Saïd Bouamama fait figure d’« ébranleur du sol », à l’image du dieu Poséidon dans le Chant XIII de l’Iliade, ranimant le courage des Achéens en ces termes : « La force s’affirme par l’union des hommes, même des plus faibles ».

Plus prosaïquement, il est un Algérien de France, sociologue à la retraite, militant syndicaliste communiste et anti-raciste, qui participa notamment à la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. C’est une figure controversée, cofondateur des Indigènes de la République dont il s’est éloigné.

Son ouvrage sur le panafricanisme révolutionnaire paraît dans un contexte d’affirmation d’un sentiment anti-français sur le continent, en particulier au Sahel, un sentiment réel mais amplifié par les réseaux sociaux et autres médias. Cette remise en cause plus frontale de la Françafrique est concomitante au renforcement de la Chinafrique, de la Russafrique, de la Turcafrique voire de la présence états-unienne. Face à ces diverses dominations extérieures souvent pluriséculaires, le panafricanisme révolutionnaire constitue pour l’auteur une « espérance politique continentale », une voie vers l’émancipation réelle du continent, une « affirmation autonome de soi ».

Le contexte est par ailleurs marqué par le racisme débridé exprimé en Afrique du Nord à l’encontre des migrants subsahariens, par exemple les propos tenus le 21 février 2023 par le président tunisien Kaïs Saïed. La démarche de Bouamama est tout autre. Dans le sillage de Kwamé Nkrumah, il milite en faveur de cette vision née avec le Congrès de Manchester de 1945, celle d’un passage du pan-négrisme atlantique (américain et subsaharien), ou sentiment d’unité sur la simple base d’être noir s’inscrivant dans une vision racialisante, à un panafricanisme continental liant en particulier les deux rives du désert saharien. Toutefois, l’auteur ne s’oppose pas complètement aux solidarités pan-nègres, il entend plutôt articuler le pan-négrisme africain avec son principal cheval de bataille, le panafricanisme continental.

Bouamama rejette en effet toute forme d’essentialisme. Sans surprise, il revient longuement sur la déconstruction de l’« impérialisme culturel », « universalisme tronqué » trahissant une volonté d’« extension de soi » à l’ensemble du monde. Le supposé « retard historique » est ainsi devenu prétexte à la domination coloniale. L’eurocentrisme a en effet favorisé la mission civilisatrice, par exemple cette volonté d’éradiquer en Afrique les religions traditionnelles désignées comme animistes. Par ailleurs, les eurocentristes sur la défensive ont tenté et tentent encore de disqualifier l’afrocentrisme en pratiquant l’amalgame de manière outrancière. Il est possible en effet d’évoquer plusieurs afrocentrismes et notamment de distinguer afrocentrisme et afrocentricité. Bouamama récuse pour sa part les afrocentristes mélanistes qui se cantonnent à une simple inversion du racisme, biologique et/ou culturel, s’adonnant par exemple à la fétichisation de l’Afrique antécoloniale. La critique peut s’adresser également à certains radicaux décoloniaux : « il ne suffit pas d’inverser la logique du dominant pour sortir de la domination » écrit l’auteur (p. 258). S’il reprend par ailleurs cette maxime de la sagesse populaire : « Pour redresser quelque chose, on est obligé de le courber en sens inverse ; sinon on ne peut le rendre droit. » (p. 199), Bouamama insiste sur le nécessaire dépassement des visions classificatoires, hiérarchisantes et essentialisantes des groupes humains, et plus particulièrement de la vision coloriste binaire divisant « Afrique noire » et « Afrique blanche ». Finalement, le modèle centre-périphérie, émanation de la pensée marxiste abondamment utilisée dans les sciences sociales, est utilisé tout autant pour favoriser que pour contester la vision hiérarchisée et évolutionniste des espaces, des cultures et des races. C’est pourquoi l’auteur semble encourager les scientifiques à sortir de leur neutralité prudente et confortable pour insuffler les changements du monde. Il ne s’agit ni plus ni moins que de faire progresser l’Égalité.

 

Ainsi Saïd Bouamama est moins un historien qu’un militant passionné par l’histoire de la pensée panafricaine, sur laquelle les historiens ne se sont d’ailleurs pas beaucoup penchés. Il n’a pas effectué de recherches dans les archives mais s’est largement appuyé sur des citations tirées des penseurs et leaders panafricains tels Cabral, Fanon, Nkrumah, Cheikh Anta Diop, Nyerere ou Sékou Touré, qu’il nomme « nos anciens ». Il est persuadé que le renouveau du panafricanisme passe par une lecture attentive des textes et discours formulés au moment des indépendances. Il cite par ailleurs quelques textes officiels issus des institutions régionales ou des congrès africains. Enfin, il a utilisé une bibliographie scientifique comprenant des historiens, économistes ou politologues tels Joseph Ki-Zerbo, Elikia M’Bokolo, Catherine Coquery-Vidrovitch, Samir Amin ou Jean-François Bayart.


