Rollon, chef viking, qui fonda la Normandie, appartient autant à la légende qu’à l’histoire. Après avoir lancé de nombreux raids meurtriers sur l’Europe occidentale, il conclut, en 911, un traité de paix avec le roi de France dans lequel il accepte de cesser ses incursions en échange d’un territoire qui deviendra la Normandie.
Rollon est loin d’être le seul Viking a dévaster la France carolingienne. Les récits des forfaits de ces barbares du nord abondent dans les chroniques de l’époque. Et leurs descriptions sont bien connues du grand public ; elles ont laissé dans les générations l’image terrible d’envahisseurs cruels et sans pitié, tout en stigmatisant l’inaction coupable des rois carolingiens.
Les raids Vikings à travers le discours des moines occidentaux.
De la dénonciation à l’instrumentalisation de la violence (fin VIIIe-IXe siècle) (Hypothèses 2012). Par Lucie Malbos
Des sources vikings parcellaires ou absentes
Or il nous manque les sources vikings pour comparer avec les témoignages inévitablement partiaux des lettrés francs, qui furent en tant que clercs témoins ou rapporteurs des raids.
Il nous reste par contre le contexte des luttes intestines entre les grands féodaux francs et l’absence d’un pouvoir royal fort. Ainsi, Richer de Reims écrit : « Les grands du royaume de France, rivalisant entre eux d’ambition, profitaient de la faiblesse du roi pour agrandir leurs possessions et se livrer à des pillages, des incendies et du brigandage. De telles excès incitaient les pirates nordiques en commettre de leur côté. »
Rollon le Chef viking, une histoire à reconstituer
Quant à Rollon, lui-même peu de choses nous sont parvenues, faute de sources écrites. La seule nous vient de Dudon, chanoine de Saint-Quentin qui, en ambassade auprés du duc Richard Ier à Rouen, accepte de lui rédiger une histoire des trois premiers ducs de NormandieDudon, Historia Normannorum. Certains témoins encore vivants comme le frère de Richard avaient d’ailleurs pu connaitre leur aïeul.
Même les sagas nordiques – dont les sources sont prises très au sérieux par les historiens – ne l’évoquent pas directement et il y a très peu d’objets archéologiques de l’époque, certainement parce que Rollon avait exigé de ses hommes qu’ils se convertissent et adoptent les moeurs carolingiennes.
Restent les toponymies qui apportent de précieux renseignement sur l’origine diverse des colons qui s’installèrent après le traité de Saint-Clair-sur-Epte.
Naissance de la Normandie, 911, le traité de Saint-Clair-sur-Epte, 1100e anniversaire
Michel Pierre (sous la direction de), Editions SPM, Collection Chronos, 69, Editions SPM, août 2013, 166 pp.
Les raids vikings en Neustrie
Pour saisir le contexte historique dans lequel Rollon s’inscrit, on peut rappeler les principales phases des incursions vikings dans les îles Britanniques et l’empire carolingien, qui ont commencé un siècle avant lui.
Les grandes phases (820-900)
Les hommes du Nord (Nordmen) sont d’abord des commerçants qui échangent sur les côtes britanniques en installant des comptoirs. C’est par leur connaissance des lieux où se concentrent les richesses (palais, églises, monastères) qu’ils ont pu piller et détruire. Rappelons que les Francs ne sont pas non plus en reste en matière de cruauté. La conversion extrêmement violente des Saxons (voisins des Danois) par Charlemagne a eu pour conséquence le début des raids Vikings en Frise.
De Charlemagne au partage de l’Empire
Si l’empereur leur résiste victorieusement, ce n’est pas le cas de ses trois petits-fils, en guerre pour la succession de l’empire. L’empire subit des raids de plus en plus profonds et la Francie Occidentale est quasi occupée à partir des quatre fleuves au milieu du IXe siècle et ses villes pillées. Les Grands du royaume en viennent à déposer Charles le Gros, et à confier à Eudes, défenseur de Paris, puis à sa mort en 898, au carolingien Charles le Simple la couronne du royaume.
