L’ouvrage de Martin Mourre, historien est tiré de sa thèse d’histoire et d’anthropologie, en co-tutelle EHESS / Université de Montréal, soutenue en 2004. L’auteur s’intéresse à l’histoire politique et mémorielle du Sénégal au XXe siècle.

Le livre est passionnant et de grande qualité.

Dans sa préface Elikia M’Bokolo salue le titre évocateur choisi par Martin Mourre pour sa thèse : De Thiaroye on aperçoit Gorée qui souligne la filiation de cet événement avec la longue histoire des apports brutaux de l’Afrique avec l’Europe.

En quelques dizaines de lignes introductives Martin Mourre fait un récit bref du massacre de Thiaroye pour présenter son travail : interroger la mémoire contemporaine de la violence coloniale et fait référence au cadre conceptuel de son étude, les sources et les méthodes utilisées.

Au nom des pères

L’auteur cherche à identifier les représentations du tirailleur sénégalais. Il rappelle les recherches voir bibliographies en notes des p. 21 à 23 qui se sont multipliées en Afrique comme en Europe depuis 2000, sur les troupes coloniales d’Afrique de l’Ouest.
Ce premier chapitre présente une rapide histoire des troupes coloniales recrutées, à l’origine, parmi les captifs de case qui obtenaient ainsi leur liberté dans le contexte de l’abolition de l’esclavage puis parmi les ceddos, guerriers des royaumes vaincus Wolofs, Toucouleurs, porteurs d’un code de l’honneurLa devise « Ces hommes-là ont les tue, on ne les déshonore pas » qui aurait été prononcée à propos de la résistance des guerriers de Lat Dior est encore aujourd’hui celle de l’armée sénégalaise. Ce code des ceddos marque pour longtemps l’imaginaire sénégalais à propos des tirailleurs qui après leur recrutement furent confrontés aux valeurs militaires françaises (bravoure, courage, dignité, fierté) donc assimilables aux valeurs africaines.

L’auteur aborde la première guerre mondiale entre rêve d’accès à la citoyenneté et représentation des troupes noires dans la population de métropole. Face à l’évolution des stéréotypes partagés en France on remarque le poids des associations d’anciens combattants en Afrique et leur relation spécifique à l’administration coloniale.

Un crime de guerre ?

C’est le récit des événements du 1er décembre 1944 dans la banlieue de Dakar au camp de Thiaroye où sont regroupés les tirailleurs rapatriés de France après 4 ans de captivité voir à ce sujet le livre d’Armelle Mabon : Prisonniers de guerre “indigènes”, visages oubliés de la France occupée et qui réclament le paiement de leur solde promis à leur départ de métropole.
L’auteur évoque les sources à la fois nombreuses et lacunaires qui relatent le massacre et le procès des mutins en mars 1945 ainsi que les réactions immédiates. La confrontation des rapports des officiers montre de fortes divergences d’où la nécessité d’analyser le contexte spécifique du massacre : le règlement non réalisé des arriérés de soldes et l’enchainement des événements pour tenter de percevoir les responsabilités et surtout la signification des ordres donnés, une étude très minutieuse des sources, leurs lacunes et leurs contradictions.

La mémoire vive

Quel fut le retentissement dans la capitale des l’A.O.F. dans l’immédiate après-guerre et prémisses de la décolonisation?
L’auteur cherche à analyser la formalisation de cette « mémoire collective » selon le concept développé par Maurice Halbwachs.

Premier temps : le procès de 1945, un procès à charge et arbitraire est décrit ici, il montre la crainte, du côté français, d’une contagion dans la colonie mais aussi celle d’une fréquentation de la population métropolitaine considérée comme nuisible, source de perversion, de métissage. C’est aussi la crainte de l’émotion que peut provoquer en métropole l’information sur le massacre et pas seulement chez les intellectuels noirsSenghor écrit en décembre 1944 un poème intitulé Tyaroye.

L’auteur analyse comment la nouvelle de l’événement a quitté l’enceinte du camp, à 15 km de Dakar, pour gagner les rues et les marchés et comment les autorités ont gardé le secret.
Les sources sont plus bavardes sur les réactions à Paris parmi les élus de l’Assemblée : la présentation détaillée porte sur le discours de Lamine Gueye le 22 mars 1946 et la réponse du ministre de la France d’Outre-mer Marius Moutet qui cherche à dépolitiser le débat. L’auteur présente également la position de Léopold Sédar Senghor : Thiaroye : un massacre entre bavure (position française) et massacre planifié (position noire).

