Sekigahara no tatakai. Au petit matin du 21 octobre 1600 le jinkai conque de guerre retentit dans la mince vallée située à la croisée des axes stratégiques reliant les plaines du Kinai actuel Kansai et du Kantô. La bataille de Sekigahara vient de commencer. Point d’orgue d’une guerre destinée à régler la succession du Taikô magnat Toyotomi Hideyoshi (mort en 1598), elle oppose deux armées : l’armée de l’Est, emmenée par Tokugawa Ieyasu, et l’armée de l’Ouest, conduite par Ishida Mitsunari. Hideyoshi, le « Deuxième Unificateur » (après Oda Nobunaga), a laissé à sa mort un pays relativement pacifié et un héritier, le tout jeune Hideyori. Tokugawa Ieyasu et Ishida Mitsunari, deux des personnages les plus puissants du pays, entendent capter l’héritage à leur profit tout en protestant de leur loyauté à l’égard du jeune Hideyori.

Le grand chef de l’armée de l’Est

Matsudaira Takechiyo : né en 1543 dans un clan guerrier de la province du Mikawa, il prend le nom de Tokugawa Ieyasu avec l’aval de l’empereur en 1567. A la faveur d’une généalogie truquée, il peut faire valoir sa légitimité car il est désormais rattaché à « la lignée Minamoto, matrice de toutes les dynasties à s’être vues attribuer la charge suprême de shôgun depuis les temps lointains de Minamoto no Yoritomo, premier suzerain de la noblesse d’épée à avoir conféré un caractère héréditaire à ce mandat délivré par la cour impériale. » (p. 54) Tokugawa Ieyasu est membre du Go-Tairô, le Conseil des Anciens où siègent les cinq daimyô seigneurs aux revenus les plus importants. Installé depuis 1599 dans l’une des ailes du château d’Ôsaka où réside Hideyori, il s’en fait le protecteur après la mort du puissant et prospère seigneur de Yaga, Maeda Toshiie.

Au grand déplaisir de Mitsunari : membre du cabinet ministériel chapeauté par le Go-Tairô, il affiche son soutien à la maison Toyotomi à laquelle il doit tout. Il s’est illustré au cours des désastreuses campagnes de Corée en tant qu’inspecteur des forces armées et s’est alors attiré de fortes inimitiés. Possessionné dans la province d’Ômi, sur la rive orientale du lac Biwa, il compte barrer la route aux ambitions de Tokugawa Ieyasu et il se sait soutenu

Le gigantisme de la bataille

Revenons à Sekigahara : « épreuve de gigantisme, toise de la formidable militarisation du Japon féodal, Sekigahara est une invite aux superlatifs. » (p. 15) En effet, on estime à 170 000 le nombre de combattants qui s’affrontent : on est loin des effectifs engagés sur les terrains de bataille européens à l’époque, mais on approche ceux de l’épopée napoléonienne… Selon les estimations des spécialistes, entre 15 000 et 40 000 combattants périssent. Nombre d’entre eux ont la tête tranchée, comme l’indique la cérémonie d’examen des têtes qui survient une fois la bataille terminée, car « l’acte de trancher la tête est le symbole suprême de la bravoure du samouraï [et] une preuve irréfutable appelant rétribution. » (p. 168) D’autres ont été victimes de l’artillerie déployée : quelque 25 000 arquebuses ont en effet été utilisées, dans la fabrication et le perfectionnement desquelles les Japonais sont passés maîtres depuis leur introduction dans l’archipel par les Portugais au milieu du XVIè siècle.

