Agrégé et docteur en histoire, Fabrice Grenard est aujourd’hui directeur historique de la Fondation de la Résistance. Auteur d’une thèse sur le marché noir publiée en 2008, il a poursuivi ses recherches dans le même domaine en publiant en 2012 Les scandales du ravitaillement. Entre temps il avait abordé ses travaux sur la Résistance par la question mal connue des « maquis noirs » et des « faux maquis ». Il les poursuivit en 2014 en proposant une biographie du très célèbre et très contesté chef de maquis Georges Guingouin.

Le compte rendu que faisait la Cliothèque en avril 2014 de cet ouvrage estimait qu’il apportait beaucoup de neuf et levait de nombreuses idées reçues. Par une étude scientifique rigoureuse (utilisation des archives, confrontation des sources, contextualisation), le livre nuançait les éléments qui avaient contribué à l’édification de la « légende dorée » du « premier maquisard de France » tout en écartant totalement les accusations qui avait permis de construire une « légende noire ». Le livre de Fabrice Grenard faisait de Georges Guingouin un objet d’histoire.

Les difficiles relations de l’histoire et de la mémoire

Pour cette raison même, le livre fut bien accueilli par la communauté académique, mais sa parution déclencha les vives critiques des tenants d’une mémoire sélective et d’une histoire mythifiée et suscita quelques polémiques. L’auteur a donc tenu, en avant-propos de cette nouvelle édition, à faire le point sur les questions que posent l’approche scientifique de l’histoire de la Résistance et plus globalement sur les difficiles et complexes relations de l‘histoire et de la mémoire.

Sinon, pour l’essentiel cette nouvelle édition reste dans ses grandes lignes conforme à la première, en intégrant néanmoins quelques corrections et suggestions, ainsi que quelques témoignages obtenus après la parution du livre, en particulier celui de Louis Gendillou, ancien élève et premier compagnon de Guingouin, rencontré par l’auteur en juin 2015, quelques semaines avant son décès.

Le bulletin des Amis du Musée de la Résistance de Limoges, association fondée par Guinguoin en 1987, publié au début de 2015, contenait des articles dressant un réquisitoire contre le livre de Fabrice Grenard « et croyant déceler chez son auteur certaines motivations sous-jacentes, notamment celles de vouloir attaquer la Résistance en cherchant à minorer son rôle ». Les deux articles les plus virulents émanaient d’auteurs qui avaient connu et côtoyé Guingouin.

Aucune erreur n’était soulignée, aucun argument n’était avancé. C’est la démarche d’une histoire scientifique qui était refusée, accusée de ne pas rendre compte de l’humain. Le qualificatif de « légende du maquis » attribué à Guingouin n’était pas compris. Alors que c’était plutôt une façon de lui rendre hommage, reproche était fait à l’auteur de soupçonner Guingouin d’affabulations qu’il convenait de démonter !

Pour une histoire apaisée de la Résistance

Fabrice Grenard rappelle que de nombreux récits magnifiés et des reconstructions mémorielles se sont présentés dans les années d’après-guerre, comme des éléments d’une histoire de la Résistance. Cette mémoire ne peut tenir lieu d’histoire. Une démarche critique et analytique est nécessaire, certes plus impersonnelle, mais plus attachée à établir la rigueur des faits. « Et si le devoir de mémoire est nécessaire pour transmettre le souvenir aux générations futures, l’écriture de l’histoire reste quant à elle le meilleur rempart contre toute démarche révisionniste dès lors qu’elle permet d’établir la rigueur des faits. »

Guinguoin était devenu un enjeu de mémoire et la mémoire elle-même est devenue un objet d’histoire. Les recherches de Fabrice Grenard ont permis de nuancer la présentation de Guinguoin comme éternel rebelle à l’appareil du parti communiste, en montrant qu’il avait eu une jeunesse stalinienne, qu’il avait soutenu le pacte germano-soviétique, qu’il avait publié jusqu’en 1941 des tracts et des textes antigaullistes, en accord avec la ligne de Moscou et du Komintern qui dénonçait la guerre comme « impérialiste ». Sur un autre plan, Fabrice Grenard est conduit par ses recherches à nuancer le rôle de l’efficacité militaire du maquis de Guinguoin.

Fabrice Grenard expose en quelques lignes les difficultés qu’il y a à faire de la Résistance un objet d’histoire « Tout l’enjeu consiste à trouver un juste équilibre entre l’écriture d’une histoire qui serait à la fois rigoureuse, qui ne cacherait pas les dimensions les moins nobles du phénomène (…), soumettrait à la critique la portée des actions menées par les résistants (notamment les actions militaires) sans pour autant dénaturer un engagement dont la dimension héroïque mérite tous les hommages. » Il affirme que la recherche de cet équilibre a été le cœur de sa démarche. Le compte-rendu que nous lui avions consacré montre qu’il y est parvenu.


