Présentation de l’éditeur. « À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’exil tragique d’un couple uni par sa passion du cinéma.

Berlin, 1938. Bernhard et sa femme Illo subissent de plein fouet les lois antisémites qui leur interdisent de vivre de leur art, le cinéma. Comme des milliers de juifs, le couple choisit de s’exiler. Au bout du voyage : Shanghai, une ville énigmatique et bouillonnante, où tout est à découvrir et à recommencer ».


 

Philippe Thirault et Jorge Miguel nous donnent à voir l’un des aspects parmi les plus méconnus de l’exil des juifs d’Allemagne. On les savait essayer de trouver refuge dans les pays voisins, au Royaume-Uni, aux États-Unis, mais la destination asiatique n’avait jusque là été guère été abordée.

Le récit se place dans les studios de l’UFA (Universum Film AG — pour Aktien Gesellschaft), le 9 novembre 1938, à Berlin, à la veille de la Nuit de cristal. Bernhardt est un assistant metteur en scène qui y a travaillé pendant huit années, avant d’en être expulsé en vertu des lois raciales. Sa femme, Illo, est scénariste, et elle aussi est empêché de travailler depuis 1934. L’UFA est en effet aux ordres du ministère de la Propagande, qui a procédé à une épuration dès 1933, et exerce une pression importante sur Manfred Strauss, l’un de ses dirigeants.

Pour subsister, Illo effectue des travaux comme de la couture au domicile de son père, M. Kessler, qui vit rue Oranienburg (on notera l’allusion au camp de concentration, ouvert en mars 1933). Ce soir-là, les SA s’attaquent à la joaillerie familiale et molestent le vieil homme, ancien combattant décoré de la croix de fer de première classe et invalide de guerre. Leurs exactions s’interrompent sur l’ordre de leur chef, sauvé par Kessler à Verdun. Mais la situation empire : l’exil repoussé devient maintenant vital. La famille a recours aux services de l’American Jewish Joint Distribution, mais la procédure doit prendre un an environ. La seule solution est de fuir là où il n’est pas demandé de visa : Shanghai. Si la ville est aux mains des Japonais, les activités cinématographiques s’y poursuivent. Avec beaucoup de difficultés et au prix de plusieurs tableaux de maîtres, M. Kessler réussit à obtenir deux billets : seuls sa fille et son gendre pourront partir. Un bateau doit les embarquer à Gênes.

Au-delà de la dislocation de la famille (le couple d’un côté, le père de l’autre), l’album nous permet de suivre pas à pas la répression qui s’abat sur les juifs d’Allemagne. On voit l’attitude des autres Allemands à leur égard, soucieux de s’en dissocier pour sauvegarder leurs intérêt, quand ils ne voient pas avec satisfaction la situation évoluer dans leur sens. Les auteurs sont parvenus à bien restituer l’atmosphère d’antisémitisme, avec toute l’ignominie qu’on devine. Le drame ne s’arrête pas aux limites de l’Allemagne : on le voit se poursuivre au Japon, où les autorités refusent que les juifs débarquent. On le voit également à Shanghai, qui a été ravagée par l’invasion japonaise en 1937, et où les Occidentaux ne parviennent plus à être protégés par le système des concessions internationales.

Dans le domaine de la littérature de fiction, la bande dessinée s’est assez peu intéressée à la période qui précède l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale en Europe. On l’avait déjà souligné avec le compte rendu de lecture du volume de Spirou, L’Espoir malgré tout (Dupuis, 2018). Shanghai Dream vient à son tour combler ce manque, avec une force dont on ne peut que féliciter ses auteurs. On attend avec impatience le tome deux, qui vient conclure cette trop courte série.


Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes