En passant par Carcassonne avec vos élèves ou vos enfants vous pouvez être tentés par la couverture attractive de ce qui se présente extérieurement comme une bande dessinée de la série Jhen crée par Jacques Martin. En réalité il ne s’agit pas d’une bande dessinée mais d’un documentaire composé de textes historiques de Jean-Marc Fagard agrémentés de quelques photos, et de dessins de grandes tailles de Nicolas Van de Walle. Jacques Martin assurant la préface et la direction de l’ouvrage. Connaissant Jacques Martin dont la série Alix a été largement utilisé pédagogiquement pour illustrer l’Antiquité, on s’attend à un travail sérieux. C’est effectivement le cas pour le texte mais pas du tout pour le dessin.

Si les dessins sont du point de vue esthétique assez réussis, les planches représentent plus un Moyen Age imaginaire dans la lignée de Viollet-le-Duc ou des artistes romantiques, qu’un Moyen Âge tel que les historiens et archéologues actuels tentent de reconstituer. Les auteurs ne semblent pas avoir tenu compte des recherches récentes sur Carcassonne et semblent n’avoir vu la ville que de manière très superficielle. Aussi, malgré le souci réel du détail on dénote quantité d’erreurs historiques ou topographiques et de nombreux anachronismes. Voyons quelques exemples.

La double page 6-7 porte pour commentaire « la ville médiévale apparaît comme une forêt de toits d’où émergent les clochers des nombreuses paroisses ». Pourtant sur le dessin, ces clochers sont un, dirons-nous pour parodier les romains d’Astérix. Le seul édifice religieux représenté est la cathédrale, dont la porte romane -encore existante- est remplacé par une porte gothique. La chapelle de l’évêque Radulphe, dessinée également en gros plan page 15, est détachée de la cathédrale alors qu’elle fait en réalité corps avec. Le cloître de la cathédrale et l’église Saint-Sernin, deux édifices dont des vestiges sont encore bien visibles et dont l’un apparaît en photo p. 34, sont absents de la reconstitution. Deux tours de l’enceinte extérieure (tour Cautière et tour Pouléto) sont pourvues d’un encorbellement qui n’a jamais existé. L’organisation des rues est assez éloignée de la réalité actuelle et médiévale tant dans le tracé que dans la forme : la volonté de faire un dessin aéré a sans doute conduit les auteurs à exagérer la largeur des rues et des places pour mieux mettre en valeur les reconstitutions de maisons.

Page 8 dans une reconstitution de Carcassonne dans l’Antiquité, l’enceinte gallo-romaine est présentée comme elle apparait de nos jours. Les niveaux de fondation, notamment les massifs carrés qui constituent les socles des tours, sont visibles alors qu’ils étaient enterrés jusqu’au milieu du XIIIe siècle. Le nivellement des lices après la construction de l’enceinte extérieure ayant provoqué leur mise à jour.

Les reconstitutions de la vie dans le château comtal au XIIe siècle, pages 18 et 19, sont bourrées d’anachronismes. Les ouvertures (portes et fenêtres) n’ont rien de médiéval, les dimensions des salles sont très exagérées, le mobilier comme les stalles ou les tapisseries sont de style gothique de la fin du Moyen Âge (XVe siècle) pour une scène censée se passer trois siècles plus tôt.

Pages 24-25 une reconstitution du siège de la Cité par Simon de Montfort en 1209 montre la seconde enceinte qui sera pourtant construire un demi siècle plus tard… Un commentaire (à droite) qui parle de l’enclos fortifié du Temple et de la muraille de Charles V concerne Paris, autre volume de la série, et non Carcassonne.