Une légende du maquis. Georges Guingouin, du mythe à l’histoire

Fabrice Grenard

Vendémiaire, 2014, 603 pages, 26 €

Couverture du livre Une légende du maquis. Georges Guingouin, du mythe à l’histoire de Fabrice Grenard Vendémiaire, 2014, 603 pages, 26 €

Agrégé et docteur en histoire, habilité à diriger des recherches, Fabrice Grenard est chargé de conférences à Sciences-Po Paris. Auteur d’une thèse sur le marché noir publiée en 2008, il a poursuivi ses recherches dans le même domaine en publiant en 2012 Les scandales du ravitaillement. Entre temps il avait abordé ses travaux sur la résistance par la question mal connue des « maquis noirs » et des « faux maquis ». Il les poursuit aujourd’hui en proposant une biographie du très célèbre et très contesté chef de maquis Georges Guingouin.

Georges Guingouin a connu une trajectoire glorieuse entre 1940 et 1944. « À 32 ans seulement, il incarne, à la fin de la guerre, la figure du héros pour toute une région, sa gloire dépassant même les frontières limousines pour acquérir une résonance nationale (…) Ses exploits sont si nombreux, sa geste si héroïque qu’il est toutefois difficile de distinguer ce qui relève de la réalité ou d’une légende qui n’a cessé de se développer à la faveur du combat clandestin (…) Or, parallèlement à la « légende dorée » entretenue par tous ses partisans, celle d’un maquisard entré très tôt en résistance, échappant à toutes les poursuites, multipliant à la tête de ses hommes les actions de sabotage et de guérilla, se développa également, à l’initiative de ses détracteurs, une « légende noire » tendant à assimiler Georges Guingouin à un « chef de bande de l’espèce la plus féroce » (…) À la geste héroïque des années 1940-1944 succéda une véritable tragédie au cours des années d’après-guerre. Adulé en 1945, (…) Il est tout d’abord exclu en 1952, après l’avoir servi pendant 17 ans, du Parti communiste français qui l’accuse d’être un « ennemi de la pire espèce » et développe de nombreuses rumeurs sur son compte (…) En 1953, il est inculpé et emprisonné pour complicité d’assassinat dans une affaire de droit commun (…) bien qu’il y soit totalement étranger ».

Soumettre la légende, dorée ou noire, à l’analyse historique

Pour répondre à toutes ces accusations, Georges Guingouin a par la suite publié deux livres qui ont contribué à fonder sa légende : militant communiste il se serait opposé très tôt au pacte germano-soviétique ; dès 1941, en se cachant dans les bois, il serait devenu « le premier maquisard de France » ; « préfet du maquis » il aurait exercé à partir de l’été 1943 un total contrôle sur un assez vaste territoire ; « stratège militaire » il aurait, en juin 1944, mené une guérilla assez efficace pour infliger un retard de 48 heures à la division Das Reich dans sa remontée vers le front de Normandie puis, en juillet 1944, remporté une des seules victoires militaires contre l’armée allemande que l’on puisse mettre à l’actif d’un maquis enfin, en août 1944, il aurait libéré Limoges sans effusion de sang en s’opposant à ce qu’une attaque frontale ne soit lancée.

Constatant que toutes ces affirmations ont été souvent reprises telles quelles dans des ouvrages de vulgarisation consacrée à l’histoire de la Résistance ou à celle des maquis, Fabrice Grenard se propose de les soumettre à un examen scientifique rigoureux à partir de l’étude d’une documentation en partie inédite, à commencer par les archives de la Commission centrale de contrôle politique du PCF, déposées depuis 2005 aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis à Bobigny et qui comprennent les différents rapports rédigés par Guingouin à destination du Comité central du PCF, des correspondances, des témoignages, des notices et rapports rédigés par différents responsables du parti. L’auteur a également travaillé au Service historique de la Défense à Vincennes, aux Archives nationales (archives du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale et archives du BCRA), aux Archives départementales de la Haute-Vienne et de la Corrèze, aux Archives municipales de Limoges, au musée de la Résistance de Limoges et à celui de Tulle etc.

