Laurier Turgeon est professeur d’histoire et d’ethnologie à l’Université Laval, Canada. Son but dans cet ouvrage est de rompre avec l’histoire de l’implantation des Français au Canada mais de tenter une histoire de la rencontre Français – Amérindiens au XVIe siècle.

Il développe dans son introduction ses intentions, sa méthode : comparer des cultures pour mesurer les interactions, les transformations tant pour les cultures amérindiennes que pour les voyageurs, marins, marchands pendant le premier siècle de présence européenne, période mal connue qui précède la véritable colonisation au XVIIe siècle.

L’auteur choisit, pour cette étude de s’appuyer sur la culture matérielle qui concrétise les échanges interculturels, le déficit de sources écrites du côté amérindien est comblé grâce aux traces archéologiques qu’il confronte aux textes français : récits de voyage, contrats notariés.

L’ouvrage est structuré en quatre chapitres consacrés chacun à un objet : Chaudrons et perles, morue et peaux de castors.

La morue des « Terres Neuves »

L’auteur décrit la pêche à la morue et l’occupation saisonnière des côtes pour saler et sécher le poisson ? Ce sont les premiers contacts avec les populations qui ne pratiquent pas cette pêche ce qui facilite les rapports en absence de concurrence sur la ressource. L’étude croie témoignages français et fouilles archéologiques à Terre-Neuve, sur les côtes du Labrador et la basse vallée du St Laurent. Le croisement des sources apporte d’intéressantes informations sur les activités de pêche des différentes nations indiennes mais aussi sur la pêche française à partir de 1506 depuis Dieppe, la Bretagne jusqu’au pays basque. Pas moins de 500 navires à la fin du siècle participent à ces activités quand Basques et Malouins pénètrent dans l’estuaire du St Laurent. L’auteur décrit des pratiques proto-industrielles : point fixe sur la côte, chaloupes de trois hommes, déchargement et préparation du poisson pour sa conservation en vue du voyage de retour mais aussi l’évolution dans la seconde moitié du XVIe siècle avec la pêche itinérante au large de Terre-Neuve où tout se passe sur le navire qui ramène, en fin de campagne, une morue « verte » salée mais non séchée, et les débuts (1530) de la pêche à la baleine.
Toutes ces activités demandent de lourds investissements très lisibles dans les contrats notariés, une économie de plus en plus capitaliste pour répondre à la demande croissante de morue en Europe comme le montre l’exemple du trafic fluvial de Marmande.

Pour l’auteur ce succès est à mettre en parallèle avec le désir d’expansion : manger un produit exotique est aussi une manière de « s’approprier » un nouvel espace. Il analyse les aspects symboliques des termes employés pour ces nouveaux espaces : Terres Neuves pour les Français quand d’autres parlent de terres des bachalaos (terre des morues). Enfin un paragraphe est consacré à la consommation des divers morceaux de la morue (tripes, langue, foie), leur valeur symbolique, les diverses recettes du temps et la place dans l’alimentation.

« Les castors font tout »

Les eaux de castors constituent la première en importance des denrées échangées par les Français avec les Amérindiens contre des chaudrons, des couteaux…, échanges qui vont stimuler l’aventure coloniale, engager à la découverte de l’intérieur des terres et donc de leurs habitants, gros consommateurs de castors pour l’alimentation, la fourrures, la pharmacopée…

Les Français parlent désormais, pour désigner le territoire de traite des pelleteries, de « Canada » mot qui désigne dans leur langue la terre des Iroquoiens. L’auteur analyse le vocabulaire employé tel « conquérir des marchandises » qui dit la volonté d’un contrôle économique, politique. Il décrit les débuts du commerce des peaux dès les débuts du XVIe siècle par les pêcheurs de morue puis son développement après 1550 avec des marchands normands comme Bellanger qui quitte Le Havre en 1583 pour tenter, sans succès, d’établir un comptoir sur la côte.

Ces contacts sont également attestés par les objets de facture européenne retrouvés sur les sites amérindiens de la côte, objets le plus souvent retrouvés sur les sites algonquins sédentaires. Il est plus difficile à retrouver dans les sépultures très dispersées pour les peuples nomades au Nord de Saint-Laurent, région dominée par le commerce des Basques installés vers Tadoussac1. Les marins basques échangeaient des chaudrons de cuivre contre des peaux (voir chapitre 3), on retrouve ces chaudrons très loin à l’intérieur des terres attestant de l’importance de ces échanges avant toute conquête anglaise comme française.
L’auteur aborde la question du financement de la traite qui évolue au fur et à mesure de la pénétration vers l’intérieur. Au départ le financement était assez proche de celui de la pêche (voir chapitre1), après 1580 les pelletiers du roi à Paris entrent en scène en garantissant l’achat des fourrures, commerce qui devient monopole d’état sous Henri IV, on parle désormais de Nouvelle France. Sont ensuite décrites les modes et la consommation des peaux en France où on privilégie petit à petit le castor. Pour l’auteur cet attrait pour le chapeau de castor est à mettre en relation avec le goût des Amérindiens pour cet animal comme en témoigne le récit de Jacques Cartier, c’est en quelque sorte une façon de s’approprier symboliquement le territoire du castor.

