Professeur émérite d’histoire économique contemporaine à l’Université de Franche-Comté, Jean-Claude Daumas est connu et reconnu pour ses travaux sur l’histoire des entreprises1. Il a notamment dirigé un monumental Dictionnaire historique des patrons français paru en 20102. Il a par ailleurs mené des recherches sur le rôle du territoire dans le développement industriel, ce qui l’a conduit à s’intéresser au concept de district industriel et à son utilité pour comprendre l’industrialisation de certains territoires3. Enfin, il a travaillé sur l’histoire du commerce et de la consommation, ce qui lui permet de publier aujourd’hui La révolution matérielle.

En France, comme l’explique Jean-Claude Daumas dans son introduction, il a fallu attendre les années 2000 pour qu’un nombre conséquent d’historiens se penche sur l’histoire de la consommation et produise des travaux sur ce sujet. Jusqu’à présent, cependant, aucun d’entre eux n’avait tenté de produire une synthèse sur le sujet à l’échelle de la France. C’est ce vide qu’entend combler Jean-Claude Daumas en publiant La révolution matérielle : « On ne dispose encore que de recherches monographiques, aux approches très diversifiées et segmentées, sans que personne n’ait tenté jusqu’ici de rendre compte de la dynamique globale de la consommation dans la France des XIXe et XXe siècles en embrassant à la fois acteurs, objets, pratiques et représentations. C’est précisément l’ambition de ce livre qui propose une histoire qui brasse large et refuse les simplifications. » (p. 9)

Une histoire résolument sociale

« L’étude de la consommation passe nécessairement par celle des consommateurs. Alors qu’ils sont souvent traités comme de simples figurants dans une pièce dont ils sont pourtant les personnages principaux, on les mettra au cœur de l’analyse en reconstituant leurs désirs, leurs préférences, leurs stratégies et leurs comportements tout en les situant dans des cadres sociaux collectifs afin de dégager des modes de consommation socialement différenciées. » (p.8)

Il s’agit donc de placer les acteurs au cœur de l’analyse et de rendre compte de l’essor et des transformations de la consommation dans le cadre des différentes classes sociales. La bourgeoisie, les ouvriers et les paysans, dans les parties qui portent sur le XIXe siècle et l’entre-deux-guerres, sont par conséquent étudiés dans des chapitres différents. Cependant, les représentations qui permettent d’expliquer, par exemple, le désir de consommer tel ou tel objet et les conditions de production et de commercialisation des produits ne sont pas négligées pour autant : « Ainsi voudrait-on se faire rencontrer une histoire économique qui s’intéresse à l’offre des marchandises et à leur commercialisation, une histoire sociale attentive aux choix des individus, aux différences de genre et de classe, aux inégalités de répartition, au développement des modèles socialement différenciés de consommation, et enfin une histoire culturelle qui s’attache au sens que prend la possession des objets pour les individus et les groupes. » (p. 11)

Une histoire empirique et concrète

La Révolution matérielle repose sur une masse documentaire considérable : travaux des historiens, mais aussi des économistes et des sociologues, voire des géographes dans quelques cas, pour les décennies les plus proches de notre temps, et recherches personnelles de l’auteur qui utilise et cite de très nombreuses sources imprimées qu’il s’agisse de la presse (les conseils de Mimi Pinson aux midinettes dans La bataille syndicaliste), de la littérature (Zola) ou des « manuels » dispensant des conseils aux consommateurs et consommatrices, par exemple pour aménager leur logement.

Historien de l’économie, Jean-Claude Daumas accorde une assez large place aux données quantitatives. Dans la mesure où les sources le lui permettent, il analyse, en particulier, les budgets des ménages pour comparer les groupes sociaux mais aussi distinguer différentes catégories à l’intérieur de chacun d’entre eux. Cela lui permet de montrer, par exemple, comment les ouvriers se dégagent progressivement de la simple survie pour devenir des consommateurs lorsque leurs revenus leur permettent de dépenser plus pour leurs loisirs, leur habillement ou leur logement mais aussi d’améliorer leur alimentation. « La naissance de l’ouvrier consommateur » (p. 162-213), que Jean-Claude Daumas date de la Belle époque, se traduit notamment par le recul de la place du pain dans l’alimentation ouvrière : « L’alimentation ouvrière ne s’organise plus autour du pain, qui n’accapare plus que 20 % du budget nourriture, et non plus 40 % et parfois davantage, au milieu du siècle […] Par ailleurs, le pain consommé est de meilleure qualité : le méteil et le seigle ont laissé la place au froment […]. Enfin, avec la réduction des quantités consommées, le pain change progressivement de statut : il cesse d’être l’aliment de base absorbé sous forme de soupe trempée aux trois repas pour n’être plus qu’un accompagnement, alors que la viande se hisse au rang d’aliment principal, consommé au moins une fois par jour. » (p. 168)

