Le Corpus antillais, collection de sources sur les Indiens caraïbes, dirigé par Bernard Grunberg, professeur d’histoire moderne à l’Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA), spécialiste de l’Amérique hispanique coloniale, publie son cinquième volume, sur un total prévu de douze tomes. Ce volume, premier d’une série de cinq consacrée aux missionnaires dominicains qui ont œuvré à l’évangélisation des îles françaises des Antilles, contient quatre sources d’inégale importance présentées dans l’ordre alphabétique de leurs auteurs : Philippe de Beaumont, André Chevillard, Mathias du Puis et Pierre Pélican.

On connaît l’importance des dominicains espagnols, arrivés au Nouveau monde dès 1510, dans l’entreprise de connaissance et d’évangélisation des populations nouvellement découvertes par les Européens dans la Caraïbe et sur la terre ferme : on pense d’abord, bien entendu, à Bartolomé de Las Casas. Leurs confrères français sont bien moins connus mais ils ont aussi beaucoup écrit, notamment sur les Petites Antilles qu’ils abordent, tardivement, au cours du premier XVIIe siècle.

Les premiers dominicains français parvenus aux Antilles, principalement la Guadeloupe, avec Jean du Plessis et Charles Liénard de L’Olive, mandatés par la Compagnie des îles de l’Amérique, fondée en 1635, et le roi Louis XIII, sont Pierre Pélican (1592-1672 et non 1682 comme il est affirmé au moins à deux reprises dans le corpus), supérieur de la mission, Nicolas Breschet, Raymond Breton (aux écrits duquel sera consacré le volume 9) et Pierre Griffon de la Croix. Lorsque cette première mission aborde pour très peu de temps la Martinique, elle y arbore une croix que plusieurs des Caraïbes présents acceptent d’embrasser : «Cette action nous fit concevoir de grandes espérances de la conversion de ces Sauvages, nous persuadant que ceux qui seront destinés à mission pour cette île leur feront un jour adorer la croix aussi bien de cœur que nous leur avons fait faire de bouche»R.P. Pélican, p. 218.

Dans sa Relation de l’établissement d’une colonie française dans la Gardeloupe (sic), le père Mathias Du Puis (mort en 1656), qui a séjourné à la Guadeloupe entre 1644 et 1650, a relaté les premiers temps de l’établissement de la mission à la Guadeloupe et les difficultés auxquelles elle se heurta (famine, relations avec les Indiens et avec les autorités de la Compagnie). Cette histoire est toutefois beaucoup plus étoffée dans le texte majeur du corpus, Les desseins de son éminence de Richelieu pour l’Amérique rédigé par le père André Chevillard (mort en 1682). La référence à Richelieu se comprend aisément : c’est sous son ministériat que fut lancée la Compagnie des Isles de l’Amérique (1635) sous l’égide de laquelle allaient être occupées les îles de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Dominique. Chevillard indique que c’est à la demande de Richelieu que le pape Urbain VIII consentit à déclarer «nos religieux missionnaires dans les îles, sous la protection des lys de France. […] Combien donc de peuples, hélas ! auraient fini leurs jours dans leurs libertinages, si les inclinations de ce grand Armand n’avaient été passionnées pour leur salut ?»Op. cit., p. 55.

On constatera à la lecture de ces documents que leurs auteurs n’ont pas noué avec les Indiens Caraïbes des liens aussi forts que ceux qu’établit le père Raymond Breton (1609-1679) qui resta aux Antilles de 1635 à 1653 et rédigea une œuvre importante pour la connaissance de ces populations : il conçut par exemple des dictionnaires français-caraïbe et caraïbe-français ainsi qu’une grammaire caraïbe et ses relations des séjours prolongés qu’il fit parmi les Caraïbes ont abondamment servi à d’autres missionnaires pour nourrir leur présentation de ces peuples, Chevillard, Du Puis ou Dutertre qui ne s’en cachent d’ailleurs pas et louent à longueur de pages l’importance du travail du missionnaire Breton. Dans son Avant-propos, Du Puis écrit que «tout ce [qu’il] a dit des mœurs et des humeurs des Sauvages, vient [du] révérend père Raimond Breton, qui, porté du zèle de leur conversion, les a été chercher jusque dans leur retraite, a vécu des années entières parmi cette nation, sait parfaitement leur langue, connaît leurs cérémonies, leur superstition, leur façon d’agir dans la guerre et dans la paix, dans le tumulte et le repos, quand ils voguent sur la mer, et quand ils demeurent sur la terre»Op. cit., p. 144.

