Quelle claque… Quelle impression de vertige à la fin de la lecture du nouveau livre de Johann Chapoutot, Comprendre le nazisme.
Et ce pour plusieurs raisons. D’abord, l’érudition de son auteur. Johann Chapoutot est aujourd’hui, en France, le meilleur spécialiste du nazisme, et ce, même si ses recherches actuelles se sont tournées vers l’Allemagne de la fin du XIXe siècle, en pleine révolution industrielle. Cette œuvre est une synthèse remarquable de l’ensemble de ses travaux sur le sujet, notamment trois de ses ouvrages principaux, Le nazisme et l’Antiquité et ,déjà chroniqués dans la cliothèque, La loi du sang, Penser et agir en nazi et La Révolution culturelle nazie.
La profonde construction idéologique du système nazi
Cela prend la forme d’une compilation d’articles, de retranscription de conférences, d’interviews et de passages radio, classés en 5 parties: Une vision du monde. Le long terme du nazisme ; Le nazisme et ses normes ; L’homme nazi (et ceux qui n’en étaient pas) ; Le nazisme en actes ; après le nazisme. Traces et débats contemporains. Cette présentation me permet d’évoquer le seul (petit) écueil du livre: une certaine redondance de propos, puisque tous ces articles n’étaient pas pensés au départ pour être compilés. Mais cela permet au final, de bien montrer, et c’est un des buts de Johann Chapoutot, la profonde construction idéologique du système nazi.
Autre raison du vertige, le sentiment personnel d’être passé à côté de la profondeur de ce que l’auteur appelle la « Révolution culturelle nazie ». Je m’explique. L’idée est encore très présente dans les milieux scolaires et les éditeurs de manuels, dans l’opinion, de l’ignorance des nazis, de leur barbarie ou de leur folie qui aboutit à la Seconde Guerre mondiale à la Shoah et au Samudaripen. Johann Chapoutot nous montre ô combien tout était pensé, réfléchi dans leurs actions mais aussi inattendu. Shoah et Samudaripen sont, comme le dit l’auteur, la « Solution finale », c’est-à-dire, l’ultime manière de purifier l’espace vital des Aryens. Mais ils ne sont ni envisagés ni envisageables au départ.
Antiquité et l’arianisme
Autre approfondissement, celui des liens très profonds, voulus par Hitler, pas forcément assumés par Himmler ou d’autres, entre l’Antiquité et l’arianisme. Avec au final, cette profonde déception d’Hitler, lors de la conquête de la Grèce, de ne découvrir quasiment aucun blond, descendant d’un imaginaire mythologique idéalisé. La manière dont les penseurs nazis se sont emparés néanmoins de la pré-supposée descendance nordique est saisissante : l’Europe n’est plus ainsi une civilisation indo-européenne, mais nordique.
A cela peut-être aussi ajoutée l’utilisation par les nazis de Darwin. Alors que celui-ci refusait une telle interprétation de son œuvre, les nazis ont pratiqué un darwinisme social éprouvant pour tous ceux qui étaient considérés comme des races inférieures. En dehors de la hiérarchisation des « races humaines », les juifs, qui ne sont pas considérés comme des hommes.
Réduire le rôle d’Hitler et l’importance de Mein Kampf
L’œuvre de Chapoutot permet aussi certaines désacralisations nécessaires et trop courantes : réduire le rôle d’Hitler, réduire l’importance de Mein Kampf. Pour replacer l’entreprise nazie dans un contexte global, celui du pangermanisme du XIXe siècle, celui de la défaite de 1914, de l’antisémitisme européen, de la crise de 1929. Ce qui ne dédouane pas les rôles et l’influence des décisions de chacun évidemment, comme certains ont pu le dire, suite à la sortie de la biographie d’Hitler par l’auteur et son compère Christian Ingrao. Cette querelle d’universitaires, et il faut le dire, d’abord et avant tout d’égos, semble tellement superflue à côté des apports évidents, circonstanciés et étayés des ouvrages de Johann Chapoutot.
