Fraîchement paru, Octobre 17 a été conçu par Patrick Rotman et Benoît Blary, qui ne sont pas des inconnus. On connaît davantage le premier, historien de formation, notamment pour ses documentaires et publications, réalisés seul ou en collaboration. Ainsi, avec Hervé Hamon, il a été l’auteur de Génération (1987 et 1988) sur les années 1960. On lui doit La Guerre sans nom (1992), conçu avec Bertrand Tavernier, et L’Ennemi intime. Violences dans la guerre d’Algérie (2002) : ces deux documentaires (surtout le second) ont fourni la matière du scénario qu’il a donné pour L’Ennemi intime, le film de fiction réalisé par Florent-Emilio Siri (2007). On n’oublie pas les émissions « Les Brûlures de l’Histoire », diffusées de 1993 à 1997 à la télévision.
Le dessinateur Benoît Blary s’est souvent inspiré de l’Histoire. On lui doit notamment Vies tranchées. Les Soldats fous de la Grande guerre (2010), Vingt ans de guerre (2010), sur les conflits menés par la France jusqu’à l’indépendance algérienne. Il fait partie du groupement rémois « Atelier 510 TTC », qui rassemble plusieurs auteurs de bandes dessinées.
Octobre 17, comme le titre l’indique, est évidemment consacré à la Révolution russe. On a un récit linéaire, bien construit, qui nécessité probablement certaines connaissances de base pour être réellement apprécié. Néanmoins, on trouvera en fin de volume (p. 106-107) une chronologie des faits, de 1905 à 1917, avec les événements les plus marquants : ceux-là même qui forment la base de la trame du livre. On a également une carte du centre de Petrograd, puisque le récit se déroule presque entièrement dans la capitale de toutes les Russies. Ajoutons un point sur les biographies des principaux protagonistes, réels ou fictifs, et leur destin après la Révolution. On a ainsi un ouvrage qui donne à comprendre les faits en replaçant dans une perspective plus longue.
Les auteurs n’ont pas cherché à introduire une romance amoureuse ou un autre artifice pour divertir le lecteur ou lui donner un fallacieux point de vue d’en bas : voilà comment les événements auraient pu être vécus. Hormis quelques personnages fictifs, c’est autour des dirigeants bolcheviques et, beaucoup moins, des membres du gouvernement d’Alexandre Kerensky que l’attention s’est concentrée. Toutefois, on croise également quelques autres célébrités du moment : le journaliste américain John Reed, qui n’a pas encore publié ses Dix jours qui ébranlèrent le monde (1920), ainsi que l’ardente féministe Alexandra Kollontaï. Là encore, le nombre de ces personnages secondaires est très réduit, ce qui évite à l’esprit du lecteur de se disperser inutilement. Cela aide encore à la compréhension des événements, en sus des éléments qui ont été indiqués plus haut (chronologie, etc.), à quoi s’ajoute encore le dessin sobre et néanmoins précis de Benoît Blary, dont le travail sur la couleur est tout à fait réussi. Celui-ci a souvent recours à des doubles pages (avis de prudence est lancé aux amateurs de lecture sur écran), mais aussi à des planches assez stylisées, allusion aux affiches qui accompagnent le nouveau régime. La révolution politique est aussi une révolution culturelle, et l’évocation de la présence du poète Vladimir Maïakovski aux côtés des militants ne doit évidemment pas au hasard.
Le résultat est donc très séduisant et d’une belle efficacité. Les 112 pages sont avalées sans perdre haleine. On relèvera cependant quelques limites. Une erreur d’abord, chose extrêmement rare qui traduit le sérieux effort de documentaire sur quoi repose la bande dessinée : après l’échec des journées de juillet, il est indiqué que Lénine « s’installe de l’autre côté de la frontière finlandaise » (p. 57). Or, la Finlande est partie intégrante de la Russie ; son indépendance est proclamée en décembre 1917. Rien de bien grave, cependant.
En revanche, on peut davantage regretter que le récit n’épouse que le point de vue des bolcheviques. Ce parti pris, clairement assuméLa problématique est en effet indiquée en quatrième de couverture : « comment le parti bolchevique, très minoritaire en février 1917, réussit à prendre le pouvoir en Russie, une gigantesque pays tout juste sorti du tsarisme ? Comment Lénine et Trotski surent canaliser en quelques le mouvement révolutionnaire à leur profit ? ». est compréhensible : ce sont eux qui ont finalement pris le pouvoir, et qui ont posé les bases du nouveau régime et, plus tard, de l’URSS. Mais, ce faisant, on livre une histoire un peu trop classique, même si l’on échappe à la grandiloquente prise du Palais d’hiver telle qu’Eisenstein la restitue dans Octobre (1928). Blary et Rotman montrent au contraire l’état de décrépitude du gouvernement libéral, qui cherche à peine à se défendre face aux militants des soviets. Mais il aurait peut-être été bon de montrer justement le caractère composite des forces insurrectionnelles. Pour ne prendre qu’un exemple, les anarchistes sont pratiquement invisibles, hormis la harangue prononcée par Bleichmann devant les soldats du 1er régiment de mitrailleurs, en juillet 1917, et quelques drapeaux noirs. Cela aurait peut-être compliqué un déroulement déjà assez confus en lui-même, mais tout de même… En revanche, les auteurs montrent bien les débats qui agitent le petit cercle des dirigeants bolcheviques, partagés entre partisans du passage immédiat à l’action (Lénine et Trotski), prudents (Kamenev et Zinoviev), et opportunisme (Staline, alias Koba, dépeint en fourbe dont on perçoit difficilement le fond de la pensée).
Pour résumer, on a un ouvrage bien mené, reposant sur une documentaire sérieuse, même si l’approche historique aurait gagné à intégrer des aspects que l’historiographie récente a explorés. Il rendra néanmoins des services à ceux qui connaissent mal la période, à commencer par les élèves, par exemple, en leur fournissant une entrée en matière assez solide, intéressante et plaisante. Il faudra néanmoins faire l’effort de croiser ce récit avec d’autres éléments, notamment les témoignages d’insurgés non bolcheviques (ainsi Voline, La Révolution invisible), et surtout d’ouvrir l’horizon historiographique. À cet égard, le travail de Marc Ferro (La Révolution de 1917, 1967), quoi qu’ancien, reste toujours valable, mais on lira également d’autres ouvrages, notamment le très remarqué La Révolution russe. Une histoire française : lectures et représentations depuis 1917, d’Éric Aunoble (éd. La Fabrique, 2016).
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Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes©