Danielle TRICHAUD-BUTI, agrégée d’histoire, et Gilbert BUTI, professeur émérite d’histoire à Aix-Marseille Université et chercheur à la MMSH-CNRS-TELEMME (Aix-en-Provence), sont spécialistes d’histoire économique et sociale de l’Europe méditerranéenne (XVIe-XIXe siècle). Dans ce livre, ils  » se livrent à la traque de l’étonnant insecte [la cochenille] qui participe à la première mondialisation des échanges. […] Une épopée haute en couleur à travers le Nouveau et l’Ancien Monde, où se tissent les destins ordinaires et exceptionnels d’aventuriers, d’artisans et de marchands, mais aussi de scientifiques botanistes, naturalistes et géographes parmi les plus passionnants ». Cochenille. Le mot suscite aujourd’hui l’étonnement. Méconnu, ce petit insecte du Mexique, ou plutôt son cadavre, fut longtemps l’un des principaux « trésors et fruits des Indes », objet de convoitises et d’intrigues.

Du XVIe au XVIIIe siècle, la cochenille est le deuxième produit en valeur de retour des Indes occidentales après les métaux précieux, résultat d’une forte demande de l’industrie textile européenne. L’étude du « cadavre de ce petit insecte » se divise en trois parties :

Première Partie : DÉCOUVERTE D’UN PRODUIT ET APPROPRIATION DES SAVOIRS (XVIe-XVIIIe siècle)

Au moment de la conquête du Mexique, les observateurs espagnols sont tout de suite émerveillés par les rouges éclatants précolombiens. Cette couleur est partout : murs des maisons, mobilier, poteries, tissus, cuirs, armes, peintures corporelles et dans la nourriture. Le colorant rouge est aussi le substitut symbolique du sang recueilli après les sacrifices humains qui accompagnent les rituels très codifiés de la guerre. La couleur joue enfin un rôle important dans les croyances religieuses.

Les Espagnols découvre alors la variété de cochenille au pouvoir colorant exceptionnel, à l’origine de ces rouges. Ces insectes de la famille des Coccidés, déjà connus en Europe et en Asie, se réduisent à une dizaine d’espèces. Ils parasitent et épuisent, en se nourrissant de leur sève, les cactées de la famille des Opuntias dans toute la zone climatique tropicale et des moyennes altitudes qui permettent leur présence.  Ils remarquent rapidement les usages  et la vivacité des couleurs obtenues en teinture pour les tissus et autre supports. L’irruption de ce produit, appelé grana puis cochenilla, va alors provoquer une révolution dans le marché international des matières premières. Entre les premiers envois de grana fina en Europe, au cours du premier tiers du XVIe siècle et la fin de ce siècle, son prix et son volume ont été multipliés par 4.

Peu à peu, l’arrivée de la cochenille mexicaine remplace le kermès puis les cochenilles européennes et asiatiques. La comparaison du pouvoir tinctorial des insectes à rouges fournit une clé essentielle pour saisir son succès. La grana fina (plus recherchée que la sylvestre au pouvoir tinctorial plus faible) est certes chère mais son pouvoir tinctorial est tellement supérieur qu’il invite à remplacer, pour les produits de luxe, les différentes cochenilles européennes et asiatiques par celle venue de Nouvelle-Espagne. Outre la solidité et l’éclat de la couleur obtenue avec la grana, il faut employer environ 10 fois moins de produit mexicain.

Pour limiter les fraudes et faciliter la surveillance, les administrateurs espagnols incitent à réduire l’espace de production de cochenille fine à 2 aires géographiques. L' »éducation » de la cochenille, exploitée dans des nopaleraies obéit à d’ingénieuses méthodes transmises au fil des générations et nécessite l’appropriation d’un savoir connu de la population locale. Elle exige des opérations de conditionnement sur les lieux de production comme sur les points d’embarquement auxquelles veillent à chaque étape des administrateurs locaux afin d’écarter les fraudes sur les qualités et réprimer les tentatives de détournement.

La volonté espagnole est de garder secrètes la nature du produit et sa culture. Une fois récoltée puis traitée la cochenille est versée dans des surons, ballots fait de peau de bœuf, fraîche et sans apprêt, cousue avec des lanières de peau et dont le poil est en dedans. La majorité des cargaisons vers l’Europe partent du port de Veracruz. Dès le milieu du XVIe siècle, la grana mexicaine participe donc au grand commerce océanique en réponse aux demandes accrues et renouvelées du Vieux Continent.

Deuxième Partie : UN COLORANT AU SERVICE DES MARCHÉS DU LUXE (XVIe-XVIIIe siècle)

Les seuls colorants auraient représenté un peu plus de la moitié de la valeur globale des marchandises américaines importées en Espagne (métaux précieux exclus) pour la période 1557-1598. A elle seule, la cochenille compterait pour près de 42% de la valeur de ces marchandises générales et 88% de l’ensemble des matières tinctoriales contre 11% pour l’indigo. En 1747-1778, la cochenille atteint 76% de la valeur totale des colorants importés, contre 23% pour l’indigo. Les arrivages en Espagne seule ont triplé au cours du XVIIIe siècle.

Dès les lendemains  de la conquête, la couronne espagnole s’est d’abord efforcée de contrôler jalousement les arrivages mexicains. Le pouvoir central a mis en place des instruments destinés à affirmer son monopole et renforcer la surveillance des échanges commerciaux. En application du principe de l’Exclusif colonial, le commerce des Indes est réservé à la métropole. Le monopole espagnol sur le marché de la cochenille semble avoir été relativement aisé à établir dans la mesure où l’Espagne contrôle l’aire de production ainsi que la seule porte de sortie pour sa diffusion en Europe.