La très grande force de l’auteur réside dans sa maîtrise de la langue de Nietzsche
Voici quelques exemples, trop rapidement résumés je dois l’avouer, des mérites de Johann Chapoutot. Le livre est d’une telle densité qu’il me faudrait des dizaines de pages pour tenter de centrifuger, si je puis dire, l’apport intellectuel de cette œuvre. La très grande force de l’auteur réside dans sa maîtrise de la langue de Nietzsche. Il a dépouillé des centaines de milliers de pages de source en allemand, consulté les archives à travers l’Europe, recensé des manuels scolaires… Ce que certains des critiques de l’auteur semblent avoir oublié, empoussiérés dans des visions passéistes de ce qu’était le nazisme… Difficile parfois pour eux de se remettre en cause.
J’utilise à dessein le nom de Nietzsche, car la philosophie est aussi au cœur aussi des réflexions proposées par l’auteur. Tout comme le Droit. Là, enfin, réside la puissance des œuvres de Chapoutot : c’est un touche-à-tout qui permet au lecteur d’accéder à la culture nazie, tellement plus complexe que le résumé vulgarisateur et vulgaire du « ce sont des fous ». La thèse de l’auteur est d’assumer, de prouver l’humanité des nazis, pour faire face à ce qu’ils sont, c’est-à-dire des hommes, et non pas, comme ça a été trop souvent le cas, de détourner le regard rapidement.
Combattre le négationnisme
C’est aussi, pour Chapoutot, un moyen de combattre le négationnisme : oui, la Shoah et le Samiduripen sont des entreprises humaines; non elles ne se résument pas à de la folie, à de la barbarie ; oui, des cerveaux humains ont pu provoquer la mort de millions d’hommes, de femmes et d’enfants à qui l’Humanité a été niée. Citant à plusieurs reprises March Bloch, il invite ainsi à « comprendre, pas juger », ce qui est la base de tout travail de recherche historique.
Une vulgarisation érudite du nazisme
Je termine ce compte-rendu par un mot que j’ai utilisé au départ : vertige. Johann Chapoutot explique qu’il en a désormais (presque) fini avec l’étude du nazisme. Il a été lui-même pris de vertiges et de nausées à la naissance de sa fille, quand le souvenir de ses recherches, de ce que les nazis avaient fait aux enfants (eugénisme programme T4, Shoah…) est remonté. Profondément marqué par cet événement joyeux (et on le saurait à moins) et par la démesure nazie, il s’est détourné de son axe de recherche fétiche. Vertige, c’est le sentiment qui habite le lecteur que je suis à la fin de cette plongée. Mais, cette expérience est à vivre, car elle nous fait ressortir différent, plus conscient que jamais de l’appartenance à l’Humanité, avec ce qu’elle a engendré de plus dramatique.
Il est évident que cet ouvrage est à mettre entre toutes les mains et à diffuser au plus grand nombre. Il me semble aujourd’hui impensable qu’un enseignant de collège ou de lycée, qui traite de ces sujets, en 3e, en 1ère ou en terminale, n’ait pas lu Johann Chapoutot. Cet ouvrage permet la compréhension par une vulgarisation érudite, si cet oxymore m’est autorisé. Il permet la mise en perspective par sa prise en compte du passé proche et du contexte dans la construction nazie ainsi que par l’ensemble des conséquences de cette période jusqu’à notre présent. Il permet de se remettre en question et ainsi facilite une transmission plus juste mais aussi plus citoyenne de ce passé sur lequel nous passons parfois trop vite.
Matthieu Henry
Comprendre le nazisme
Johann Chapoutot
Tallandier, 2018, 430 p., 21,90€
Compte rendu de lecture de Cyril Froidure
Comprendre le nazisme. Cette affirmation définitive parait clore un débat pluri-décennal sur un thème ayant enfanté des milliers d’ouvrages. Johann Chapoutot ne prétend pas mettre un point final à la compréhension du phénomène nazi mais apporter sa pierre à l’édifice, il souhaitait d’ailleurs ponctuer son titre d’un point d’interrogation mais l’éditeur en a décidé autrement.
Il choisit de rassembler dans un ouvrage de synthèse réflexions et pensées distillées au cours d’entretiens radiophoniques, de conférences, d’interviews pour la presse écrite.
