Né en 1969, Rafael Morales fait partie – avec, entre autres, le regretté Gilles Chaillet, Jean Pleyers, Christophe Simon, et, dans une moindre mesure, André Juillard, déjà lancé quand il travailla avec lui sur la série Arno – des auteurs repérés par cette figure incontournable de la BD franco-belge que fut Jacques Martin, l’immortel créateur d’Alix et de Lefranc, et qui passèrent par la rude école de sa collaboration. Venu le rencontrer et lui montrer des dessins lors d’une des premières éditions du défunt festival de Sierre, le jeune Suisse se vit demander par Martin une série de travaux, dont la reconstitution en détail de la tombe de Toutankhamon pour un livre-maquette. Ceux-ci devaient amener le maître, atteint d’une grave maladie des yeux, à lui confier le dessin des cinq tomes d’Alix publiés entre 1996 et 2005, ainsi que les albums consacrés à l’Egypte de la série dérivée Les Voyages d’Alix. En 2007 et 2009, Rafael Morales réalise alors sous son seul nom les deux premières aventures d’un nouvel héros, Hotep. Du fait de circonstances d’ordre personnel et professionnel, la troisième connaît ensuite une longue, très longue gestation… puisqu’elle n’est achevée qu’en 2019. Les tirages des deux précédentes étant épuisés, il est décidé de la faire paraître dans le cadre du présent ouvrage, qui les réunit toutes les trois dans une volumineuse intégrale.

En Egypte au temps des premiers Ptolémées

On suit donc ici les péripéties d’Hotep, premier scribe du temple de Karnak et grand prophète d’Amon, qui prend la succession de son père en l’an 287 avant Jésus-Christ. L’Egypte est alors, depuis un tiers de siècle, passée sous la domination de Ptolémée, un des anciens compagnons d’Alexandre Le Grand. Dans Le scribe de Karnak, alors qu’Hotep doit prendre la succession de son père mourant, Thèbes voit arriver deux nouveaux représentants royaux, l’épistatès Déméas et le stratège Péritas. A la différence de leurs bienveillants prédécesseurs, les deux hommes multiplient les abus et exigences envers la population égyptienne ; bientôt, Hotep lui-même est arrêté et soumis au chantage. Après bien des épreuves, il réussit cependant à gagner Alexandrie pour demander justice au basileus Ptolémée… Le calme revenu est troublé au début du deuxième album, La gloire d’Alexandre, par l’assassinat du nouveau stratège, ami d’Hotep. Alors que les esprits s’échauffent, celui-ci, flanqué du colosse Paphos, tente d’identifier les criminels. Dans le même temps, une mystérieuse organisation vient subtiliser la dépouille d’Alexandre conservée au temple de Ptah à Memphis, sur la présence de laquelle Ptolémée table pour légitimer le couronnement de son fils. Hotep s’aperçoit progressivement que les deux affaires sont liées, et qu’une vieille connaissance se cache derrière elles. C’est sur le même couronnement de Ptolémée II, en 285, que s’ouvre le troisième album, Les cèdres du Liban. Ayant obtenu pour prix des services rendus à la dynastie lagide l’achèvement de la construction du temple de Karnak, Hotep est envoyé en Phénicie avec la puissante escorte d’une flotte commandée par Cléarque. L’expédition atteint Byblos, dont le roi Ahiram tente de louvoyer entre la tutelle égyptienne et le voisinage des puissants Séleucides, héritiers de la partie orientale de l’empire d’Alexandre. Venus négocier les précieux cèdres nécessaires aux travaux, Hotep et Cléarque s’aperçoivent vite que la partie ne va pas être simple…

Forcément, de nombreux lecteurs férus de BD historique ne pourront s’empêcher d’avoir le souvenir d’Alix en tête au moment d’ouvrir Les Pharaons d’Alexandrie. La première aventure de l’intrépide Gallo-Romain fut publiée à partir de 1948 dans les pages du Journal Tintin dont Jacques Martin fut longtemps un des piliers ; et des générations successives ont découvert la Rome antique, ses splendeurs et ses marges au travers des intrigues qui le menèrent aux quatre coins de la Méditerranée. On sait gré à Martin de ses extraordinaires reconstitutions architecturales, vestimentaires, évoluant au fil des progrès de l’historiographie ; sa représentation des mœurs et des pratiques politiques pouvait hésiter entre réalisme historique et cliché ou reflet de notre époque ; son utilisation de personnages célèbres (César, Pompée, Cléopâtre, Octave…) s’avérer quelque peu fantaisiste.

