Les commémorations du premier conflit mondial en remettant en lumière le rôle des troupes coloniales ont sans doute suscité les nombreuses études sur les tirailleurs déjà sorties en librairies ou à venir1, mais cet ouvrage dépasse leur participation à ce seul conflit.

L’ouvrage est organisé en quatre parties : une rapide histoire ancienne des tirailleurs, la première guerre mondiale, la seconde guerre avec un long article sur le massacre de Thiaroye et enfin l’utilisation des tirailleurs dans les guerres coloniales.

Deux approches se côtoient dans ce livre : des interventions de l’auteur lors de divers colloques ou commémorations et des témoignages de tirailleurs ou de leur famille recueillies par ses étudiants en français ou en langue locale et retranscrits en français et ce jusque dans de petits villages du Sénégal, c’est donc une forme de source pour l’historien. Le thème des tirailleurs est enseigné depuis 1998 en collège en classe en 3e et au lycée en classes de 1e et de terminale.

Abdoul Sow est docteur en histoire, enseignant chercheur à la FASTEF2 . Il a publié en 2010 une biographie de Mamadou Racine Sy, le premier capitaine noir des tirailleurs. Il est membre de la commission sénégalaise d’histoire militaire.

Les précurseurs : les tirailleurs d’avant les deux grandes guerres

Le premier chapitre reprend les travaux déjà publiés3 et présenté lors du congrès international d’histoire militaire à Amsterdam (2010). L’auteur se concentre sur le rôle des tirailleurs dans la conque du Haut-Sénégal-Niger 1880-1890 contre l’empire toucouleur. Il montre la situation en 1880 après la mort d’ElHadj Omar, les techniques de guerre des Toucouleurs et leurs fortifications de terre , les tatas et la stratégie française : artillerie, utilisation des connaissances des officiers noirs comme Mamadou racine Sy, exploitation de la haine des populations bambara, peule, Malinké soumise à l’autorité des Toucouleurs. L’auteur retrace les étapes de la conque dont la colonne d’Archinard et la prise de Ségou.

Le second chapitre est un premier portrait d’un tirailleur, forme plus développée dans les autres partie, celui du sergent Malamine, un héros oublié, recruté par Brazza en 1880 pour sa seconde mission au Congo à la rencontre du roi de Sokoto. Organisateur des transports et de la gestion des laptots4 il a participé à la fondation de Brazzaville, décoré en 1885 il meurt sans gratifications l’année suivante.

Les tirailleurs projetés hors d’Afrique 1914-1918

La contribution de l’auteur au congrès de la commission d’histoire militaire de 2014 constitue le chapitre trois et porte dur l’instrumentalisation de la religion dans le recrutement des tirailleurs. L’auteur y analyse la réussite des recrutements au moment où la France a besoin d’hommes pour combattre en métropole, le rôle de la propagande de l’école coloniale où est enseigné l’œuvre civilisatrice de la France jusqu’en brousse, une intense propagande anti-allemande5 mais aussi la réconciliation avec les populations musulmanes avec l’envoi à La Mecque de l’imam de Kaolack comme représentant des musulmans de l’AOF, le rôle de Blaise Diagne et ses relations avec les confréries Tijane et Mouride.

Un des premiers champs de bataille où les troupes coloniales ont été engagées fut la bataille des Dardanelles (avril – sept 1915). A partir de l’itinéraire de quatre tirailleurs et la collecte orale de récits l’auteur retrace ce que fut ce front. Il montre la place des fils de chef ou de marabout comme Falou Fall et Ahmet Sy, le sort des 35 000 soldates des troupes coloniales, le bilan très lourds des combats difficiles pour ces musulmans opposé à des Turcs, frères en religion. Il revient sur les lacunes des sources et la difficulté à établir l’histoire de tel ou tel tirailleurs. Si Fall et Sy sont morts ou disparus, les deux autres furent plus chanceux. Landing Mancadiang, engagé volontaire en 1909 participe à la guerre comme sous-officier puis à l’expédition du Levant (1921), de retour au Sénégal il devient un ardeur promoteur de l’école française6. Abdoulaye Ndiaye, enrôlé à 20 ans se bat aux Dardanelles puis dans la Somme, une plaque le célèbre dans son village où il s’est réinstallé à son retour du front.

