Guy Saupin inscrit son ouvrage dans l’histoire atlantique pour rendre compte de l’évolution d’une communauté économique, sociale et culturelle dans une articulation du global et du local, sur quatre siècles, depuis les premiers contacts entre Européens et Africains jusque vers 1870 quand se met en place un commerce des matières premières agricoles dans le contexte colonial.

Dans sa longue introduction, Guy SaupinProfesseur émérite d’histoire à l’université de Nantes, après sa thèse Nantes au XVIIe siècle. Vie politique et société urbaine, 1598-1720 (1992), il se spécialise sur les villes à l’époque moderne. Il est l’auteur de nombreux ouvrages : Les villes en France à l’époque moderne (Belin, 2002), Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au XXe siècle (PUR, 2006), Africains et Européens dans le monde atlantique (PUR 2014) … Il est aussi l’auteur de La France à l’époque moderne, Armand Colin, 2020 aborde la question des sources : récits de voyageurs, observations des capitaines de navire, archives des compagnies de commerce et sources orales africaines. Il précise les études antérieures qui ont nourri sa recherche.

L’Afrique dans un commerce tricontinental dans une première mondialisation

La traite africaine évolueTableau page 39 dans le temps et dans l’espace, les armes prennent le pas sur les textiles. C’est, pour l’auteur, le meilleur exemple de cette première mondialisation. Il présente ces évolutions de manière très détaillée, de la première période portugaise jusqu’à la veille de la colonisation.

Guy Saupin replace l’Afrique dans le contexte tricontinental : l’échange de productions matérielles et le commerce de main-d’œuvre servile.

L’articulation prioritaire de deux demandes qui modèlent l’offre

Cette articulation évolue sur l’ensemble de la période. À la fin du Moyen-Age, les Européens venaient chercher de l’or, la recherche de main-d’œuvre servile se développe aux XVIIe et XVIIIe siècles à la demande des planteurs caribéens, américains et brésiliens. Puis, ce sont les matières premières agricoles qui intéressent les Européens. Les échanges atlantiques, d’abord modestes, s’intensifient progressivement, alors que les acteurs changent : recul des Portugais, les Espagnols à la recherche de main-d’œuvre servile pour leur empire atlantique, sont bientôt concurrencés par les autres puissances européennes.

Du côté africain, l’auteur montre une ouverture traditionnelle au commerce et une réponse libre à la sollicitation européenne avec des réseaux de marchands structurés. Très vite, des contacts diplomatiques sont établis, João II de Portugal et l’Oba du Benin ou le roi du Kongo. Les Africains sont intéressés par l’offre européenne qui leur procure des denrées exotiques qui marquent la position hiérarchique des élites et un enrichissement qui permet aux chefs de lignage de renforcer leur pouvoir, notamment guerrier. La demande

Une structuration des échanges étroitement liée à la géopolitique africaine

L’étude de la structuration étatique et des conséquences du commerce fait une grande place à la Sénégambie : renforcement militaire des royaumes côtiers, favorisé par l’éclatement du Grand Jolof au milieu du XVIe siècle face à la poussée islamique. L’auteur décrit l’évolution des pouvoirs aux XVIIe et XVIIIe siècles du Nord de la Sénégambie au Fouta-Djalon. Il aborde, ensuite, en détail les réalités géopolitiques du golfe de Guinée, la baie du BéninDes cartes précises complètent utilement le texte..

Les différents ensembles ethno-politiques côtiers sont décrits de l’estuaire du fleuve Sénégal au grand royaume du Kongo qui a choisi l’alliance politique et culturelle avec les Portugais. Il existe des similitudes dans les réponses des pouvoirs côtiers qui ont utilisé le commerce atlantique pour renforcer leur position : enrichissement des lignages royaux, renforcement de l’appareil militaire, conflits pour le pouvoir qui ont amené les peuples, pour faire face à l’insécurité, à s’opposer à ces élites prédatrices, ce qui a favorisé le mouvement maraboutique.