La double page 30-31, sur le siège de 1240 est très spectaculaire mais c’est une compilation de poncifs et d’erreurs. On y décèle plusieurs anachronismes. Pardonnons aux auteurs d’avoir fait figurer une catapulte antique, un engin de guerre qui n’est plus utilisé au Moyen Âge. L’erreur provient de Viollet-le-Duc qui en a fait une arme médiévale dans ses dictionnaires de l’architecture et du mobilier. Et depuis rares sont les reconstitutions de siège médiéval qui ne font pas figurer cet engin. A la place de la catapulte on utilise au Moyen Âge des engins à contrepoids bien plus performants, comme le mangonneau qui figure au premier plan. Mais ce mangonneau est placé à l’envers. Autrement dit les assaillants se tirent des boulets de pierre sur eux-mêmes. Cela montre que les auteurs ne connaissent pas bien le fonctionnement de ces engins. Autre anachronisme, l’enceinte (ici autour de la tour carrée de l’évêque) est présentée dans son état du début du XIVe siècle. Plus grave encore, au devant de l’enceinte figure un fossé en eau et un terrain plat. Or il n’y a jamais eu de fossé à cet endroit où se trouve en réalité un talus en forte pente. Et s’il y a bien des fossés autour du château comtal et d’une partie de la Cité, ils n’ont jamais été mis en eau comme pour tous les châteaux et fortification perchés.

La double page sur l’Inquisition pages 36-37 relève encore pour beaucoup de l’imaginaire ou du fantasme. On y voit des hommes et des femmes nus soumis à toutes sortes de tortures par d’inquiétants moines cagoulés, le tout dans une cave sinistre éclairée seulement par une cheminée aux flammes diaboliques. L’ensemble semble inspiré par le Musée de l’Inquisition et de la Torture, une attraction privée assez douteuse que l’on peut visiter dans la Cité. Si l’Inquisition est condamnable, ses méthodes ne se réduisaient pas à la torture. Le texte de la page 35 le dit lui même : « la torture bien qu’autorisée (…) était visiblement peu employée ». De plus les inquisiteurs ne procédaient pas eux-mêmes aux tortures contrairement à ce que montre le dessin. Leur état d’homme d’Église leur interdisait en principe toute violence sur autrui. La même remarque peut être faite à propos de la scène de flagellation de la page 39 où l’on voit trois moines en train de fouetter un homme au milieu de la cathédrale. La flagellation est une pénitence que l’on s’affligeait en général soit même en repentance, et plutôt à la sortie de l’église qu’à l’intérieur.

On pourrait faire quantité d’autres remarques du même genre, notamment sur les costumes des personnages.

En résumé, c’est plus l’image mentale que les auteurs se font du Moyen Âge qui a guidé le dessin, qu’un souci de reconstitution historique. Pourtant, les sources documentaires sérieuses n’étaient pas difficile d’accès, notamment le livre Carcassonne le temps des sièges, vendu au château comtal. Ce guide contient notamment des reconstitutions tout aussi belles et infiniment plus sérieuses, dues au talent de Jean-Claude Golvin. Citons encore la vue cavalière de Carcassonne datée de 1467, mainte fois publiée, et qui a inspiré Viollet-le-Duc et Jean-Claude Golvin. Mais les auteurs des Voyages de Jhen ne semblent pas avoir profité de tout cela. On a l’impression qu’ils se sont surtout inspirés des dessins publiés par Viollet-le-Duc dans ses Dictionnaires, sans aucun souci de cohérence.

Bien sûr, le respect de l’histoire et la cohérence ne sont pas des obligations dans une œuvre de fiction, que ce soit en bande dessinée comme dans le roman ou le cinéma. On peut par exemple relever quantité d’anachronismes dans les Astérix et Obélix. Mais ceux-ci sont volontaires, visibles et contribuent à l’humour. On a une toute autre exigence de rigueur dans une bande dessinée qui se présente comme un documentaire historique, d’autant plus que les anachronismes et les erreurs sont souvent involontaires et pas toujours faciles à repérer pour quelqu’un qui n’est pas un spécialiste. « Carcassonne » est donc un volume raté des Voyages de Jhen. C’est d’autant plus dommage que les auteurs ne manquent pas de talents : les textes sont clairs et rigoureux, les dessins assez beaux. Il aurait suffi de s’entourer du conseil de quelques spécialistes de Carcassonne médiévale pour réussir.

© Clionautes

Gauthier Langlois est professeur d’histoire-géographie au lycée Jules Fil, membre du Conseil scientifique du Centre d’études cathares, Carcassonne.