Par l’étude du cas Guingouin, Fabrice Grenard propose une contribution nouvelle à l’histoire des maquis et à celle du communisme en France « à travers la trajectoire -tragique- d’un militant communiste, dévoué et convaincu, exclu en 1952 du parti auquel il avait tout sacrifié depuis son adhésion au milieu des années 1930 ». Il traite cette trajectoire dans sa globalité dans quatre parties correspondant aux quatre grandes phases de la vie de Georges Guingouin : le militant communiste des années 30 et des deux premières années de l’Occupation (80 pages) ; le combattant chef de maquis (170 pages) ; les désillusions de l’immédiat après-guerre (85 pages) ; le combat pour la mémoire et la réhabilitation (30 pages). D’importantes annexes complètent l’ouvrage : biographie des principaux lieutenants et des principaux soutiens de Guingouin, cartographie, huit documents d’archives qui sont pour la plupart des textes de Georges Guingouin, 75 pages de notes, sources et bibliographie.

Un militant communiste d’une absolue fidélité au parti

Né en 1913, orphelin de père (tué au combat le 28 août 1914), fils unique, Georges Guingouin a grandi aux côtés de sa mère, institutrice, « entre les salles de classe et la bibliothèque ». Il entre en 1930 à l’École normale de Limoges où il fait preuve d’une grande curiosité intellectuelle. En octobre 1935, il est nommé instituteur à Saint-Gilles-les-Forêts, petite commune de 200 habitants, au coeur de la montagne limousine, au pied du mont Gargan, deuxième point culminant de la Haute-Vienne. Instituteur et secrétaire de mairie, il devient rapidement « une référence intellectuelle écoutée et estimée par la population locale ». Sa culture politique s’articule autour du pacifisme, de l’antifascisme et d’une bonne connaissance du marxisme. Il adhère au Parti communiste en octobre 1935, dans une région où le parti est solidement implanté et connaît une dynamique favorable à l’approche des élections de 1936. Il est rapidement élu secrétaire du « rayon » d’Eymoutiers, l’un des principaux bastions communistes du département. Il mène une active campagne aux côtés du candidat communiste à l’élection législative de 1936 et c’est alors qu’il noue des connaissances dans toute la région, dont certaines lui seront très utiles dans sa vie de militant clandestin au début de l’Occupation. Il gravit les échelons de la hiérarchie du parti et entre au Bureau régional en 1937. Il « remplit parfaitement son rôle d’intermédiaire et de diffuseur des mots d’ordre et de la ligne idéologique du parti aux militants de la base ». L’analyse des articles qu’il rédige pour la rubrique de politique internationale du journal communiste local montre que « ses idées s’inscrivent dans la grande orthodoxie communiste de l’époque » et que son admiration pour l’Union soviétique et pour Staline est totale.

Il accepte le pacte germano-soviétique. Mobilisé dans un poste de secrétariat d’état-major, il reste fidèle au parti et commence une activité de militant dans l’illégalité, s’efforçant de mettre en application la ligne du parti. Il est l’un des principaux animateurs de la reconstitution du PCF clandestin en Haute-Vienne au lendemain de la défaite et au début de l’Occupation, jetant les bases d’une organisation clandestine. Blessé, hospitalisé, il décide de rentrer chez lui. Au cours de l’été 1940, coupé de l’appareil communiste, il réorganise le parti dans chaque commune de son rayon sur la base des « groupes de trois », sous la forme d’une structure pyramidale très hiérarchisée.

Au début du mois d’août 1940, il entreprend de rédiger sur un cahier d’écolier, un texte de 12 pages intitulé « Appel à la lutte » qui revient sur les événements récents et qui est destiné à être diffusé à des militants. Fabrice Grenard montre qu’il ne s’agit pas, comme on l’a souvent affirmé, d’un des premiers appels à la résistance contre les Allemands, qui prouverait l’existence d’une double ligne au sein du PCF. Il croit être fidèle à la ligne du parti et travaille à partir des documents clandestins qui lui sont parvenus. On ne trouve dans ce texte aucun appel à la lutte contre l’occupant allemand. L’URSS y est idéalisée ; la France et l’Angleterre y sont considérées comme les véritables responsables du pacte germano-soviétique, présenté lui-même comme « un succès énorme de politique étrangère pour les soviets ».

Ayant rétabli le contact avec la direction clandestine du parti de la Haute-Vienne, il intègre le triangle de direction et reçoit pour mission d’imprimer, grâce à sa ronéo et au matériel dont il dispose (parce qu’il l’avait caché dès l’interdiction du PCF), les publications clandestines du parti. Il applique strictement les consignes de sécurité et demeure secrétaire de mairie après avoir été suspendu en octobre 1940 de ses fonctions d’instituteur. La saisie par les policiers de faux papiers qu’il avait fabriqués l’oblige à passer dans la clandestinité en février 1941.