Du commerce des esclaves au commerce « légitime » de matières premières agricoles (années 1830-1870)

L’auteur resitue cette évolution dans le contexte du mouvement abolitionniste européen et rappelle les abolitions. L’adaptation des Africains à cette nouvelle donne fut d’abord lente. Les élites qui profitaient du commerce de traite, dans un monde où l’esclavage n’est pas remis en cause, peinent à comprendre les nouveaux traités proposés, même si le commerce « légitime » est un prolongement de trafics anciens (or, ivoire, gomme). De nouveaux produits font leur apparition : oléagineux (huile de palme du delta du Niger, puis arachides de Sénégambie), coton et gomme d’hévéa en Angola et Cacao/café (São Tomé et Principe).

Si les acteurs européens du commerce ne changent pas, l’échange est, dans un premier temps, plutôt favorable à l’Afrique, jusqu’à la grande dépression (1873-1893) qui favorise le rué coloniale. Pour les Africains, l’évolution des échanges favorise les métis et les familles marchandes.

La division internationale du travail en Afrique atlantique

Les villes portuaires sont des nœuds entre les échanges intérieurs aux mains des Africains et le commerce maritime aux mains des Européens.

Le contrôle du commerce intérieur par les Africains

Les Africains ont le monopole de l’acheminement des denrées et de la main-d’œuvre servile vers les ports et de la redistribution des produits manufacturés importés vers les régions de l’intérieur. Les villes côtières, autrefois périphériques quand dominaient les échanges transsahariens, deviennent stratégiques. L’auteur nuance l’idée, longtemps dominante, d’une Afrique tournant le dos à la mer. Il montre une zone littorale active. Cette histoire de l’utilisation des ressources marines, avant le contact avec les Portugais, reste à découvrir, d’autant que ce vaste espace est diversifié comme le montre l’utilisation de quelques grands cours d’eau navigables de la Gambie au delta du Niger.

L’auteur étudie les circulations intérieures terrestres et fluviales. Une carte présente les routes terrestres et côtières des royaumes de Kongo et de Ndongo p. 91.

La présence des Européens sur le littoral fut longtemps régulée par les souverains locaux. Le port est une porte vers la capitale, plus à l’intérieur des terres ; une porte contrôlée et objet des traités, notamment dans la baie de Bénin. Les conflits locaux jouent un rôle dans le déplacement des populations et l’instabilité des itinéraires marchands.

L’auteur décrit l’insertion, plus poussée, des Portugais dans les sociétés africaines, les LançadosLe terme signifie « les expulsés »), ces colons qui se sont consacrés au commerce de la côte ouest-africaine sont des pauvres, des repris de justice ou des Juifs refusant de se convertir et fuyant l Inquisition portugaise. , ainsi que les premières installations hollandaises et françaises.

La maîtrise du commerce maritime par les Européens et Américains

Ce commerce s’inscrit dans le modèle monopolistique dont Guy Saupin donne plusieurs exemples. Il en décrit l’évolution entre le XVe et le XVIIIe siècle, avec des lieux phares : São Tomé, Cap-vert, Elmina.

Le XIXe siècle est marqué par une transformation, les négociants-armateurs cèdent la place aux maisons de commerce distincte de l’armement maritime. La flotte évolue techniquement du navire négrier au navire à vapeur sur des lignes régulières affrété par de grandes compagnies maritimes.

L’articulation littorale

L’auteur décrit le contrôle politique et administratif africain qui autorise les échanges et l’installation des comptoirs. C’est aussi l’occasion de prélever des taxes dénoncées par les capitaines négriers.

Le commerce est d’abord du troc, il évolue vers un système d’équivalences et de crédit, bien étudié pour la baie du Biafra et dont l’auteur propose des exemples précis. Ce système d’échanges qui fait naître une langue commune le pidgin commercial, malgré de réels obstacles, notamment l’inégal rapport culturel à l’écriture et un certain climat de violence lié au commerce des esclaves.

Hiérarchie et profils des principaux sites africains atlantiques du commerce des esclaves

L’auteur rappelle les insuffisances des sources pour chiffrer la traite. Dans ce chapitre, il tente de qualifier les sites portuaires de la traite, sachant que d’autres échanges (or, gomme, cuirs) sont peu présents dans les sources.

