Le projet de Pierre Bouvier est de suivre un tirailleur de son engagement au retour au pays et le rôle de ses hommes dans les indépendances, mais le lecteur se perd un peu avec deux guerres mondiales, l’intervention dans le récit de quelques personnalités antillaise ou guyanaise mène à des digressions, des répétitions et peu d’apports. Sur l’entre-deux-guerres signalons la mise en ligne de la récente thèse d’Anthony Guyon : De l’indigène au soldat : les tirailleurs sénégalais de 1919 à 1940 : approche anthropologique et chronostratigraphique soutenue à l’Université Paul-Valéry, Montpellier III le 15 décembre 2017.

Pierre Bouvier a mené une carrière de socioanthropologue, professeur émérite à l’université de Paris X Nanterre et chercheur au Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales (Cnrs/Msh-Ehess), il a publié en 2010 aux Belles Lettres : Aimé Césaire, Frantz Fanon : portraits de décolonisés. Il n’est hélas pas historien.

Si comme il l’écrit Pierre Bouvier l’histoire des tirailleurs est un sujet longtemps ignoré il a connu néanmoins dans les vingt dernières années la publication de témoignages et de solides travaux, certains sont cités en bibliographie d’autre non voir Myron Echenberg : Les tirailleurs sénégalais en Afrique Occidentale Française (1857-1960), Karthala, 2009
Pour la Première Guerre mondiale : Joe Lunn, L’odyssée des combattants sénégalais 1914-1918, L’Harmattan, 2014.
Cécile Van den Avenne, De la bouche même des indigènes Échanges linguistiques en Afrique coloniale, Vendémiaire, 2017.
pour leur participation au second conflit mondial : Jean-François Mouragues, Soldats de la république. Les tirailleurs sénégalais dans la tourmente. France mai-juin 1940, L’Harmattan – 2010 .
François Campa, Les prisonniers de guerre coloniaux dans les Frontstalags landais et leurs Kommandos 1940-1944, les Dossiers d’Aquitaine septembre 2013.
Armelle Mabon, Prisonniers de guerre «indigènes», visages oubliés de la France occupée, Paris, Editions La Découverte, 2010.
Martin Mourre, Thiaroye 1944 Histoire et mémoire d’un massacre colonial– Presses universitaires de Rennes, 2017
Abdoulaye Touré, La Seconde Guerre Mondiale vécue d’en bas au Sénégal, L’Harmattan, 2014.
Témoignages : Julien Masson, Mémoire en marche, Éditions Les Pas Sages, 2015.
Roger Little (choix et présentation de), Les tirailleurs sénégalais vus par les Blancs, Anthologie d’écrits de la 1ère moitié du XXe siècle, L’Harmattan, col. Autrement même, 2016.
Colonel Albert Baratier, A travers l’Afrique / Epopées africaines, L’Harmattan, 2015 .

Un DVD : Eric Deroo – Antoine Champeaux, La force noire, ECPAD – Cinéma Armées, 2009.

Et même des BD : Fournier, Kris, Plus près de toi. T. 1, Dupuis, coll. « Air libre », 2017
Didier Kassaï, L’odyssée de Mongou, L’Harmattan BD, 2014
Kamel Mouellef, Olivier Jouvray, Baptiste Payen, Résistants oubliés, Editions Glénat, 2015;

 

L’ouvrage débute en août 1914, le prologue évoque la « Force noire ».

Les prémices

Ce premier chapitre est un rappel rapide de la colonisation depuis les premiers contacts au XVe siècle puis les comptoirs de traite à la colonisation de la seconde moitié du XIXe siècle. L’auteur montre l’origine des troupes coloniales (décret impérial du 21 juillet 1857) et leur rôle de supplétifs de la conquête de l’empire françaisvoir Myron Echenberg : Les tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française (1857-1960),Karthala, 2009 . Il développe le rôle des tirailleurs, souvent anciens esclaves sous l’autorité depuis 1894 du ministère des colonies puis explique le développement de la « Force noire » imaginée par Mangin devant la menace de guerre.

La Grande Guerre, « faire tirailleur »

On ne peut que s’étonner de la description même brève des premières semaines de guerre. Si l’image de barbarie est associée à l’ennemi, pour les Allemands cette image est d’autant plus prégnante que les Français comme les Anglais engagent des troupes coloniales pour la première fois sur le sol européen. La nécessite de cet engagement induit des recrutements dans chaque village évoqués par plusieurs témoignages mais aussi des résistances (Soudan, Niger) lors de l’enrôlement en 1915/1916 comme en Oubangui-Chari selon le témoignage de l’administrateur guyanais Félix Éboué. La campagne de recrutement de 1918 menée par le député Blaise Diagne est rappelée.