Passage dans la clandestinité et propagande rurale

Il fait alors un choix décisif contraire aux souhaits du parti et terriblement contraignant pour sa vie personnelle car il est fiancé. Il accepte de devenir l’imprimeur clandestin du parti mais il refuse de venir s’installer dans un planque à Limoges. Il se réfugie dans la ferme d’amis militants, mais les contrôles se multiplient et il décide alors de se cacher dans les bois, dans une région où il pourra bénéficier des complicités nécessaires à sa sécurité et à son ravitaillement. Il construit une cabane en rondins de chêne, dissimulée sous terre. La cabane est découverte et il doit se réfugier dans un taillis puis dans une petite maison isolée. Il imprime une grande quantité de tracts et de papillons qui sont distribués sur les foires et dont le contenu s’adresse aux paysans. C’est un motif de mécontentement pour le parti qui préconisait de faire des distributions de tracts avant tout dans les grandes villes, près des usines et des lieux fréquentés par les ouvriers. « La cible première (de ces tracts) est bien Vichy et non les Allemands, qui ne sont pas mentionnés, ou bien de façon indirecte ».

En juin 1941 il se réfugie dans le département voisin de la Corrèze pour échapper à la répression. Il y intègre la direction départementale du parti communiste et il reçoit la mission d’organiser et de développer des groupes de trois, d’imprimer et de distribuer des tracts auprès de la population locale. Au cours d’une des toutes premières opérations de vol de tickets d’alimentation dans un secrétariat de mairie, il commet une petite erreur qui conduit à son identification. Des avis de recherche sont diffusés dans les deux départements de Corrèze et de Haute-Vienne. Il est condamné par contumace aux travaux forcés à perpétuité. Il se retrouve totalement isolé à la suite d’une vague de répression et il a de plus en plus de mal à trouver des planques. Les tracts qu’il rédige et distribue montrent qu’à la fin de 1941 il fait encore preuve d’une forte anglophobie et d’un solide antigaullisme.

C’est au tournant de l’année 1941-1942 qu’il commence à poser les premiers jalons de la lutte armée en envisageant de créer de petits groupes de choc, composés de trois ou quatre hommes armés, chargés de protéger les équipes de distributeurs de tracts ou d’opérer des sabotages ou attentats contre l’occupant. Il est alors fortement désavoué par un responsable qui l’a convoqué et qui lui rappelle que la priorité du parti consiste à mener une action de propagande et à préparer des groupes armés dans les zones urbaines et non dans les zones rurales. Il refuse de faire son autocritique et prétend au contraire démontrer qu’il a raison, ce que le parti ne peut accepter, pour des raisons disciplinaires et idéologiques (méfiance à l’égard des paysans). Il est donc sanctionné par un « retour à la base ». « Cette sanction constitue un tournant fondamental dans la vie militante d’un homme qui avait le sentiment d’avoir tout sacrifié au parti. »

Vers la lutte armée et le maquis

Guingouin revient en Haute-Vienne bien qu’il y soit activement recherché ; se déplaçant de ferme en ferme il reprend contact avec la plupart des familles de son ancien réseau communiste et reforme des groupes de trois. Son action change de nature à la fin de l’année 1942 en s’orientant vers la lutte armée. À son initiative est entreprise une série de sabotages retentissants visant à entraver la politique d’exploitation allemande : il décide de faire sauter les presses à fourrage du Ravitaillement général, puis il organise la destruction d’un viaduc pour perturber le trafic ferroviaire et les convois de jeunes appelés du Service du travail obligatoire (STO). Il est condamné par la justice de Vichy une seconde, puis une troisième fois.

Son organisation clandestine évolue sensiblement : elle reposait jusqu’alors sur un réseau de militants non clandestins (les « légaux »), mettant à disposition leurs fermes et leurs maisons. Mais avec les réfractaires au STO qui sont de plus en plus nombreux, Guingouin est conduit à repenser les modalités d’hébergement ce qui aboutit à la création d’un maquis entre la mi-avril et l’été 1943. Après avoir soigneusement choisi dans la forêt un lieu d’implantation, il édifie avec les quelques hommes qui l’accompagnent une cabane couverte de branchages et de feuilles, qui seront ensuite remplacées par des bâches de batteuses imperméables. Il parvient à trouver des armes par des contacts avec des membres de l’Armée secrète. Fabrice Grenard démontre qu’il faut relativiser certaines des affirmations développées par Guingouin à propos de l’originalité et de l’antériorité de cette nouvelle organisation. Cette évolution s’inscrit en effet dans le cadre des ordres donnés par le PCF et ne repose pas sur la seule décision originale de Guingouin. D’autre part, ce maquis n’est pas le premier maquis du Limousin mais son créateur a cherché à reproduire ce qui se faisait dans le département voisin de la Corrèze où les maquis sont antérieurs.