Alors, qui sont vraiment ces Vikings ?
Le monde viking
«Nous les appelons Vikings », Gunnar Andersson (dir.)
Éditions du Château des ducs de Nantes, 2018, 265 p., 39,50 euros.
Le mot « viking » n’est pas clairement identifié : homme des baies (où il accoste), allant de vicus en vicus (le comptoir commercial). Bref la limite entre commerce et expédition reste floue.
La société
la société est composée d’hommes libres, propriétaires et aptes à la guerre, fortement hiérarchisés entre eux sous la direction d’un Jarl équivalent d’un earl anglais ou d’un comes franc. Ils ont à leur service, des esclaves, raflés lors des raids. Quant aux femmes, elles n’ont pas de droits et le concubinage est pratiqué par les seigneurs. Un roi, élu par les aristocrates, coiffe l’ensemble.
La religion
La mythologie viking a fait l’objet de nombreuses extrapolations notamment avec Wagner et sa Tétralogie et est abondamment utilisée dans les fictions (romans, films, séries, jeux vidéos), en particulier avec la triade Odin, Thor, Freyr.
Incarnez Eivor, Viking dont l’éducation a reposé sur le combat, et menez votre clan des terres désolées et glacées de Norvège à celles verdoyantes de l’Angleterre du IXe siècle. Fondez-y la colonie de votre peuple et partez à la conquête de territoires hostiles afin de gagner votre place au Valhalla.
Les routes commerciales, indissociables de l’expansion viking
Les navires vikings
Navires de guerre (landskip), mais aussi de transport (knörr), ce sont les armes absolues de leur réussite. Quatre « drakkar » retrouvés à Roskilde (Danemark) ont été repêchés d’un fjord dans lequel ils avaient été coulés au XIe siècle pour protéger la ville d’incursions norvégiennes. Restaurés, ils ont fait l’objet de construction de copies grandeur nature qui ont refait dans les années 70 les expéditions décrites dans les sagas.
Les raisons de l’expansion viking
Histoire des Vikings Des invasions à la diaspora
Pierre Bauduin,Tallandier, 2019, 665 pages, 27,90€
Il est difficile de définir les raisons de ces opérations qui déstabilisèrent l’Europe et la Méditerranée pendant trois siècles. Les chroniqueurs contemporains se sont aussi perdus en conjectures sur des envahisseurs qui n’avaient pas pour but premier de se constituer des empires.
Le châtiment divin
Grande explication, issu de la Bible, qui renouvèle à chaque catastrophe naturelle ou humaine le Dies Irae. Dudon de Saint-Quentin en fait son explication première.
La surpopulation
Dudon, donne cette explication mais en l’attribuant à la débauche sexuelle des païens, engendrant une dépendance innombrable. Or la très grande majorité revenait au pays avec leur butin après les raids.
La soif de l’or
La soif de l’or et la recherche de la gloire ont certainement été des motivations pour les cadets, souvent privés de la perspective de l’héritage, réservé à l’ainé,
Du commerce au pillage
Les Vikings empruntent des voies commerciales connues bien avant l’époque romaine. Ils y ajoutent le Groenland et les mers arctiques de l’Est. Commerce et pillages sont liés d’autant qu’ils se rendent vite compte de la fragilité des Etats. Les Danois, menacés par Charlemagne, purent un demi-siècle plus tard investir un empire aux côtes laissées sans défense par ses successeurs bien trop préoccupés à se battre entre eux. C’est pourquoi les raids furent de plus en longs et meurtriers, tandis que les expéditions voyaient gonfler leurs effectifs dans des proportions considérables.
L’origine de Rollon, fondateur de la Normandie
Lors du millénaire de la naissance du duché de Normandie en 1911, la polémique fit rage : Rollon était-il Danois ou Norvégien ?
Les sources écrites
Dudon de Saint-Quentin
Le chroniqueur de Rollon qui écrit son récit pour le duc Richard, semble confondre les Daci (les Daces, nos Roumains, descendants de la Rome antique) et les Dani (Danois). Pour la cause de la dynastie, bien sûr, d’autant que le mot regroupe pour lui un région géographique commune aux peuples scandinaves et qui d’ailleurs parlent une même langue, le norrois.