Les veilles de démobilisation

Vécu et ressenti de la rencontre interculturelle sont rapportés par une habitante de Fréjus Lucie Cousturier. C’est l’occasion d’évoquer le français-tirailleur Sur ce sujet : Cécile Van den Avenne, De la bouche même des indigènes. Échanges linguistiques en Afrique coloniale , Vendémiaire, 2017, enthousiasme ou la déception, l’attente de la démobilisation mais aussi les contacts avec les Français et les Françaises. Un paragraphe est consacré aux amours avec des femmes blanches et au poids de la hiérarchie qui pèse sur les hommes de couleur.

Sortir de la guerre, la démobilisation

Ce chapitre commence par une présentation très générale de la situation de la France en 1918, les réparations allemandes, la démobilisation des soldats français, l’auteur semble oublier un peu son sujet et n’évoque les troupes coloniales que brièvement à propos de l’occupation de la Rhénanie on pourra lire le roman de littérature jeunesse de Didier Daeninckx, Galadio, Éditions Gallimard, 2010 et des Balkans. Un chapitre confus où on trouve pêle-mêle l’hostilité allemande vis-à-vis des régiments noirs, l’envie de certains tirailleurs de rester en métropole, le recrutement de travailleurs malgaches, indochinois pendant la guerre. L’auteur présente à la fois l’expression du racisme ordinaire dans les années 20 et la naissance de la « négritude » parmi les intellectuels de Césaire à Senghor.
Le retour en Afrique abordé entre sources romanesques et témoignages semble difficile : soins aux blessés, découverte d’un autre mode de vie, réinsertion rendent problématique le retour au village.
L’auteur traite ensuite de la « remobilisation » de l’empire pour la relance de l’économie, l’instauration en Afrique d’un service militaire de trois ans non sans mécontentement et l’utilisation des tirailleurs face aux révoltes, il note l’absence de solidarité entre coloniaux.

Les perspectives de l’assimilation

Malgré les promesses faites à et par Blaise Diagne la possibilité d’une naturalisation demeure marginale. Une certaine assimilation est possible pour ceux qui ont accès aux emplois subalternes de l’administration coloniale. L’auteur saisit l’occasion de parler de l’assimilation de Noirs non africains : Félix Éboué ou Gaston Monnerville, très loin des carrières de garde de cercle, miliciens de police de proximité, postiers.. ouvertes aux Tirailleurs ? Ceux qui ont acquis une certaine maîtrise du français deviennent représentants de leur communauté, interprètes auprès d’ethnologues comme Ambibé Babadyi lors de l’expédition Dakar-Djibouti. Enfin certains ont renouvelé leur engagement au sein de l’armée, information qui entraîne l’auteur à un développement à propos du chemin de fer Congo-Océan (1921-1924).

Déceptions, contestations

L’exaspération à propos du versement tardif du pécule, des pensions, face à la lourdeur de la bureaucratie est rapproché d’un timide mouvement syndical sur le chemin de fer Dakar-Kayes ne connaîtra un réelle développement qu’après la seconde guerre mondiale. Il en va de même des idées indépendantistes exprimées lors du Congrès panafricain réuni à Paris en mai 1919, quelques personnalités apparaissent dans l’entre-deux-guerres comme Lamine Senghor et reçoivent le soutien d’Albert Londres ou André Gide.

Des assimilations aux indépendances

La Seconde Guerre mondiale ramène les troupes coloniales en métropole, l’auteur évoque leur sort face à l’armée allemande (Chasselay) mais oublie le sort des prisonniers de guerreArmelle Mabon, Prisonniers de guerre «indigènes», visages oubliés de la France occupée, Paris, Éditions La Découverte, 2010.
Après la démobilisation dès 1940 de près de 60 000 tirailleurs de retour à Dakar, certains répondent à l’appel du général De Gaulle et rejoignent les troupes du Tchad. Il est ensuite question de leur démobilisation avec une évocation plus que rapide de ThiaroyeMartin Mourre, Thiaroye 1944 Histoire et mémoire d’un massacre colonial – Presses universitaires de Rennes, 2017. Les sentiments indépendantistes trouvent plus d’échos dans les années 1950. L’auteur choisit de faire un portrait de Léopold Sedar Senghor qui pourtant n’est pas un ancien tirailleur puisque citoyen français depuis 1932. L’indépendance est resitué dans le contexte international de la conférence de Bandoeng. Enfin il est rappelé que les tirailleurs ont participé aux guerres d’Indochine, d’Algérie avant leur intégration dans l’armée sénégalaise comme le montre le parcours de Mamadou Niang.

Dommage que ce livre de vulgarisation manque un peu de rigueur, une occasion manquée de mieux faire connaître au grand public cette histoire.