Renforcement et action du maquis, désaveu du parti communiste

À partir de la mi-mai 1943 « le maquis commence à devenir une réalité ». Les effectifs augmentent fortement (de quatre à vingt, puis cent maquisards à la fin de l’été 1943) et il est amené à diviser son groupe en deux, avec la création d’un second camp. « La croissance du maquis, sa sécurité et son approvisionnement nécessitent toujours plus de complicité, qui dépassent très largement désormais le réseau de militants clandestins sur lequel Guingouin s’était appuyé depuis 1940. » Aux fidèles de l’ancien instituteur, jeunes militants communistes qui le connaissent et enfants du pays, s’ajoutent des réfractaires au STO dont certains sont étrangers à la région. Ces premiers maquisards sont jeunes et de condition modeste ; la quasi-totalité sont des militants ou des sympathisants communistes. Guingouin et un chef qui s’impose à eux à la fois par son âge, sa formation intellectuelle et son expérience de responsabilité politique. Les conditions de vie sont très difficiles : nourriture aléatoire, mauvaises conditions d’hygiène entraînant des maladies, désoeuvrement de la journée. Il faut organiser des expéditions nocturnes pour assurer le ravitaillement en nourriture et en tabac. À l’occasion du 14 juillet 1943 Guingouin décide d’organiser « des actions coordonnées et répétées dans le cadre d’une expédition de plusieurs jours minutieusement préparée. » Il inaugure ainsi la stratégie de guérilla prônée par l’état-major FTP qu’il multipliera par la suite : « réalisation, à partir d’un camp de base, de coups de main accomplis par de petits détachements, les « volantes », a effectifs variables (…) qui peuvent compter, au cours de leur mission, sur le soutien des « légaux » chargés de leur apporter de l’aide ou de leur fournir une planque, et qui se replient une fois l’opération terminée sur leur position de base pour échapper à la répression.»

Le sabotage des batteuses heurte les paysans et le responsable départemental du parti lui demande d’y renoncer. Non seulement il refuse mais il rédige un rapport dénonçant le bureaucratisme du responsable. Il fait donc l’objet d’une nouvelle sanction et le parti lui demande de gagner une autre région. Il refuse. À partir de ce moment, il va développer son maquis de façon autonome et isolée, sans aucun lien avec la direction départementale du parti. Ce n’est que six mois plus tard, au printemps 1944, lorsque son maquis sera devenu le plus important est le mieux équipé de toute la Haute-Vienne, que la direction du parti reprendra contact avec lui. Pour l’instant, ne respectant ni la discipline ni la hiérarchie, il est un homme à éliminer et, « des tentatives d’élimination semblent bien avoir été envisagées », sans qu’aucun document ne puisse jusqu’à ce jour le démontrer.

L’emprise politique du « préfet du maquis »

L’un des aspects les plus originaux de l’action de ce chef de maquis est l’emprise politique qu’il parvient à avoir sur le territoire qu’il contrôle, territoire beaucoup plus réduit que l’ensemble du Limousin contrairement à ce qui est souvent affirmé. Il parvient à incarner dans le monde rural une autorité concurrente de celle de Vichy et à bénéficier du soutien des paysans et des populations locales. Il rédige des « arrêtés » qu’il signe « le préfet du maquis » et qui sont affichées sur les murs dans les principales communes. Imposant une taxation des prix différentes de celle de Vichy, ces « arrêtés » sont un défi au régime et à son administration et la preuve que le maquis s’empare des leviers de police et d’économie agricole. Commerçants et producteurs reçoivent à leur domicile des lettres les enjoignant de ne plus appliquer la législation de Vichy, tandis que des maires sont conduits à démissionner. Un système d’amendes et de sanctions est mis au point, appliqué, et médiatisé par des affiches placardées. Son réseau de renseignement lui permet de connaître les faits et gestes des gendarmes qui, par prudence, se montrent de plus en plus complices, tandis que les GMR (Groupes mobiles de réserve), bénéficiant d’équipements et d’armement moderne, continuent de constituer un adversaire redoutable. Aussi, à l’approche de l’hiver, Guingouin décide-t-il de répartir ses hommes en petits groupes qui trouveront refuge pendant plusieurs mois dans des fermes abandonnées ou tenues par les membres de son réseau communiste, et qui seront reliés par des agents de liaison, le plus souvent de jeunes femmes. Il agit alors de façon autonome, ayant rompu tout lien avec la direction des FTP. Cette dislocation du maquis durant l’hiver 1943-1944 n’empêche pas de nombreuses opérations commando « qui donnent à la population locale le sentiment toujours plus vif de la puissance de l’emprise d’un maquis qui s’est pourtant dispersé. »