L’auteur tente un bilan approximatif des pertes aux Dardanelles.

Suivent ensuite deux chapitres biographiques élaborés grâce aux étudiants d’Abdoul Sow à qui était confié la mission de recueillir la mémoire des tirailleurs dans leur ville ou leur village.

Ndiaye Abdoulaye Goutha est fils de notable saint-louisien et donc citoyen français7, élève de l’école coloniale il commence sa vie dans des activités commerciales avant d’être incorporé au 1er régiment de tirailleurs. Il connaît la guerre entre le front (Craonne notamment) et les camps d’hivernage (St Raphaël). De retour au pays il poursuit sa vie dans des emplois de commerce ? C’est l’exemple me de ces Sénégalais français qui ont servis la « mère patrie ».

L’adjudant Toumany Mané, originaire des confins sud du Sénégal est incorporé en 1914, il combat en métropole sur tous les fronts (La Marne, Verdun …) et obtient le grade d’adjudant en 1918. Au retour il est nommé chef de canton dans son terroir de naissance, le pays Balante (en Casamance), fonction qu’il exerce jusqu’à sa mort en 1958.

Les tirailleurs de la seconde guerre mondiale

Cette troisième partie s’ouvre sur une communication au colloque international « Mémoire orale des conflits : regards croisés » tenu en 2009 au Havre. L’auteur dresse un profil des tirailleurs d’après les témoignages de 23 d’entre eux d’une guerre à l’autre. L’auteur aborde le recrutement : recherche d’hommes valides, aptes à combattre (quotas imposés aux chefs de village, engagements volontaires, enrôlement de force devant l’hostilité des familles, endoctrinement depuis l’école. La formation militaire se fait dans des centres d’instruction : Dakar, Ouakam, Thiaroye, Rufisque, Kaoloack, Thiès, elle dure de six à huit mois avec un apprentissage sommaire du français puisque 8 recrues sur 10 n’ont pas fréquenté l’école et se poursuit à Fréjus.

L’auteur traite ensuite de la participation aux guerres (39-45, Indochine, Algérie). Il évoque les craintes à l’embarquement et l’importance des pertes en vies humaines dans ces régiments envoyés en première ligne. Après la démobilisation se pose la question des pensions sauf pour ceux qui ont rejoint l’armée sénégalaise lors de l’indépendance. Une remarque intéressante sur la « cristallisation » des pensions fait la relation avec les niveaux de vie et de revenus post-indépendance : le président Senghor l’aurait souhaité pour éviter que les anciens combattants soient mieux payés que les fonctionnaires sénégalais. La reconnaissance officielle fut tardive , depuis 2000 une journée des tirailleurs est célébrée au Sénégal et le président Wade a fait réinstaller la statue au centre de Dakar, la statue Demba et Dupont8.

 

Les chapitres huit et neuf sont des itinéraires de tirailleurs à partit d’enquêtes et d’interviews.

Ousmane Ndiaye, originaire de la région de Kaolack, évoque sa préparation mystique et ses gris-fris, son recrutement, sa guerre : Dakar, le Maroc puis le débarquement en Provence et sa fierté d’avoir libérer Toulon. Après sa démobilisation il rejoint la garde républicaine à Thiès. Il devient chef de canton en 1952 et donc collecteur de l’impôt. Malgré sa retraite de l’État sénégalais il revendique une pension correcte de l’État français pour services rendus.

Ndick Diagne est Sérère, né vers M’Bour en 1923 et recruté de force . Après six mois de formation au camp Faidherbe de Thiès il retient de la guerre surtout les morts (1/3 de l’effectif parti de Dakar) et l’attaque de Belfort. De retour en 1946 il est libéré sans un sou.