D’Alix à Alexandrie

C’est avec un peu plus de finesse que Rafael Morales s’inscrit dans cette lignée du reste tout à fait légitime pour une œuvre fictionnelle. L’auteur se place dans un contexte historique précis : la fin du règne de Ptolémée 1er, l’un des plus grands Diadoques (successeurs d’Alexandre), et sans doute celui qui réussit à tirer le mieux son épingle du jeu dans le partage des dépouilles de l’immense empire du Conquérant en jetant immédiatement son dévolu sur l’Egypte, où il se proclame roi en 306 av.J.-C. L’intrigue s’inscrit dans la situation géopolitique de l’époque (complots de son fils rejeté Ptolémée Kéraunos, ambitions de Lysimaque, autre puissant Diadoque établi en Thrace, voisinage méfiant avec les Séleucides…) ; l’organisation mise en place par Ptolémée pour exploiter le pays comme un domaine privé afin de financer ses armées, les relations délicates entre l’élite gréco-macédonienne arrivée avec lui et la population égyptienne chapeautée par son puissant clergé… sont bien rendues. Et, surtout, la reconstitution des lieux parcourus par Hotep est réellement superbe. On le sait, il ne peut y avoir de science exacte dans ce domaine, la réalité des choses, malmenées par le temps et les hommes, nous étant souvent parvenue de façon incomplète voire uniquement littéraire. Connaisseur passionné de l’Egypte antique dont il a restitué maints détails, pour la série mentionnée plus haut et dans le cadre d’une mission archéologique menée avec l’Université Libre de Bruxelles, Rafael Morales fait évoluer à cette aune ses personnages au milieu de bâtiments, de décors et d’un quotidien magnifiquement recréées. Par Thèbes, Alexandrie en voie d’achèvement, Memphis, la vallée du Nil, les côtes de la Mer Rouge, l’oasis de Siwa, puis à l’occasion du périple qui les mène dans le troisième album de la grande métropole lagide à l’Antioche des Séleucides via Tyr et Byblos, c’est à un véritable et extraordinaire voyage dans « l’Antiquité retrouvée » (pour paraphraser le titre du bel ouvrage de Jean-Claude Golvin, un autre orfèvre en la matière) que nous convie l’auteur, avec le précieux concours de l’excellent travail de coloriage effectué par Micheline Pochez.

L’ensemble sort parfois de l’implicite, de l’arrière-plan pour donner lieu à des planches presque didactiques. On citera par exemple celles mettant en scène la discussion véhémente qui oppose tenants de la révolte contre le pouvoir gréco-macédonien et temporisateurs menés par Hotep dans le deuxième album (p.62-64), la dizaine détaillant le couronnement de Ptolémée II par lesquelles s’ouvre le troisième, et les nombreux panoramiques dont l’auteur nous gratifie – jusqu’à y consacrer (p.114-115) une double page, dont le spectaculaire crayonné est repris dans le double poster qui accompagne l’ouvrage. Elles restent néanmoins bien intégrées dans le fil du récit. On l’aura compris à la lecture de ce qui précède, Rafael Morales s’inscrit tout à fait sur le plan graphique dans la lignée de l’école de la ligne claire hergéenne telle que revisitée par Martin (un trait plus réaliste, moins épuré, l’appui sur une solide documentation…) On pourra parfois trouver le dessin des personnages, et plus particulièrement celui des visages en gros plan, moins abouti que le reste, l’ellipse pas toujours très explicite dans les premières pages faute de récitatifs, mais il le fait avec un talent certain.
Ce qui, avec un scénario qui tient la route et le soin apporté à la crédibilité historique, amène à passer un très bon moment de lecture.

Les Pharaons d’Alexandrie

Hotep connaîtra t-il d’autres aventures ? Si le parcours professionnel de Rafael Morales l’éloigne actuellement de la BD, la césure ne semble pas définitive ; alors souhaitons qu’il poursuive sa récréation si minutieuse et spectaculaire d’une époque souvent négligée entre la Grèce classique et la domination romaine… sans forcément faire attendre si longtemps un prochain album !

CR par Stéphane Moronval, professeur-documentaliste au collège de Moreuil (80).