Russie – Quelle armée pour Moscou – Lever le brouillard de guerre – Samson Perthuisot
Rédiger une chronique sur un tel sujet, au sixième jour d’une invasion conduite par l’armée russe en Ukraine, expose forcément. L’ouvrage a été publié en 2020, mais il conserve toute son actualité, notamment pour ce qui concerne le brouillard de la guerre. Cette formule de Clausewitz n’a jamais été aussi pertinente dans le contexte actuel : « La grande incertitude [liée au manque] d’informations en période de guerre est d’une difficulté particulière parce que toutes les actions doivent dans une certaine mesure être planifiées avec une légère zone d’ombre qui (…) comme l’effet d’un brouillard ou d’un clair de lune, donne aux choses des dimensions exagérées ou non naturelles. » Carl von Clausewitz, De la guerre.
En effet, au moment où nous écrivons ces lignes, les chaînes d’information en continu diffusent en boucle les mêmes images, les mêmes commentaires d’experts de plateaux, dont certains ne manquent d’ailleurs pas de compétences, mais qui semblent soumis à cette exigence des producteurs des émissions qui recherchent davantage « le bon client », que l’analyste rigoureux. Le brouillard de l’information vient se rajouter au brouillard de la guerre, et il est vrai que dans cette affaire la situation reste particulièrement complexe.
À propos de cet ouvrage il convient d’en lire avec attention le sous-titre : « Quand l’analyse de l’armée russe doit dépasser le cadre de la guerre hybride ». Cette phrase apparaît, alors qu’une guerre classique vient d’éclater, comme prémonitoire. Incontestablement, par la volonté de Vladimir Poutine, l’armée russe a très largement franchi le seuil de la guerre hybride, une notion qu’il convient de définir. En février 2013, le chef d’état-major des armées de la Fédération de Russie, Valéri Guérassimov, publiait un article dans le Courrier militaro-industriel. Celui-ci, intitulé « La valeur de la science de la prédiction », suscite un intérêt tout particulier dans un de ses paragraphes :
« B XXI вeкe пpocлeживaeтcя тehдehция cтиpahия paзличий мeждy cocтoяhиeм вoйhы и миpa. Boйhы yжe he o6ъявляютcя, a haчaвшиcь – идyт he пo пpивычhoмy haм шa6лohy. »
« On observe au XXIe siècle une tendance à l’effacement de la frontière entre états de guerre et de paix. Les guerres ne sont plus déclarées et, une fois commencées, se déroulent selon un modèle qui ne nous est pas familier. ».
Russie – Espace et stratégie
Depuis la fin de la guerre froide de nouvelles définitions de la guerre sont apparues ; la guerre asymétrique a ouvert la série, suivie par la guerre hybride. Cette dernière a pu être définie des 2005 dans cet article : Mattis James N. et Hoffman Frank, « Future Warfare : The Rise of Hybrid Wars », Proceedings, vol. 131, no 11, November 2005.
On s’accordera sur la définition de la menace hybrides : « tout adversaire qui emploie simultanément et de façon adaptative un mixte d’armes conventionnelles, de tactiques irrégulières, de terrorisme et de comportements criminels dans l’espace de bataille afin d’atteindre ses objectifs politiques. »
Au-delà des formes d’action, qui en soi ne sont d’ailleurs pas nouvelles, c’est bien la question de l’espace de bataille qui demeure centrale.
La vision que les Russes peuvent en avoir est directement liée à leur conception des risques sur un territoire, celui de la Rodyna, la patrie. L’histoire des invasions venues de l’Ouest sert de justification à leur avancée dans cette direction et à la volonté de contrôler ces espaces qu’ils qualifient d’étranger proche.
L’ouvrage de Samson Perthuisot s’appuie sur les sources primaires, au-delà des nombreux travaux qui ont pu être publiés en Occident.
Il est organisé en trois parties, la première à partir d’un état des lieux au sortir de l’expérience en Afghanistan mais également dans la première guerre de Tchétchénie. La seconde montre comment l’armée russe, héritière de la doctrine soviétique, est allée rechercher dans les travaux antérieurs à la période soviétique, un certain nombre de références qui ont eu des conséquences en matière d’organisation des forces armées.
Enfin, la troisième partie interroge le concept même de guerre hybride, dont l’auteur considère qu’il existe en Russie une conception assez éloignée de celle dont les documents occidentaux habillent la pensée russe, notamment dans le rapport aux territoires.
C’est évidemment cette troisième partie, au moment où l’armée russe exerce une poussée sur le territoire d’un État voisin, mais que Vladimir Poutine considère comme faisant partie de la Russie historique, représentée par l’Union soviétique avant 1991, qui mérite toute notre attention.
Le concept de « guerre hybride » Gibridnaya Voyna ne doit pas être interprété comme seulement militaire. Il s’agit d’abord d’une approche politique basée sur la dissimulation, que l’on appellera « déception ».
Russie – Guerre par procuration
Les guerres de Moscou dans l’espace post-soviétique Analyse des éléments opérationnels de projection des forces russes dans une géographie proche.
La première partie revient donc sur les héritages conceptuels de la pensée stratégique soviétique, à partir de la guerre d’Afghanistan, jusqu’à l’engagement dans le soutien aux mouvements séparatistes pro-russes en Ukraine qui conduisent à l’annexion de la Crimée en 2014.
La concentration des troupes qui a précédé l’attaque de la fin du mois de février 2022 constitue un exemple de l’application du principe de la profondeur opérationnelle. À cet égard il convient de relire les textes de Trotsky qui a pu inspirer « l’art opératif » qui a pu être mis en œuvre par le maréchal Joukov. La guerre est une longue suite d’opérations orientées vers des objectifs répartis dans le temps et l’espace, et dont la réalisation transforme la situation militaire en des opportunités politiques.