En avril 1944, le général Brehmer, commandant la « division B » est chargée d’une opération de « nettoyage » en Dordogne et en Corrèze contre les « terroristes ». Il multiplie les exactions destinées à effrayer la population civile afin qu’elle cesse d’apporter son aide aux maquisards. Apprenant qu’une telle opération est prévue contre son maquis, sachant qu’il n’a nullement les moyens d’un affrontement armé face à une unité blindée de la Wehrmacht, Guingouin décide de se replier avec ses hommes et tout son matériel et de se rendre dans la Creuse. Les conditions de vie des maquisards deviennent plus difficiles tandis que la division Brehmer multiplie les représailles violentes, en particulier à Eymoutiers. Si l’opération a développé un sentiment de terreur au sein de la population civile, elle n’a pas éradiqué le maquis qui revient dans son secteur.

Un maquis puissant et autonome qui agit à ciel ouvert

Dans la nuit du 7 au 8 juin 1944 un petit commando composé de quatre agents alliés est parachutés pour prendre contact avec le maquis de Guingouin, ignorant qu’il s’agit d’un maquis communiste ou feignant de l’ignorer pour des raisons d’efficacité. Cette équipe sert de relais sur place pour équiper le maquis en obtenant des parachutages et favoriser la mise en oeuvre des plans de sabotages préparatoires au Débarquement. Guingouin réorganise son maquis devenu puissant et ne se cache presque plus. Installé à Sussac, le maquis est ravitaillé chaque jour par des commerçants des agriculteurs du village, l’administration de Vichy n’y a plus aucun pouvoir, les forces de police françaises et allemandes ne s’y risquent plus : le territoire est entièrement contrôlé par le maquis qui se permet d’arrêter le tour cycliste de la Haute-Vienne, de réquisitionner toutes les bicyclettes et de renvoyer les coureurs dans la voiture balai ! Non seulement les agents de liaison seront équipés de vélo de course neufs, mais la population prendra conscience de l’existence de la puissance du maquis. Le maquis mène désormais ses actions à ciel ouvert ; les effectifs explosent et dépassent les 800 combattants à la mi juin, parmi eux toutes les brigades de gendarmerie.

Le maquis étant totalement autonome il n’applique pas les différents programmes d’action préparée à Londres et ne participe pas aux différentes actions planifiées par l’état-major FTP. Fabrice Grenard étudie l’épineuse question de l’insurrection populaire et des libérations anticipées organisées dans plusieurs régions par le parti communiste et responsables de terribles représailles, comme ce fut le cas à Tulle. Guingouin était opposé à la libération prématurée de Limoges mais « il convient de nuancer considérablement » son rôle dans la mesure où il n’a pas participé aux rencontres organisées pour en débattre et où plusieurs voix se sont élevées pour que ce projet soit abandonné. « Contrairement à ce qu’il a affirmé, Guingouin n’est donc pas celui qui permit à Limoges d’éviter le sort de Tulle. »

Ralliement aux FTP et combats contre la division Das Reich

En juin 1944, Guingouin sort de son isolement et adhère officiellement aux FTP. Ce ralliement est l’aboutissement de plusieurs mois de négociations avec les cadres du parti communiste qui en ont pris l’initiative, estimant qu’ils ne peuvent se passer du maquis le mieux équipé et le mieux organisé de toute la Haute-Vienne. Guingouin a négocié et obtenu la direction militaire départementale des FTP. Reconnu officiellement par Londres, il bénéficie de très importants parachutages : 800 conteneurs largués en plein jour le 25 juin 1944 par 72 avions. Il est désormais intégré dans une stratégie militaire globale dictée à la fois par l’état-major FTP et par les Alliés. Les maquisards font désormais sauter de nombreux ponts, organisent des déraillements de train et multiplient les embuscades sur les routes du département.

A la mi-juin le maquis se trouve face à la division Das Reich dont l’ordre de mission n’est pas de rejoindre immédiatement le front de Normandie, mais de réprimer les maquis. Le maquis de Guingouin est la cible d’une vaste opération de ratissage destiné à desserrer l’étau autour de Limoges et à sauvegarder les principaux axes de transport. Cette fois Guingouin décide de ne pas battre en retraite alors que trois colonnes allemandes convergent vers son maquis de la forêt de Châteauneuf. Entre 2500 et 3000 soldats allemands disposant d’environ 500 véhicules vont affronter 2000 à 3000 maquisards : c’est la « bataille du mont Gargan » qui se déroule du 16 au 24 juillet 1944. Tous les combats ont été à l’avantage des Allemands qui ont occupé les régions qu’ils voulaient occuper mais ils n’ont pas pu anéantir le maquis ni s’emparer de son chef. Aussi les maquisards considèrent-ils qu’ils ont remporté une victoire.