Pour « donner chair » à son propos, Jean-Claude Daumas consacre d’assez longs développements à des objets qui ont marqué l’histoire de la consommation du XIXe siècle à nos jours comme la bicyclette ou l’automobile. S’agissant de la première, il montre notamment comment le développement du cyclisme est socialement différenciée non seulement à cause des prix, qui en fait à la Belle époque un loisir essentiellement bourgeois, mais aussi de la façon de le pratiquer : « Dans L‘Art de bien monter la bicyclette, Louis Baudry de Saunier définit l’étiquette cycliste comme une « équitation cycliste » à partir de l’étiquette aristocratique du cavalier, le cycliste comme le cavalier ayant « l’obligation de l’élégance ». Il y décrit une manière de monter à bicyclette où le « gentleman-cycliste », élégamment vêtu, se tient droit sur sa machine, pédale sans effort, en recherchant moins l’efficacité et la vitesse que la grâce et l’élégance. Cet idéal de décence, de maîtrise de soi et de respectabilité fonde la stratégie de distinction qui a pour objectif de séparer clairement le cycliste bourgeois du coureur professionnel d’origine populaire, le pédalard en maillot rayé, courbé sur le guidon, à l’allure désordonnée » (p. 149-150).

Se plaçant au plus près des sources et des acteurs, Jean-Claude Daumas remet en cause des approches trop spéculatives ou conceptuelles de l’histoire de la consommation. Ainsi éreinte-t-il les classiques de Jean Baudrillart que sont Le système des objets et La société de consommation parus respectivement en 1968 et 1970 (p. 345-347). A propos de la place de la publicité dans l’avènement de la société de consommation, il remet en cause les analyses de la sociologie critique et de l’école de Francfort : « La sociologie « critique » des années 1960 et 1970 qui dénonçait la toute-puissance d’une publicité censée manipuler les consommateurs, fabriquer de faux besoins, et uniformiser les goûts et les pratiques, ne nous aide pas à comprendre son fonctionnement et ses effets réels, et cela tout simplement parce qu’elle considère la publicité comme une « communication univoque » en envisageant le message publicitaire du seul point de vue de ceux qui le produisent. Pourtant, les consommateurs ne sont pas des individus passifs et ont une « marge de manœuvre », car, d’une part, ils ont toujours une expérience préalable des produits et, de l’autre, c’est toujours à partir de leurs convictions, de leurs besoins et de leurs désirs, d’ailleurs très divers car ils occupent des positions différentes dans l’espace social, qu’ils les interprètent. » (p. 355)

Des régimes de consommation

L’histoire de la consommation en France à l’époque contemporaine connaît différentes phases que l’auteur définit comme autant de régimes de consommation, c’est-à-dire « la trame de ces configurations successives qui articulent de manière différenciée l’organisation de la production, les formes de commercialisation, la répartition des revenus entre groupes sociaux, la composition des ménages, les structures du marché et une culture de la consommation » (p. 16). Jean-Claude Daumas distingue cinq régimes de consommation successifs qui constituent les différentes parties de son livre : le premier court des années des années 1840 aux années 1880, le second, « La Belle époque de consommation », lui fait suite jusqu’à la Première Guerre mondiale, le troisième correspond à l’entre-deux-guerres, le quatrième se déploie pendant les Trente glorieuses et le cinquième est celui dans lequel nous baignons depuis la deuxième moitié des années 1970.

Ainsi, l’avènement de la société de consommation pendant les Trente glorieuses est indissociable de la généralisation du fordisme qui permet la hausse du pouvoir d’achat et la baisse des prix (« organisation de la production ») mais aussi de la naissance et de l’essor de la grande distribution (« formes de la commercialisation ») largement évoqués dans La révolution matérielle.

Le livre de Jean-Claude Daumas est donc à la fois très riche, beaucoup plus que ne peut le suggérer un compte-rendu de quelques milliers de signes, et facile à lire. Il laisse une large place aux faits auxquels il s’efforce de donner une interprétation complexe, à travers en particulier la notion de « régime de consommation », sans être pour autant obscure. A le lire, on mesure mieux aussi à quel point faire l’histoire de la consommation conduit, finalement, à revisiter toute l’histoire de la société française et à s’interroger sur son devenir. Pour les enseignants de collège et de lycée, ce livre constitue assurément une base de connaissances solides et il peut être aussi une source d’anecdotes toujours utiles pour intéresser les élèves. Dans un chapitre sur l’évolution de la consommation alimentaire dans les campagnes, l’auteur cite Le cheval d’orgueil, de Pierre-Jakez Hélias, dont il tire le récit savoureux de la découverte de la tomate par un campagnard breton : « Un jour […], je vois arriver sur la table […] un plat rempli de tranches d’un légume rouge assez répugnant qui me fait tourner le cœur. Ce sont des tomates. Dans les yeux de la plupart des femmes, il y a de l’affolement. Mais nous nous y mettons tous avec courage. Ce n’est pas aussi mauvais qu’on pourrait le croire » (p. 295-296).

3Voir, en particulier, « Districts industriels : du concept à l’histoire », Revue économique, 1, janvier 2007, https://www.cairn.info/revue-economique-2007-1-page-131.htm