant renouvellement de cette direction entre 1920 et 1925, qui contraste avec la stabilité de la période postérieure, et son hétérogénéité décroissante, reflet de celle du parti communiste naissant rejoint par des groupes sociaux très divers : « instituteurs syndicalistes ou pacifistes et leurs homologues féministes, ouvriers de sensibilité anarchiste, intellectuels en rupture avec l’ordre bourgeois, militants socialistes jusque-là confinés dans des positions intermédiaires ou marginalisés de la SFIO, les uns et les autres souvent radicalisés par l’expérience du front ou de la discipline des usines de guerre et déterminés à écarter des élites socialistes disqualifiées6. »
Adeline Blaszkiewicz explore justement la place de l’antiréformisme et du rejet des choix faits par la SFIO pendant la guerre à travers le discours des communistes sur Albert Thomas, ministre de l’armement pendant le conflit puis premier directeur du Bureau international du travail, dans un article intitulé « « Mieux vaudrait après tout se perdre avec Lénine que se sauver avec Albert Thomas7 ». Construire une voie révolutionnaire face au socialisme réformiste » : « L’antiréformisme est une force de mobilisation massive du mouvement communiste naissant qui trouve à s’incarner dans quelques personnalités érigées en archétypes, autant d’ennemis facilement identifiables8. »
Enfin, Morgan Poggioli, dans une contribution intitulée « La campagne française contre la guerre au Maroc ou le difficile apprentissage de la bolchevisation (1924-1926) », analyse la fin de la séquence envisagée dans ce numéro spécial du Mouvement social à travers le rôle de la campagne lancée contre la guerre du Rif dans la bolchevisation du parti .
Illustrations et archives numérisées
Pour les enseignants du secondaire, outre une « mise à niveau » des connaissances sur la naissance du communisme en France, en particulier à travers la lecture de l’éditorial et des nombreuses notes de lecture rassemblées à la fin du volume, ce numéro spécial du Mouvement social présente deux intérêts. D’une part, comme la plupart des auteurs l’utilisent, il donne à connaître le portail des archives du Komintern portant sur le mouvement communiste créé grâce au projet Paprik@2f9. D’autre part, les articles sont illustrés par des photos, cartes, graphiques et dessins de presse originaux ou peu connus comme le timbre reproduit sur la couverture.
1 p. 8.
2 Ibid.
3 p. 11.
4 Le sommaire complet de la revue est consultable sur le site de la revue ou CAIRN.INFO : https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2020-3.htm
5 p. 39.
6 Formule tirée par Adeline Blaszkiewicz de L’Humanité : F. AUSSOLEIL, « La peur du couteau », L’Humanité, 27 septembre 1921.
7 p. 41.