Guingouin chef des FFI et libérateur de Limoges

Guingouin est nommé chef des FFI de la Haute-Vienne et constitue un état-major composé à parts égales d’officiers FTP et d’officiers de l’Armée secrète (qu’il méprise). Il mobilise ses hommes pour l’opération d’encerclement de Limoges qui doit aboutir à sa libération. Londres parachute de nouveaux moyens en hommes et en armement. La garnison allemande est mise sous pression jusqu’à ce qu’elle soit contrainte de capituler. Guingouin et ses troupes entrent dans Limoges le 21 août 1944. Fabrice Grenard, rappelant que Guingouin a été accusé d’avoir fait régner une véritable terreur au cours des journées qui ont suivi la libération de Limoges, accusations qui ont largement contribué à façonner la « légende noire » du chef maquisard, montre que ces accusations « ne résistent aucunement un examen des faits ». Il montre également qu’il n’y a pas eu la moindre tentative de révolution, que Guingouin a veillé au rétablissement de la démocratie et les institutions républicaines et qu’ « il ne peut être considéré comme un petit dictateur ou tyran local ». Le cadre juridique de l’épuration a été respecté dans toute la mesure du possible et seul des collaborateurs ont été exécutés.

La descente aux enfers

Considéré comme un héros pour son action dans la Résistance, décoré de la Légion d’honneur, nommé Compagnon de la Libération par le général De Gaulle, Guingouin est au sommet de sa gloire lorsqu’il est élu maire de Limoges, à 32 ans seulement, en 1945. Mais il va très vite « connaître une véritable descente aux enfers, exclu en 1952 d’un parti auquel il a consacré l’essentiel de sa vie depuis son adhésion en 1935, puis, l’année suivante, arrêté et emprisonné pour une affaire de droit commun remontant à la libération dans laquelle policiers et magistrats tentent de l’impliquer. »

Désillusions municipales

Guingouin est élu maire de Limoges à la faveur d’une division des socialistes et de sa forte popularité. Son programme est résolument social avec d’importants projets de modernisation urbaine, médicale, scolaire, sportive et culturelle. Il succède à un notable élu continuellement depuis 1912 et habitué des combines politiques. La nouvelle municipalité doit faire face à des défis considérables : pénurie de matières premières, manque de logements, alors qu’elle dispose de moyens réduits. Toutes les promesses ne pouvant être tenues, la priorité est accordée à l’approvisionnement alimentaire. Le budget est en déséquilibre et remis en cause par l’autorité de tutelle. La campagne électorale de 1947 se déroule dans un contexte de guerre froide naissante ; le maire battu en 1945 critique la mauvaise gestion de la ville et développe un discours anticommuniste. Guingouin est sévèrement battu.

« Un ennemi de la pire espèce » exclu du parti

Au sein du parti communiste Guingouin est fortement critiqué ; les cadres ne lui pardonnent pas ses multiples refus d’obéissance et son autonomie d’action. Convaincu que Thorez est mal informé Guingouin rédige un long rapport à son intention, insistant sur les erreurs commises par le parti, particulièrement à la Libération où il aurait dû développer une large union avec les socialistes de manière à conquérir le pouvoir par les élections, et critiquant nommément plusieurs cadres. En 1949 Il est reçu par Thorez qui lui promet de soumettre son rapport à la discussion. « En réalité, le document sera bel et bien enterré (…) Parce qu’il constitue une critique directe de certains membres de l’appareil du PCF, chose inadmissible dans un parti totalement pyramidal, au fonctionnement stalinien, où la discipline et le respect des ordres venus d’en haut sont la règle d’or (…) Guingouin s’aveugle sur le fonctionnement du PCF et la réalité du stalinisme. »