Et de ce point de vue on retrouve bien la démarche qui est suivie dans les opérations militaires actuelles. Sans vouloir se livrer au jeu du commentaire « à chaud », il est possible de considérer que l’offensive en cours procède de cette démarche. D’un point de vue classique le contrôle de l’espace aérien ukrainien permet la concentration de troupes au sol, de colonnes blindées mais également de transports de troupes, afin de répondre à différents cas de figure. L’encerclement des villes ukrainiennes vise à les asphyxier pour atteindre un objectif politique, celui de la chute du gouvernement Zelenski. La concentration de fantassins, y compris une dizaine de milliers de tchétchènes, vise à prévoir l’hypothèse, forcément peu souhaitée, du combat en zone urbaine.
« Le général Vladimir Triandafillov a associé le concept de profondeur au développement d’une logistique et d’armes de soutien efficaces13. Il avance que l’art de la guerre réside dans la théorie de la bataille profonde, qui requiert des opérations combinées et successives en profondeur, tout en soutenant que la guerre doit être menée au niveau opérationnel (entre le niveau tactique et stratégique) : c’est le développement de « l’art opératif14 » (operativnoe iskustvo). Cet art opératif foncièrement offensif s’inscrit pourtant dans une stratégie relative et défensive que la sécurité et l’invulnérabilité de son territoire lui garantissent. »
On comprend bien à partir de cette remarque l’interaction entre la poursuite de conversations politiques, même si elles visent à réaffirmer une posture et des positions difficilement négociables, la sortie sur la mise en état d’alerte nucléaire et des concentrations de troupes qui annoncent une offensive finale possible mais pas certaine.
De la culture de la projection dans la pensée stratégique soviétique.
Le paradoxe de la pensée soviétique se retrouve dans cette culture contradictoire qui associe un art opératif basé sur l’offensive, qui n’est jamais que la version moderne du rouleau compresseur d’avant la première guerre mondiale, et celle du bastion qui se décline sous une forme terrestre avec le territoire de la Russie historique mais également au niveau naval avec les capacités de tir à très longue portée à partir des plates-formes sous-marines.
L’auteur rappelle également que l’intervention en Afghanistan relève de la stratégie du conflit limité mais cela a conduit à s’affronter à une insurrection, sans forcément maîtriser les outils de la contre insurrection. Il faut d’ailleurs reconnaître que sur le théâtre afghan, tous les moyens engagés par l’armée rouge pendant 10 ans, et par les occidentaux pendant 20 ans ont conduit à l’échec. Par contre, l’échec de l’armée rouge a été intégré, et au cours du conflit, même s’il a abouti à une retraite, de multiples expériences ont été acquises, notamment en matière d’utilisation des troupes aéroportées, des forces spéciales, y compris sur le territoire du Pakistan.
Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, la doctrine et les pratiques militaires russes ont forcément évolué. L’auteur aborde le renouvellement à partir des innovations tactiques sur le terrain qui ont rendu obsolètes les visions stratégiques des « généraux en chaise roulante », qui composaient l’état-major soviétique.
Ce qui apparaît en matière de protection des russophones dans l’étranger proche c’est une forme de guerre par procuration, avec des forces spéciales ou tout simplement la société militaire privée Wagner. L’armée russe a d’ailleurs redécouvert des théoriciens de la période tsariste comme Evgueni Messner, (1891–1974), qui avait déjà élaboré une doctrine de la guerre subversive. L’idée de Messner qu’il convient de méditer aujourd’hui à la lumière des événements actuels et : « Il est plus facile de dégrader un état que de le soumettre ».
Ne faut-il pas envisager cette possibilité lorsque l’actuel président ukrainien, malgré sa volonté de résistance affichée, envisage des rencontres périodiques avec l’ennemi, en Biélorussie ce 28 février 2022, et peut-être à l’ouest de l’Ukraine, à proximité de la frontière polonaise par la suite.
L’hypothèse d’une guerre à l’ouest qui s’est vérifiée ces derniers jours a bien évidemment été envisagée dès l’annexion de la Crimée en 2014. Les capacités opérationnelles ont été renforcées, notamment par le développement de forces très mobiles comme les troupes aéroportées qui comptent 70 000 hommes.
À cela il faut rajouter « les forces non régulières », les petits hommes verts, dont la fonction est de semer la confusion et le chaos, ce qui a pu être largement opéré lors des affrontements à la limite des zones séparatistes.
À ce stade, il semble difficile d’aller plus loin dans le commentaire. Cet ouvrage qui est initialement un mémoire de recherche en Master 2 permet de s’appuyer sur le corpus théorique qui est celui des militaires russes actuellement déployés en Ukraine pour comprendre les différentes options possibles. Mais il ne faut jamais oublier que le décideur actuel est d’abord et avant tout un dirigeant politique. Se pose la question de sa rationalité, surtout lorsque l’on agite la menace nucléaire, et peut-être même celle de sa survie politique pour ne pas dire physique. Les militaires chargés de mettre en œuvre sa politique, et de la traduire sur le terrain en termes de conquête, savent, mieux que tous autres, le prix de la guerre. Et peut-être que les conséquences sur la population russe, notamment par le biais des sanctions occidentales, peuvent les conduire à intervenir directement pour mettre un terme à cette aventure dangereuse.
L’âge soviétique, une traversée de l’Empire russe au monde postsoviétique