Les récits de Champlain et cartier contiennent de nombreuses informations sur les usages de l’animal chez les divers groupes amérindiens. Lahontan décrit l’organisation des colonies de castors comme un modèle d’organisation économique et sociale qui sert de base à la réflexion sur l’organisation pour la colonie canadienne naissante, idée reprise par Lescarbot, Paul Lejeune2.

« Faire chaudière » en Amérique du Nord

Après l’étude de deux emprunts français au monde américain vient le temps d’étudier un premier emprunt amérindien : le chaudron de cuivre, l’un des premiers objets retrouvés dans les sites datant de l’époque des premiers contacts avec les Européens, facilement transportable, il a très vite été troqué avec les pêcheurs de morue et adopté.

L’auteur commence par une analyse de la place de l’objet en Europe. Il rappelle le rôle des marins basques qui en emportaient des quantités à leur départ d’Europe pour leur usage mais aussi pour les échanges avec les populations contre des peaux, une des raisons du développement du travail du métal dans toute l’Europe.
Il est très répandu en Amérique du Nord dès la seconde moitié du XVIe siècle à côté des haches et des couteaux. Pourtant le cuivre était connu avant les premiers contacts sous forme de cuivre natif utilisé pour des objets de décoration et comme symbole de vie3. Les chaudrons venus d’Europe acquirent raidement un grand prestige, ils ne sont pas ou peu utilisés pour la cuisine mais pour des cérémonies rituelles et leurs fragments en bracelets, pendentifs. Les découvertes archéologiques confortent les témoignages es voyageurs, le chaudron prend le nom de Chaudière4 et se retrouve dans des expressions comme : « mettre la chaudière sur le feu » c’est-à-dire faire la guerre ou « faire chaudière » qui signifie au contraire une union solide.

Le chaudron tient un rôle dans les sépultures chez les Hurons ou les Mi’kmaqs, une façon de s’approprier l’objet, une pratique qui née du contact avec les Européens disparaît dès la seconde moitié du XVIIe siècle.

Les perles européennes ou l’acoinna amérindien

Dans les premiers récits de voyage les Français décrivent la valeur que les Amérindiens accordent aux perles dans leurs relations avec les Blancs. L’auteur montre que la production vénitienne, puis parisienne sont assez peu étudiées, ces perles d’importation ont acquis une valeur particulière dans les sociétés amérindiennes où elles ont remplacé la production locale ce qui permet d’évaluer les répercutions du contact interculturel sur les sociétés amérindiennes.

L’auteur rappelle l’expansion de la mode des perles dans le vêtement en France au XVIe siècle entraînant un essor de la production, notamment à Paris, qui fournit alors l’exportation vers l’Amérique. Les inventaires après-décès des patenostriers5 apportent de nombreuses information, complétées par les fouilles de sauvetage réalisées lors des travaux du Louvre (1980-1990). L’auteur montre l’usage populaire des perles de verre, émail et coquillages quand la noblesse utilise les pierres précieuses et nacres qui acquièrent leur valeur de leur provenance orientale. Il évoque les croyances et compare cette symbolique à la symbolique que les Amérindiens confèrent aux perles françaises.

Le parcours et la diffusion des perles en Amérique du Nord sont décrites dans la seconde moitié du XVIe siècle. Le rôle des grands colliers, les Wampum » est fondamental pour analyser les échanges, les réunions diplomatiques, la signature des traités entre nations indiennes ou avec les Français. L’usage comme parure corporelle est lui aussi présenté en détail.

Conclusion : L’auteur pose la question de la légitimité pour les chercheurs d’origine européenne à « s’approprier » les vestiges des cimetières amérindiens qu’ils fouillent et la place des objets dans les musées et les demandes de restitutions par les actuelles communautés amérindiennes.

Un ouvrage novateur, le va-et-vient entre les deux rives de l’Atlantique par la mise en perspective des textes et des vestiges archéologiques est un modèle de méthode et met en valeur l’intérêt de l’archéologie pour la période moderne. Une lecture passionnante.

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1La rive sud se nomme encore aujourd’hui le Comté des Basques, chef-lieu Trois Pistoles où existe un musée qui raconte cette histoire.

2Développement page 156

3Sur ces aspects voir : Jean-François Moreau, Le chaudron en alliage de cuivre : échanges d’un nouveau type entre l’Europe et le nord-est de l’Amérique du Nord à l’époque moderne in Michel Pernot (dir.), Quatre mille ans d’histoire du cuivre, Presses universitaires de Bordeaux/Ausonius Éditions, 2017

4Une région du Québec, sur la rive sud du Saint-Laurent se nomme Chaudière-Appalaches

5Confrérie des fabriquants de perles d’abord pour les chapelets puis la mode