Guingouin multiplie les démarches, s’adresse à Duclos, s’acharne, agace le Comité central et commet l’irrémédiable en publiant des tracts mettant en cause sa propre fédération. Il est persuadé que son rôle dans la Résistance constitue une source de légitimité et ne comprend pas que le parti est retourné à une logique d’appareil où seules comptent la fidélité et la discipline à l’égard de la direction. Waldeck Rochet est chargé d’une mission de médiation mais Guingouin refuse de se soumettre et entend démontrer que les faits lui ont donné raison et qu’il est le détenteur de la véritable orthodoxie stalinienne. En 1952 il prend parti pour Charles Tillon et attaque une nouvelle fois la direction du PCF. La presse de droite souligne les tensions internes qui agitent le parti. La direction exige de sa cellule qu’elle vote son exclusion et L’Humanité publie le 1er novembre 1952 un très violent article intitulé «Guingouin est démasqué ». La critique n’est pas seulement politique mais la probité et l’honnêteté de Guingouin sont mises en cause afin de le discréditer. Quinze jours plus tard un second article le traite d’« ennemi de la pire espèce ». Son exclusion ne s’explique pas par un désaccord idéologique mais par sa constante critique de la stratégie politique du parti et des erreurs commises par certains cadres de l’appareil. Il refusa toujours de faire la moindre concession et de rentrer dans le rang. Son exclusion était donc « logique, au vu du contexte et de la manière de fonctionner du PCF durant cette période »

Guingouin emprisonné, torturé et insulté

« Fragilisé par les accusations qui ont été portées contre lui par son propre parti, isolé politiquement depuis son exclusion, Guingouin a vu se multiplier les attaques de tous bords tendant à faire de lui le principal responsable de la « terreur » qui se serait développée dans le Limousin lors de la libération. » Au début des années 1950, avec le retour de la droite au pouvoir et le vote des lois d’amnistie favorables aux condamnés pour collaboration, les attaques cherchant à ternir l’action de la Résistance se multiplient, visant à discréditer les maquis présentés comme des organisations criminelles. C’est dans ce contexte que Guingouin est impliqué dans une affaire de droit commun, dans laquelle sa responsabilité n’est pas engagée mais qui sert à l’inculper de complicité d’assassinat en décembre 1953. Un inspecteur de police qui fut un fidèle serviteur de Vichy, un socialiste anticommuniste et l’avocat néo-vichyste Isorni conjuguent leurs efforts pour monter un dossier accusatoire et développer une campagne de presse hostile au maquis. Guingouin est emprisonné. « Après une incarcération de prêt de six mois, au cours de laquelle il faillit perdre la vie sous les coups de matraque de ses geôliers, il se trouva pendant six ans, jusqu’à ce qu’il soit totalement innocenté par la chambre des mises en accusation de Lyon en 1959, au coeur d’une affaire politico-judiciaire visant à ternir tout ce qui avait fait sa renommée quelques années plus tôt à la tête de son maquis. » L’auteur montre que l’image d’un maquis totalement encadré, où régnait une discipline de fer, et qui aurait contrôlé son territoire – image que Guingouin a lui-même donné de son maquis -put être retournée contre lui par ses détracteurs et permettre de le rendre responsable de tous les crimes et exactions qui s’étaient produits dans l’ensemble du Limousin, alors qu’il n’a jamais contrôlé qu’un espace beaucoup plus restreint et qu’il n’a jamais été le « chef du maquis limousin ».

« Une réhabilitation qui vient trop tard »

Les attaques contre Guingouin se renouvelèrent au long des années 1970 et 1980. Aussi s’efforça-t-il de défendre son action dans la Résistance et de célébrer les exploits de son maquis par la publication de divers articles et ouvrages.

Il dut attendre les toutes dernières années de sa vie pour connaître enfin une double réhabilitation : réhabilitation politique, quand Robert Hue, au nom du Parti communiste français, reconnut en 1998 l’injustice des accusations qui avaient été portées contre lui et qui avait provoqué son exclusion en 1952 ; réhabilitation morale « puisqu’après avoir été au centre de nombreuses polémiques sur ce qu’avait été son rôle à la tête de son maquis, Guingouin vit se développer autour de sa personne un consensus célébrant le héros qu’il avait été ». Les plus vibrants hommages lui sont rendus à l’occasion de son décès, le 27 octobre 2005.

Cet ouvrage apporte beaucoup de neuf et lève de nombreuses idées reçues. Les qualités soulignées dans les comptes rendus des précédents ouvrages de Fabrice Grenard sont confirmées dans celui-ci : composition fortement structurée, introductions partielles et transitions mettant en évidence les idées directrices et permettant de suivre aisément les démonstrations, clarté de l’expression. S’y ajoute une constante mise en perspective par des rappels historiographiques synthétiques et la richesse du millier de notes regroupées en fin d’ouvrage qui font aussi de ce livre un outil permettant d’aborder l’historiographie récente de la Résistance et celle du communisme rural ; tout en étant d’abord une étude précise, critique et vivante de l’action politique, militante et militaire de Georges Guingouin. Ce livre nuance les éléments qui ont contribué à l’édification de la « légende dorée » du « premier maquisard de France » et écarte totalement les accusations qui ont permis de construire une « légende noire ». Il fait de Georges Guingouin un objet d’histoire.

Joël Drogland, pour Les Clionautes®