Chroniques du souvenir avant l’indépendance : de Dimbokro à Protet.

Comment et pourquoi le souvenir du massacre est instrumentalisé comme symbole de la violence coloniale?

L’hypothèse développée est la suivante : à travers plusieurs événements entre 1945 et 1960 se sont formées des représentations partagées du massacre. L’auteur traque les traces de Thiaroye dans les œuvres d’art, la presse ou les pratiques commémoratives.
C’est d’abord l’évocation du poème de Senghor : Tyaroye, paru en 1948 dans le recueil « Hosties noires« , puis le poème enregistré de Fodeba Keita :Aube africaine interdit en 1949 avant une analyse des événements survenus à Dimbokro en janvier 1950Ce massacre en Côte d’Ivoire fait ressurgir la mémoire de Thiaroye et sur la place Protet de Dakar le 26 août 1958 manifestation dite des « porteurs de pancartes » lors d’une visite du général de Gaulle sur ce qui deviendra la place de l’indépendance. En écho de cette manifestation le journal Le Réveil du 8 février 1950 appelle à un « pèlerinage à Thiaroye qui fut interdit.

Le rouge et le noir

Dans le contexte politique sénégalais post-indépendance, sous la présidence Senghor, l’auteur s’intéresse à l’expression de l’opposition qui utilise la référence à Thiaroye comme élément de contestation. Il analyse trois œuvres des années 70-80 : deux pièces de théâtre – Aube de sang de Cheikh Faty Faye et Thiaroye, terre rouge de Boris Boubacar Diop et le projet de film né de cette pièce.
Sous la présidence Abou Diouf le pouvoir se saisit, en quelque sorte, du souvenir en soutenant le film d’Ousmane Sembene et Thierno Faty Sow : Le camp de Thiaroye en 1988. Les réactions françaises à propos de ce film réaffirment la position de 1944: une répression imposée par la révolte des tirailleurs tandis que les réactions au Sénégal montrent un réel intérêt pour le film.

Mémoires collectées et mémoires collectives

L’auteur cherche ici comment le souvenir est « institué »au Sénégal et sa signification en fonction des acteurs.
Martin Mourre étudie l' »appareillage mémoriel » mis en place à partir des années 2000 par le président Wade dont la journée du tirailleur instituée en 2004, il en analyse finement la mise en scène au fil des années : mémoire officielle, instrumentalisation politique de l’histoire, une histoire »blin-bling » selon l’expression de Nicolas Offenstadt. Le musée de l’armée, s’il fait une grande place aux tirailleurs veut construire une histoire se rattachant à la période pré-coloniale avec une héroïsation de tout soldat sénégalais quelle que soit la période.
C’est aussi l’occasion de montrer comment le pouvoir cherche à utiliser l’école comme moyen de la socialisation de la mémoire des tirailleurs. Si le massacre est entré dans les programmes d’histoire des classes de 3ème et de 1ère les travaux des étudiants, futurs enseignants, de la FASTEF Faculté des Sciences et Technologies de l’Education et de la Formation qui ont recueilli la mémoire orale des tirailleurs portent plus sur les conflits coloniaux (Indochine et Algérie) que sur les deux guerres mondialesUn fort courant pour une écriture africaine de l’histoire se développe : [Pourquoi réécrire l’Histoire générale du Sénégal, des origines à nos jours ?->http://senhistoire.org/pourquoi-reecrire-lhistoire-generale-du-senegal-des-origines-a-nos-jours/].
Néanmoins que peut-on recueillir de l’interrogation de jeunes collégiens et lycéens quant à leurs représentations de Thiaroye après la projection du film de Sembene ? Cette expérience amène l’auteur à une réflexion sur le lien entre mémoire historique, émotion et identité.
La mémoire de Thiaroye est une mémoire vivante comme le montre la présence de ce thème dans les chansons contemporaines et notamment le rap qui revisite l’événement par l’expérience néocoloniale et la migration, qui porte l’argumentaire de la dette de sang que l’auteur qualifie d' »historiographie populaire » à la recherche de figures identitaires.

Thiaroye une mémoire en reconfiguration permanente.