Le chapitre dix est consacré à l’épisode de Thiaroye. Abdoul Sow évoque la longue omerta sur ces événements tant du côté sénégalais que français. Il analyse la problématique des archives longtemps inaccessibles et lacunaires à propso des « graves incidents », « mutinerie », « incident tragique », « un vrai massacre », « drame », « révolte » selon les différents vocables utilisé pour désigner les événements du 1er décembre 1944 survenus au camp de Thiaroye. Il fait un point des éléments publiés à ce sujet entre 1968 et1978 : de quelques lignes à quelques pages, puis dans la période 1983-1995 : deux témoignages (celui du tirailleur Doudou Diallo et celui du docteur Deffon, chargé d’identifier les victimes à l’infirmerie du camp) et deux études ( le mémoire de l’UCAD9 de Samba Diop en 1993 et un article de M. B. Gueye en 199510). Enfin après l’ouverture des archives françaises en 2000 les études se sont multipliées (Ch. Roche – 2001, H. D’Almeida-Topor – 2003, Cl. Liauzu et all . – 2004, J. Fargettas – 2006, J. Riesz – 2009, A. Mabon11 – 2010, la thèse de M. Mourre12 -2014, A. de Cousin – 2011).
L’auteur replace Thiaroye dans le contexte plus large des rébellions de tirailleurs dès 1940 : les incidents de Dimboko en Côte-d’Ivoire et de Kindia en Guinée, des incidents lors de séjour de troupes coloniales en
Angleterre en 1944. Il évoque les contacts d’abord méfiants puis cordiaux avec les populations civiles (Morlaix) et les difficultés et retard d’embarquement vers l’Afrique pour ces hommes qui ont passé plusieurs années dans le froid européen pour certains, ex-prisonniers de guerre et qui aspirent à un retour au pays. La description de l’état d’esprit des rapatriés et les conditions de vie au camp de Thiaroye expliquent les revendications et notamment celles des arriérés de solde. L’auteur analyse la version officielle, les calomnies, le qualificatif d’anti-français y compris pour des hommes qui ont participé à la résistance en France, fait est largement sous-estimé voire méconnu en France. Il élargie son propos en montrant, tant chez les tirailleurs que chez les hommes politiques issus des colonies, la revendication d’égalité et analyse les propagande américaines et allemande (pendant la guerre) dans ce contexte de revendication d’émancipation et d’indépendance. L’auteur soutient l’interprétation des événements qui en fait une intervention préparée destinée à casser toute idée de révolte anti-coloniale.

Il tente un point précis sur le déroulement et le bilan de ce « tabou »13, les procès et le sort des rescapés. Enfin il analyse les impacts sur la population sénégalaise : presse, opinion publique à Dakar et en province, intervention des notables et religieux, plaidoirie du député Lamine Gueye en 1946.

Instrumentalisation des tirailleurs dans les guerres coloniales

Si la participation des tirailleurs aux deux conflits mondiaux commence à être connue, leur participation aux guerres d’Indochine, d’Algérie demeure dans l’ombre. C’est à travers cinq biographies qt quelques témoignages que cette participation est évoquée. Cette histoire reste à écrire.

 

Aliou Ba, Demba Hameth Sall, Mamadou Baldé, Amad Sall, Abdoulaye Mbaye ont en commun leur participation aux guerres coloniales. Dans leur interview il relate leur origine, leur recrutement (appelé, engagé, réengagé encouragé ou pas par la famille, la recherche de la solde), quelques faits marquants de leur participation aux guerres d’Indochine et d’Algérie : l’étonnement des Vietnamiens face à des noirs, la crainte face à la guerre d’embuscade, les techniques de guérilla, pour certains les brimades racistes des officiers ou sous-officiers français anti-musulmans, le rôle des gris-gris et quelques lieux qu’ils n’ont pas oublié : Saïgon, Haïphong, Diên-Biên Phu, Alger, Lagouat, la Kashbah, Akbou….

Certains se sont interrogés sur la pertinence de ces guerres, aucun n’exprime l’instrumentalisation annoncé dans le titre de cette troisième partie. Soldats ils étaient, ils ont obéi aux ordres. Un seul évoque en réponse à une question la torture en Algérie qu’ils n’ont pas pratiqué.