L’armée de l’Est finit par emporter la victoire, sans avoir engagé tous ses combattants dans la bataille. Manquent en effet à l’appel les 38 000 hommes que Tokugawa Hidetada, troisième fils et héritier désigné d’Ieyasu, n’est pas parvenu à conduire à temps à Sekigahara. L’armée de l’Est a en revanche bénéficié des défaillances du commandement de l’armée de l’Ouest, du revirement spectaculaire en sa faveur du jeune général Kobayakawa Hideaki qui, à midi, lance ses troupes contre celles de l’Ouest et contribue de façon décisive à la victoire finale. Les défections conjointes d’Hideaki et de Kikkawa Hideie amputent d’ailleurs l’armée de l’Ouest de la moitié de ses effectifs! Et quand, vers 14 heures, les forces des Shimazu entrent en lice, il est bien trop tard pour Ishida Mitsunari. Comme l’écrit Ieyasu à l’issue de la bataille : ‘Les châtiments vont finalement pouvoir tomber.’ (cité p. 162)

Ayant pris la fuite, Mitsunari est finalement rattrapé et condamné à avoir la tête tranchée (novembre 1600). Hideyori et sa mère, Yodogimi, ont eu la prudence de rester neutres, ce qui leur permet d’échapper à la vindicte qui frappe ceux qui ont eu l’audace de s’opposer à la maison Tokugawa. 87 maisons guerrières sont en effet abolies et de nombreux fiefs changent de main, notamment au profit des Tokugawa qui se taillent la part du lion. Julien Peltier rappelle justement que les principaux initiateurs de la restauration Meiji « sont les fils de clans ou domaines vaincus à Sekigahara plus de deux siècles et demi auparavant. » (p. 189)

L’unification du pays

Ieyasu Tokugawa continue de gagner en puissance et en aura : ainsi, l’empereur octroie en 1603 le mandat shogunal à Ieyasu ; en 1611, à Ôsaka, Hideyori reconnaît enfin la suzeraineté des Tokugawa, mais ce n’est qu’une « réconciliation de façade » (p. 204). Le problème Hideyori se règle tragiquement lors du siège d’Ôsaka (1615) quand Hideyori et sa mère périssent dans l’incendie qui embrase le donjon dans lequel il se sont réfugiés.

Avant de mourir, en 1616, le « Troisième Unificateur », premier shôgun du Japon d’Edo (1603-1868), prend des mesures visant à éliminer tout foyer potentiel de contestation : ainsi, par exemple, l’Ikkoku ichijô (« édit un château par domaine ») exige que chaque daimyô rase tout ouvrage militaire autre que sa résidence principale; en outre, toute alliance matrimoniale entre grands clans doit recevoir l’aval du shôgun.

Après une longue éclipse, due à la volonté des nouveaux maîtres du Japon de contrôler, et donc de censurer, toute évocation des circonstances de leur accession au pouvoir, la culture populaire s’est emparée de la bataille et de ses protagonistes : par exemple, la NHKNippon Hôsô Kyôkai, « Compagnie japonaise de radiodiffusion », entreprise publique de radio et de télévision, fondée en 1926 diffuse depuis 1963 une « série fleuve » dominicale particulièrement suivie qui a mis en exergue nombre de protagonistes de la campagne de Sekigahara. La bataille a très récemment (2017) fait l’objet d’un film à gros budget : « Sekigahara », inspiré du roman de Shiba Ryôtarô (1966). Et, chaque année,un festival commémore la bataille.

Un ouvrage réussi

Loin de se concentrer sur le seul terrain (une grande bataille) d’une étape majeure de l’histoire militaire du Japon, Julien Peltier nous immerge au sein d’un Japon en transition. Il nous fait saisir parfaitement la complexité des jeux de pouvoirs qui aboutissent à l’émergence et l’installation d’une « Pax Tokugawa » (1603-1868) qui redessine les contours du pays, en particulier de sa composante guerrière, vouée désormais à repenser son « rôle au sein d’une nation japonaise en gestation mais aspirant à la paix. » (p. 200)

L’exposé de l’auteur bénéficie de sa connaissance intime du terrain japonais et s’appuie sur un corpus bibliographique étoffé et scientifiquement solide. Un glossaire, court mais efficace, ainsi qu’une notice des personnages évoqués dans le corps de l’ouvrage, permettent de ne jamais perdre le fil de l’histoire.

Spécialiste récent du Japon des samouraïsIl a déjà écrit sur le sujet : voir en particulier Le crépuscule des samouraïs, Paris, Economica, 2012, Julien Peltier nous donne donc un très bon aperçu des enjeux et des conséquences d’une bataille essentielle sans verser dans les sables parfois mouvants d’une certaine « histoire-bataille ».