Pour rendre un peu plus concrète l’idée d’une « communauté de destin » de part et d’autre du Sahara, la préface de l’ouvrage est signée par le franco-béninois Amzat Boukari-Yabara. Celui-ci a défendu dans sa thèse d’histoire, soutenue à l’EHESS en 2010, la nécessité de porter les sciences humaines et sociales au cœur des luttes politiques et des relations postcoloniales. Il combine ainsi habilement son métier d’historien à une activité militante panafricaniste. La préface s’achève sur ces mots :
« La recherche est une réponse qui garde évidemment une part de subjectivité, et Saïd Bouamama assume son point de vue situé », dans une perspective nord-africaine. L’ouvrage est ensuite divisé en deux grandes parties. Plus historique, la première porte sur « les héritages théoriques et politiques » sur lesquels s’appuyer et la seconde sur « le panafricanisme à l’ère de la mondialisation capitaliste ». Bouamama s’adresse apparemment en premier lieu aux Africains d’Afrique et de la diaspora francophone, mais son ouvrage de synthèse n’en demeure pas moins particulièrement intéressant pour les études africaines en général.

 


La grande richesse des thématiques de l’ouvrage n’autorise ici qu’à en aborder succinctement quelques-unes, avec l’objectif de circonscrire le point de vue de l’auteur. Bouamama défend un marxisme africanisé, tout en demeurant dans une tradition non-alignée, sans valoriser le modèle soviéto-russe. Il insiste sur la balkanisation opérée au moment des indépendances par des puissances coloniales fondant le néocolonialisme sur la fragmentation de l’Afrique en plusieurs dizaines d’États, ainsi que sur la trahison des peuples par les élites africaines considérées avant tout par l’auteur comme des bourgeoisies capitalistes. Bouamama explique par ailleurs que l’essor de la mondialisation capitaliste depuis la fin de la guerre froide a eu tendance à s’accélérer ces derniers temps sur le continent, par exemple à travers la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) créée en 2021. Il se dresse clairement contre cet afrocapitalisme panafricain émergent, qu’il nomme « panafricanisme réactionnaire ». À l’opposé, le panafricanisme révolutionnaire qu’il défend est foncièrement anticapitaliste. Bouamama raisonne ainsi davantage en termes de classes que de races.

Par ailleurs, dans quelques pages consacrées au conflit du Biafra, l’auteur se montre virulent à l’égard de l’attitude de la France en faveur des sécessionnistes, autrement dit de la fragmentation de l’Afrique. Ces propos par exemple paraissent simplificateurs : « Une population entière a ainsi été prise en otage par l’ambition personnelle d’un homme politique [Ojukwu] entretenue par les promesses d’aide militaire de la France. » (p. 138). Le gouvernement français a été sans conteste parmi les principaux soutiens de l’éphémère État biafrais, peut-être le plus important. D’autres sont toutefois venus de la Côte-d’Ivoire d’Houphouët-Boigny, de la Tanzanie de Nyerere, de la Chine, d’Afrique du Sud, du Portugal ou d’Haïti(1).

Enfin, concernant plus spécialement l’histoire de l’Afrique ou plutôt l’écriture de l’histoire de l’Afrique, Bouamama s’appuie largement sur l’œuvre de Cheikh Anta Diop et en particulier sur la notion de falsification. Il fustige cette idée du miracle grec niant les apports asiatiques et africains pour mieux construire l’européanité. Il s’en prend aussi à l’instrumentalisation de la traite orientale des esclaves, dite improprement « arabo-musulmane », dans le dessein d’atténuer l’ampleur et la singularité de la traite atlantique ou de diviser entre elles populations arabo-musulmanes et noires africaines. Bouamama se montre par ailleurs convaincant, citations à l’appui, lorsqu’il dénonce les simplifications abusives de la pensée et de l’œuvre de Cheikh Anta Diop, si fréquemment véhiculées par des lecteurs pressés qui en sont parfois restés aux titres de ses ouvrages, souvent provocants et réducteurs.

Souhaitons que la lecture de cet ouvrage d’histoire et d’espoirs politiques suscite des recherches qui apporteront les nuances nécessaires afin de mieux saisir la complexité de l’Afrique et du monde. Souhaitons également comme l’auteur qu’elle incite à s’engager en faveur de l’amélioration des conditions de vie réelles des populations.

 

(1) C’est ce qu’il ressort de l’ouvrage de Rémy Boutet, L’effroyable guerre du Biafra, Paris, Éditions Chaka, 1992, p. 106-126.