Ils relatent ensuite le retour au Sénégal, à la vie civile pour certains, dans l’armée sénégalaise pour d’autres. Mais tous parlent de leur pension d’ancien combattant, versée ou non au bout de quinze ans de service, son faible montant, de leur déception à l’égard de la France qui n’a pas su poursuivre dans les pensions l’égalité de traitement vécue dans les combats, son ingratitude.

 

Un chapitre est consacré aux événements de 1947 à Madagascar. L’auteur rappelle l’insurrection qui débute le 29 mars 1947 et s’appuie sur le témoignage de quelques tirailleurs : Sana Dieme, Birame Faye, Traore Souleymane qui arrivés en août sont employés à des patrouilles de « pacification ». Ils refusent les accusations de violence sur les civils et se retranchent derrière les ordres, un soldat obéit quand dans le même temps des voix s’élevait au Sénégal et en France contre l’utilisation des troupes coloniales dans ces opérations de maintien de l’ordre.

 

Cet ouvrage est une contribution tant à la mémoire qu’à l’histoire des tirailleurs.

 

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Joe Lunn, L’odyssée des combattants sénégalais 1914-1918, L’Harmattan, 2014, 312p

Roger Little, Les tirailleurs sénégalais vus par les Blancs, Anthologie d’écrits de la 1ère moitié du XXe siècle, L’Harmattan, col. Autrement même, 2016

Michel Bernard, Visages de Verdun, Perrin, Ministère de la Défense, 2016

Abdoulaye Fassane Diallo, L’itinéraire d’un ancien combattant : Diagourou, Verdun, Téra, Les Impliqués, 2017 ;

Cécile Van den Avenne, De la bouche même des indigènes, échanges linguistiques en Afrique coloniale, Vendémiaire, 2017

Pierre Bouvier, La longue marche des tirailleurs sénégalais, de la Grande guerre aux indépendances, Belin, 2018,

et en BD :

Didier Kassaï, L’odyssée de Mongou, L’Harmattan BD, 2014

Éric Corbeyran (sc.), Étienne Le Roux (dessin), Loïc Chevalier (décors), Jérôme Brizard (coul.), 14-18. T. V, « Le Colosse d’ébène (février 1916) », éd. Delcourt, 48 p., 2016,

Tempoe,(sc.) Mor (dessin), Demba Diop, Editions Petit à petit, 2017

à paraître : Philippe Buton, Marc Michel (dir.), Combattants de l’Empire : Les troupes coloniales dans la Grande Guerre, 2018, , Vendémiaire, 384 p

2Faculté des sciences et technologie de l’éducation et de la formation de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar

3Mamadou Racine Sy, premier capitaine noir des tirailleurs sénégalais 1838-1902, L’Harmattan-Sénégal, 2010

4Laptôt : soldats noirs

5Guillaume II est présenté comme un sorcier

6Le commandant Mancadiang n’est pas oublié, une école porte le nom de ce fils de Casamance à Bignona où il demeure connu pour son rôle dans la création des écoles plus que pour sa carrière de tirailleur,

7Comme tous les hommes originaires des « quatre communes » : St Louis, Dakar, Rufisque et Gorée

8Cette statue en bronze du sculpteur français Paul Ducuing fut érigée en 1923 au rond-point de l’Étoile à Dakar. Elle associe Demba le Tirailleur africain et Dupont le Poilu français. Après l’indépendance elle avait été déplacée au cimetière de Bel-Air.

9Université Cheikh Anta Diop de Dakar

10Revue sénégalaise d’histoire n°1

11Armelle Mabon, Prisonniers de guerre “indigènes”, visages oubliés de la France occupée, Paris, Editions La Découverte, 2010, 298p.

12Martin Mourre, Thiaroye 1944 Histoire et mémoire d’un massacre colonial – Presses universitaires de Rennes, 2017, 239 p.

13Terme employé par Charles Onana : La France et ses tirailleurs. Enquête sur les combattants de la République, Editions Duboiris, 2003