Les écrits des missionnaires ont pour but principal de relater à leurs supérieurs l’avancée de la mission d’évangélisation des populations rencontrées dans les îles, qu’il s’agisse des Indiens Caraïbes, des esclaves noirs ou des « hérétiques », luthériens, calvinistes ou anabaptistes. Les maigres résultats obtenus en direction des Caraïbes conduisent les missionnaires à avancer des justifications objectives à ces échecs. Du Puis trouve ainsi «trois causes qui mettent obstacle à la conversion des Sauvages. La première est qu’ils ont été maltraités par les chrétiens, on les a chassés de leurs habitations et de leurs îles, on leur a fait la guerre, on en a tué dans les attaques, on en a blessé d’autres, on leur ôte encore aujourd’hui la liberté, après leur avoir ôté leurs biens […]. La seconde vient du côté de nos gouverneurs, qui mettent empêchement à une si sainte entreprise, sous prétexte d’une maxime d’État. Ils disent qu’ils seraient contraints à la guerre, si la fureur de ces brutaux passait jusqu’à cette extrémité que de massacrer un père, qu’ils sont obligés de pourvoir au repos de leur peuple plutôt qu’à la propagation de la foi. […] La troisième cause vient de la nécessité que nous souffrons, outre que la grâce est fondée sur la nature, nous avons besoin de quelques commodités pour gagner l’amitié de nos Barbares par des petits présents et c’est ce qui nous manque. […] Dans cet abandon général, nous avons été contraints de recourir au travail de nos mains et d’employer le temps à l’exercice de nos corps que nous devions employer à celui de notre ministère et, nonobstant toutes les peines que nous avons prises, tout le gain que nous avons fait a été seulement pour nous empêcher de mourir de faimOp. cit., p. 208-209.». Philippe de Beaumont (1620-1680), qui a passé le plus gros de sa vie aux Antilles, de 1649 à sa mort, se montre lucide, voire fataliste : «Il y a longtemps qu’on travaille à la conversion des Caraïbes sans qu’on y ait presque rien avancé […]. C’est un ouvrage qui demande persévérance. C’est à nous de planter et d’arroser et à Dieu seul de donner l’accroissement. Faisons ce qui est de notre devoir et remettons à Dieu le reste. La conversion des âmes est son ouvrage tout particulier, nous n’en sommes que les faibles instruments […]. Dieu sait son temps, quand et comment il convertira ces pauvres infidèles ! Hé qui sommes nous qui voulions lui prescrire des bornesOp. cit., p.34.?». En dehors de ChevillardOp. cit., p. 106-110., les missionnaires retenus dans le corpus n’évoquent pas ou ne s’attardent pas sur les techniques de conversion.

Les textes présentés ici ne sont, dans l’ensemble, pas centrés sur les Indiens Caraïbes. S’ils reprennent globalement les mêmes informations à leur sujet, plus ou moins développées mais puisées à l’excellente source que furent les écrits du père Breton, ils nous en disent en revanche beaucoup sur les premiers temps de la colonisation des petites Antilles par les Français, en particulier sur les relations tumultueuses entre les autorités civiles et les missionnaires dominicains. La Relation de Du Puis est largement occupée par ses démêlés avec Charles Houël du Petit Pré, capitaine général de la Guadeloupe entre 1643 et 1664 : ainsi, le copieux chapitre VIIIOp. cit., p. 161-193. évoque ce personnage très particulier sous le gouvernement duquel Du Puis dit avoir «vécu l’espace de six ans et où [il a] remarqué plus de révolutions que dans un grand Empire, puisqu’on a vu un lieutenant général de l’île chassé, un autre mis à la chaîne, des révoltes de peuple, des traités de paix, des persécutions de l’Église, des religieux bannis, des innocents opprimés, des coupables récompensés, des capitaines pendus, enfin de perpétuelles vicissitudes plus funestes qu’agréablesOp. cit., p. 161.». On lit également d’intéressantes notations sur les relations conflictuelles entre les Français et les Anglais, dérivées des conflits du théâtre européen, et la manière dont les Indiens jouent de ces tensions : c’est l’objet de nombreuses pages de la Lettre de Philippe de Beaumont. Enfin, dans le travail de Chevillard, on voit poindre l’importance, appelée à s’accroître considérablement, des esclaves d’origine africaine que certains religieux semblent juger moins rétifs que les Indiens à la prédication missionnaire.

L’édition critique de ces textes peu connus est soignée. Tout au plus pourra-t-on regretter l’absence d’une bibliographie critique qui aurait pu permettre d’orienter le lecteur désireux d’en apprendre davantage sur le contexte de la mission et sur la « concurrence » avec les religieux d’autres ordres (jésuites, capucins, etc.), parfois suscitée par les gouvernements locaux. Nous attendons avec impatience la parution des prochains volumes, notamment ceux que les éditeurs ont prévus de consacrer à Raymond Breton et à Jean-Baptiste Du Tertre.

© Philippe Retailleau (La Réunion), les Clionautes