La grande partie de la cochenille est négociée par des marchands espagnols (cargadores), acquise à Cadix par des négociants européens puis redistribuée. Très convoitée et contrôlée, la marchandise fait malgré tout l’objet de fraudes et de contrebande. L’insecte mexicain est devenu, à compter du XVIIe siècle, une marchandise recherchée par le négoce mais c’est le XVIIIe siècle qui est assurément le « siècle de la cochenille ». La cochenille s’est glissée dans les grands courants d’échanges transnationaux, contrôlés par de puissantes maisons de négoce des grandes places marchandes, qui en assurent la concentration et la redistribution.

Dans cette chaine commerciale complexe, Marseille est considérée comme « la place la plus délicate » d’Europe en matière de cochenille. La grana « propre à Marseille » est peu consommée sur place et est amplement redistribuée vers les manufactures languedociennes (draps du Languedoc) et le Levant. Marseille est ainsi un lieu de transit. De 1775 à 1792, les entrées par voie de mer ont représenté une valeur totale de 90 millions de livres, soit de 1 à 1,5 million pour une année commune et jusqu’à 4 millions dans des années exceptionnelles. Au cours du XVIIIe siècle, plus de 350 maisons de commerce se sont intéressés à la cochenille sur la place marseillaise. Mais seule une élite commerciale est vraiment impliquée dans les circuits concernant le produit tinctorial américain, qui peut laisser espérer des bénéfices compris entre 15 et 20% et parfois davantage.

Introduite dans les centres de fabrication textile au XVIe siècle, la grana mexicaine se glisse rapidement dans les ateliers de teinturiers aux côtés de colorants traditionnels. La cochenille est alors réservée pour teindre des produits de luxe, les velours de soie les plus fins, les satins et damas très recherchés sur les marchés orientaux. Couplée à un mordant, alun puis « eau forte » (dissolution d’étain dans l’acide nitrique), elle permet en effet des rouges écarlates et durables dans le temps. Dans toute l’Europe, le « cramoisi » obtenu par la cochenille mexicaine connaît une demande croissante au XVIIe siècle.

A Versailles, les draps et les velours rouge habillent fenêtres et lits, recouvrent murs et fauteuils. Dans la garde-robe aristocratique masculine des détails complètent la présence du rouge aperçue dans les vêtements d’apparat. Les élites politiques et religieuses, imprégnées de traditions anciennes, continuent de rester fidèles aux produits de consommation ostentatoires teints ou peints en rouge d’insecte. La cochenille est aussi utilisée dans les officines (« drogues »), les laboratoires (les parfumeurs), les cuisines et les artistes.

Troisième Partie : RUPTURE ET FIN DU PRESTIGE (XIXe-XXIe siècle)

Différents États européens ont tenté de substituer de la cochenille vivante pour l’élever hors du Mexique afin de briser le monopole espagnol. C’est ce que réussit à faire Thiéry de Menonville pour le compte du roi de France en 1777. Mais ses essais d’acclimatation de la grana à Saint-Domingue ne sont pas complètement couronnés de succès. C’est Brulley qui sera reconnu officiellement pour avoir établi la première nopaleraie « en grand » dans les colonies françaises. D’autres essais sont aussi réalisés en France (en Provence) ou en Afrique (en Algérie) et par d’autres pays Européens (aux Canaries par l’Espagne par exemple).

Après la fin du monopole espagnol, de nouveaux fournisseurs de cochenille apparaissent dans les pays voisins du Mexique, permettant ainsi de combler des besoins de l’industrie textile encore forts en Europe. Ainsi les grands pays consommateurs de cochenille ont multiplié et varié les sources d’approvisionnement.

Mais à partir de la première moitié du XIXe siècle, les colorants synthétiques, tirés du charbon puis du pétrole avec comme principal composant l’aniline, marginalisent peu à peu  tous les produits naturels. Il faudra ensuite attendre la fin du XXe siècle pour connaître un discret et modeste renouveau, notamment dans le domaine artistique, de l’emploi de la grana, aujourd’hui cultivée notamment au Pérou (85% de la production mondiale en 2005).

Ce livre passionnant et stimulant permet de tracer le destin de ce petit insecte mexicain, appelé cochenille. Au-delà de la « petite histoire », suivre les étapes de sa fabrication, son commerce, à son utilisation permet de l’insérer dans la « grande Histoire » de la construction d’un espace économique et relationnel à la dimension du monde entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Les illustrations, majoritairement en couleurs et de bonne taille, sont particulièrement agréables et montrent les sources à l’origine de ce travail, toutes mentionnées avec la bibliographie à la fin de l’ouvrage.

Pour l’enseignant, les inspirations peuvent être multiples, notamment pour démarrer le programme d’Histoire de 4e sur les «  Bourgeoisies marchandes, négoces internationaux et traite négrière au XVIIIe siècle ». La fiche EDUSCOL sur ce thème propose en effet de partir d’un exemple concret, qui pourrait être le port de Marseille comme lieu de (re)distribution des produits coloniaux, notamment la cochenille. Autre entrée proposée : « une étude des produits échangés, comme le sucre, le café, le cacao », liste à laquelle on pourrait ajouter la cochenille. Cet ouvrage fournit en tout cas de nombreux documents pour réaliser une étude de cas intéressante pour les élèves et les enseignants autour de cet insecte.