Les sagas
C’est pour ces différentes raisons que l’auteur la croise avec les sagas nordiques comme la Heimskringla (Saga des Rois de Norvège). Les historiens ont démontré l’intérêt de ces sources pour l’histoire scandinave, les sagas étant scrupuleusement transmises oralement, pour finalement être écrites postérieurement, pour celle-ci par le poète islandais Snorri Sturlurson au XIIIe siècle.
Il y apparaît que Rollon descend plutôt d’un prince (« jarl ») norvégien et qu’il a joué un rôle de chef auxiliaire, notamment dans les grandes invasions du milieu du IXe siècle. Cette ascendance a paru discutable aux historiens, car ce sont les Danois qui ravageaient régulièrement l’estuaire de la Seine, les Norvégiens se taillant des royaumes dans les îles britanniques (et les Suédois, devenus Varègues à l’Est).
Cette répartition géographique est certes attestée par la Carte de l’expansion viking aux IXe-Xe siècles. En fait, Rollon, comme d’autres chefs de bande, rassemblait autour de lui des proches exilés comme lui et des aventuriers attirés par sa renommée, que les sagas soulignent avec force. N’oublions pas également que les Vikings parlaient une langue commune.
Enfin, point essentiel souligné par l’auteur, Rollon faisait partie de ses chefs vikings qui avaient compris l’intérêt d’alliances guerrières et matrimoniales avec les Francs dont les provinces, dévastées et conquises, leur devenaient à terme, familières.
Les dévastations avant 911
En croisant les sources, on peut reconstituer dans les grandes lignes l’itinéraire de Rollon.
De la Scandinavie aux îles Britanniques (vraisemblablement en tant qu’exilé), Rollon participe aux dévastations de Frise et de Lotharingie organisées par les principaux chefs vikings. Il les suit ensuite en Basse-Seine dans les sièges de Rouen, Bayeux puis Paris en 886.
On a donc en Rollon à la fois un chef pillard, circulant d’une région à l’autre au gré des opportunités de butin, mais aussi – et c’est certainement là ce qui fait son originalité – un observateur intéressé aux moeurs franques qu’il va adopter par calcul politique.
Le traité de Saint-Clair sur Epte
Il faut comprendre que le traité n’est pas un acte isolé. De nombreux accords « de sécurité » avaient déjà été contractés que ce soit en Angleterre ou en Germanie, notamment après les grandes dévastations du milieu du IXe siècle, qui avaient épuisé les combattants des deux camps. La plupart du temps, on y retrouvait les trois composantes principales : concession de terres, mariages princiers et conversion au christianisme.
Le rôle essentiel des évêques de Rouen
Le traité dont nous n’avons pas de trace écrite, est présenté comme l’oeuvre de l’archevêque de Rouen, Francon qui vivait au contact des Vikings. Or Pierre Bouet rappelle qu’il n’y a nulle trace des noms des différents archevêques entre 865 et 940, époque des grandes dévastations, les archives n’ayant pas été épargnées.
Archiepiscopus Franco signifierait donc plutôt « l’archevêque franc », faute de pouvoir le nommer. En tout cas, ce type de clerc au sommet de la hiérarchie seigneuriale, ne pouvait que jouer un rôle décisif dans ces négociations.
La fondation de la Normandie
Il est certain que le traité ne pouvait régler le lourd contentieux entre les Francs et les Vikings.
La difficile conversion des Vikings au christianisme
Les uns et les autres ne mettent pas derrière la conversion au christianisme les mêmes réalités. Si les Francs la considèrent comme une arme religieuse mettant les biens religieux à l’abri des raids, ils y voient également un renforcement du pouvoir royal qui y gagne un vassal allié. Pour les Vikings, en revanche, la conversion et le mariage princier permettent au chef de bande d’entrer dans un lignage royal.