Dans la fabrique du nazisme
Domine l’impression d’avoir été plongé dans la fabrique du nazisme, dans sa construction intellectuelle au-delà de la partie émergée de l’iceberg national-socialiste symbolisée par « Mein Kampf », Hitler, la guerre, les crimes. Le nazisme fut à la fois un projet et un rejet élaborés sur une lecture raciale et biologique de l’histoire aboutissant à une vision du monde « fabriquée », mise en musique par des centaines de juristes, de médecins, de biologistes, d’économistes dont les écrits irriguèrent la volksgemeinschaft ou ethno-communauté germano-nordique.
Longtemps désignés comme des barbares, des brutes assoiffées de sang, des malades mentaux, ces artisans du nazisme étaient avant tout des hommes et des femmes, et pour nombre d’entre eux diplômés, cultivés, père et mère de famille. Ils étaient aussi, pour reprendre les mots de l’auteur, « de leur temps, de leur époque ». Les idées qu’ils professaient n’avaient pour l’essentiel rien d’original ; le racisme, le darwinisme social, le colonialisme, l’eugénisme ou encore l’antisémitisme nourrissaient une partie des réflexions intellectuelles depuis le milieu du XIXème siècle. L’apport nazi tient plus à la synthèse de ces théories, à une lecture biologisée intégrale du passé, du présent et du futur associées à une volonté d’agir rapidement.
Lecture d’abord d’un passé lointain
Où la race germano-nordique fut à l’origine de toute civilisation, la grecque, la romaine, bâties par ces Germains, qui, migrants d’un autre temps, sublimèrent leurs qualités intrinsèques pour donner naissance dans ces contrées baignées par la Méditerranée aux berceaux de la civilisation occidentale. Cette antiquité chérie eut à subir les assauts d’idées universalistes telles que le christianisme ou encore le droit romain tardif niant la supériorité de cette race et ses qualités, visant à la reconnaissance d’une humanité unique et par la même, travaillant à éradiquer la race germanique et ses bienfaits.
La vision belliciste et biologique de l’histoire, d’une guerre des races au cours de laquelle les Germains, luttant pour leur survie, durent affronter un adversaire sans merci, scande le récit nazi de l’histoire. Cette lutte continue contre les universalismes de tous poils, symbolisés plus tard par les idéaux de la révolution française, aboutit à une aliénation de la race nordique. Plus récemment, lors de la première guerre mondiale, la lutte pour la survie culmina avec la volonté de destruction de leur race symbolisée par le blocus responsable de la mort de centaines de milliers d’Allemands.
Ce dernier avatar de la lutte historique explique le sentiment d’urgence que ressentirent les Nazis et celui du moment venu d’un combat définitif pour la survie ou la mort. Il s’agissait, aujourd’hui et dans le futur, de renforcer la race en favorisant sa reproduction et donc la natalité mais aussi en éliminant les imparfaits, les improductifs par une politique eugéniste. Ce renforcement de la race passait aussi par une législation et des normes qui lui étaient favorables ; la norme devait exister pour le bien de la race.
L’érection d’un Reich de mille ans
Cela signifiait le rejet de tout ce qui avait aliéné, au sens de rendre autre, la race nordique : le droit écrit, le christianisme, la fraternité, l’égalité pour que la race puisse redevenir ce qu’elle fut mille ans plus tôt. Cette révolution au sens copernicien du terme, passait par une expansion territoriale nécessaire à la survie, par une colonisation et l’acquisition d’un lebensraum, terme de biologie évoquant le biotope d’une espèce animale. L’ensemble de ce discours sur passé, présent et futur supposait une guerre biologique, pouvait justifier toutes les violences au nom de la survie et aboutir à la disparition des races ennemies et l’érection d’un Reich de mille ans.
Comprendre le nazisme. Complexe, le sujet est labouré depuis des décennies et le sera encore par de nouvelles lectures, de nouveaux points de vue et questionnements néanmoins l’idée de rassembler, de regrouper en un recueil les idées phares d’un des principaux historiens du nazisme permet de poser un jalon important sur le chemin de cette compréhension.
Cyril Froidure