Joëlle Zask est philosophe, spécialiste de philosophie politique. Elle est maîtresse de conférences HDR à l’Université d’Aix-Marseille. Dans les années 1990, elle introduit en France des outils pour expérimenter la démocratie participative. Spécialiste de John Dewey, ses réflexions l’amènent à plonger dans des domaines aussi différents que ceux de l’éducation, l’agriculture, l’économie, l’art, les politiques publiques et l’écologie. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages, tels que Participer. Essai sur les formes pratiques de la démocratie (Le Bord de l’eau, 2011), La Démocratie aux champs (La Découverte, 2016) et, aux éditions Premier Parallèle, Quand la forêt brûle (2019), Zoocités (2020), deux ouvrages que nous avons chroniqués, et Écologies et démocratie (2022).
Dans ce livre très personnel, Joëlle Zask se penche sur sa propre expérience et enquête sur celle des autres. Elle nous invite à emprunter un double chemin politique et esthétique pour penser une nouvelle manière d’arpenter le monde. L’objectif du livre : « découvrir la bonne manière de parler des émotions que font naître les lieux qui nous sont chers et dont nous avons parfois le sentiment qu’ils font partie de nous ». Dans l’introduction, Joëlle Zask oppose deux manières d’appréhender l’attachement aux lieux. D’une part, apparaît le recours à l’identité, aux racines et à l’appartenance. D’autre part, s’affiche l’idée qu’on pourrait être « de nulle part ». À travers cette opposition, se joue une alternative bien connue : d’un côté, l’idéal d’une osmose entre les humains et leur lieu de vie ; de l’autre, l’idéal de femmes et d’hommes sans attaches, ayant le monde à disposition. « Rien la bonne manière de parler des raisons pour lesquelles certains lieux comptent pour nous, écrit Joëlle Zask, c’est rechercher en même temps la grammaire d’une démocratie qui est locale sans être réservée à quelques-uns et coupée du reste du monde ».
Tous les lieux dont on se souvient sont le site d’une expérience (concept clé chez John Dewey). Là, où il ne s’est rien passé, même une photographie reste muette. Georges Perec parlait de « coupe immobile » dans ce nulle part impersonnifié. Ce qui est advenu « a eu lieu » remarquait Paul Ricoeur. Paul Morgan, un spécialiste de psychologie environnementale, a imaginé un système d’attachement au lieu : « Exploration-Assertion-Motivation System ». C’est ce que l’enfant met en œuvre de manière quasi instinctive. Maria Montessori parlait de « l’esprit absorbant » de l’enfant qui est à mettre en parallèle de son esprit expérimental.
Si les lieux deviennent lieux par ce que nous en faisons, Joëlle Zask affirme « qu’aucun lieu ne nous détermine complètement ». La question même de l’appropriation reste posée par l’auteure pour qui le lieu n’est pas du registre de l’Avoir mais du côté de l’Être. Elle conteste ainsi le processus d’appropriation d’un lieu qui, pour elle, semble contradictoire avec l’usage et la pratique d’un lieu supposant des emprunts, des dons et contre-dons. L’usage n’a pas la prétention de dominer l’objet, il est transactionnel et non unilatéral.
La conclusion à laquelle arrive Joëlle Zask, à travers sa propre expérience et celles issues de différentes personnes interrogées, est qu’il y a dans la relation élective à un lieu privilégié une vraie liberté. Ainsi, pour la philosophe politique, il ne peut y avoir « d’attachement » à un pays natal, à une terre de ses ancêtres. « Pour être libre, il convient d’être désattaché, c’est-à-dire relié sans dépendre ». L’approche de Joëlle Zask sur l’espace et les lieux est une approche foncièrement politique. Les lieux qu’elle prend en exemple et les exemples qu’elle analyse concourent à une vision politique de l’espace. Ainsi termine-t-elle l’ouvrage : « Le dépaysement qu’on peut éprouver à l’égard de son propre pays, ce qui en fait l’objet d’une expérience perpétuelle, libre et personnelle, et non un cadre formel ou à l’inverse un giron, est l’angle mort de nos représentations politiques les plus répandues, de droite comme de gauche, et de ce qui fait le drame de notre ‘modernité’ ».