D’autre part, la conversion de troupes entières derrière leur chef ne pouvait faire disparaître les coutumes et rituels religieux « païens ». L’archevêque de Reims, Hervé, chancelier de Charles le Simple, reçoit du pape Jean X un dossier qu’il transmet aux évêques concernant les règles de conduite à l’égard des nouveau convertis. Ces règles – dont Dudon ne parle pas – s’appuyaient sur les exemples des Pères de l’Eglise prônant la pédagogique plutôt que la menace.
Les traces de l’installation des Vikings en Normandie
Comme on l’a vu, il y a très peu de traces archéologiques de l’époque de l’installation du duché normand. Il faut chercher du côté des toponymies pour comprendre les zones d’implantation scandinave.
- Les Danois, déjà installés en Angleterre, importent des noms scandinaves anglicisés. Ainsi, Ouzouville, dans la Manche, vient du norrois anglicisé Ousulf.
- Les Norvégiens, durablement installés dans l’ouest des îles britanniques, importent des noms celtes, comme Doncanville du prénom Duncan ou Yquelon de eik (chêne) et lundr (bois).
Enfin, la Normandie reste numériquementFerdinand Lot a proposé le chiffre de 2-3 000 Vikings pour une population indigène de 300-400 000 personnes un duché franc, contrairement aux fortes colonisations vikings dans les iles Britanniques comme le Danelaw. Ce qui n’empêche pas une forte influence scandinave dans la langue française notamment dans les vocables maritimes. En témoignent : vague, flot, quille, hauban, cingler, équiper, crique, havre, etc.
Rollon le Chef viking, la construction du mythe par Dudon
C’est en bref le récit de Dudon qui fonde le mythe de Rollon. En fait le chanoine de Saint-Quentin, certainement imprégné des idées franques sur les Normands, découvre le duché prospère et bien organisé de Richard. Car les pirates honnis se sont transformés en bâtisseurs et défenseurs de l’Eglise et leur duc est devenu le plus puissant vassal du roi.
Parallèlement, Dudon, en bon clerc de l’Eglise a une vision téléologique de l’histoire. Pour lui, les Francs, clercs comme laïcs, sont responsables des malheurs du temps et les Vikings, les instruments de la colère de Dieu. Il s’inscrit ainsi dans une longue tradition chrétienne considérant la Providence divine comme instrument de l’histoire humaine, tradition dont les racines sont dans l’Ancien Testament.
Enfin, à partir de la confusion évoquée plus haut des Dani et des Dacii, il n’hésite pas à donner aux Vikings des origines troyennes (Danai)Dudon confond ici les Danéens, un peuple grec avec les Dardaniens, autre nom des Troyens. Or, ce sont ces derniers à qui Virgile dans l’Enéide fait dire « Timeo Danaos et dona ferentes »…, en imitant Virgile, les Normands devenant par filiation les égaux des Romains.
Conclusion
Au delà d’une histoire locale d’une province française, Pierre Bouet nous fait revivre celle d’un duché qui connut trois siècles d’indépendance, de prospérité et de grand rayonnement dans l’occident chrétien et la MéditerranéeCf. La carte p. 201 de l’expansion des Normands en Europe et en Méditerranée aux XIe et XIIe siècles. On pensera à la Sicile et à l’Italie du sud mais aussi aux royaumes chrétiens d’Orient à la conquête et à l’établissement desquels ils participèrent. après des débuts pour le moins difficiles.
Son érudition et ses recherchesPierre Bouet est historien, spécialiste des historiens de langues latine de la Normandie médiévale et du royaume anglo-normand. nous permettent d’appréhender au plus près un personnage qui reste pour une part mal connu. C’est tout le sel des travaux critiques sur les textes anciens, qui continuera d’attirer les jeune historiens…
Lors des célébrations du millénaire, la fondation danoise Carlsberg offrit à la Normandie une copie de la pierre de Jelling, érigée en 983 par le roi Harald en l’honneur de ses parents. Elle se trouve devant l’abbatiale de Saint-Ouen à Rouen.
Au fait, savez-vous pourquoi un Viking avec une dent bleue a donné son nom au Bluetooth ?