Hiérarchie des plus grands sites africains atlantiques

Une hiérarchie est difficile à établir, l’auteur privilégie, pour sa typologie, le nombre d’expéditions esclavagistes par site. Luanda se distingue par la longévité de son activité. Tableaux et cartes, montrent dix sites majeurs et vingt sites secondaires. On note que les sites les plus souvent cités, aujourd’hui, comme emblématiques de la traite ne figurent qu’à la 18e place pour Elmina et à la 26e pour Gorée.

La répartition géographique place en tête l’Angola, favorisée par la demande brésilienne et la baie de Biafra.

Profils différenciés des principaux sites africains atlantiques

Les différents sites sont caractérisés sur le long termeTableau p. 141, par le nombre d’expéditions, la moyenne décennale, mais aussi leur ouverture aux divers opérateurs. Si Ouidah et Malimbe sont très ouverts, Louanda est au contraire spécialisé dans le trafic portugais et brésilien. La baie de Biafra est très fréquentée par les Britanniques.

Géographie des sites portuaires

Ce chapitre aborde la géographie des littoraux distinguant les littoraux rocheux qui offrent de petites rades, comme sur la côte de l’Or, les sites d’Elmina ou de Cape Coast et les littoraux bas à lagunes dont les sites de Ouidah et Porto-Novo sont de bons exemples. L’auteur fait ici référence aux récits et dessins des capitaines et des officiers comme ceux de l’équipage de La Marie-SéraphiqueLa Marie-Séraphique, navire négrier, Bertrand Guillet, Nantes, éditions MeMo, 2010 ou Journal de bord d’un négrier, Jean Pierre Plasse, Marseille, Le Mot et le reste, 2005 ou les récits de l’Abbé Prévost sur la baie de Loango et de Dapper sur la baie de Malimbe.

L’auteur fait la distinction entre la sûreté du mouillage et la facilité de débarquement.

Un paragraphe est consacré aux sites de rivières avec description et exemples des embouchures de la Gambie au Zaïre. Les témoins estiment diversement la navigabilité des estuaires en raison du phénomène de la barre et des bancs de sable.

La géographie des îles, comme interface terre-mer, a toute son importance. On connaît la célèbre île de Gorée, mais aussi les îles de São Tomé et de Principe : entrepôts, site défensif, lieu de contrôle du trafic marchand.

L’auteur aborde les visions africaines et européennes de ces espaces littoraux, tantôt refuge, tantôt lieux insalubres. Il évoque les fluctuations climatiques (crise écologique de la Sénégambie à la fin du XVIe – début XVIIe siècle). La connaissance des densités de population reste peu sûre. Les témoignages européens permettent cependant une approche de l’économie côtière : pêche, salines, d’autant que leurs textes sont dictés par la nécessité de connaître les possibilités de ravitaillement des navires avant la traversée de l’Atlantique (bois, eau douce, légumes et fruits frais).

L’interface terre-mer

Ce chapitre décrit l’installation des comptoirs marchands.

Chargement et déchargement : le recours aux techniques africaines

Du fait de la barre, le mouillage est souvent au large et ce sont les pirogues de mer et d’estuaire qui assurent le transbordement. Les capitaines négriers sont précis sur les pirogues : taille, forme, équipage. Ils disent l’habileté des piroguiers et leurs rituels de protection, notamment sur la dangereuse côte des esclaves.


Un havre africain : de la plage aux magasins

L’auteur décrit les plages où viennent se poser les pirogues, les magasins plus ou moins éloignés en fonction des risques, sanitaires sur les côtes à lagune, et la crainte des vols. A noter la longue absence de quai, la première mention se situe à Saint-Louis du Sénégal vers 1820.

Les magasins et les captiveries
La description des magasins montre les techniques africaines de construction (ex. du comptoir de Bissao). Le terme de fort est nuancé entre de petites palissades et de véritables forts, diversité selon les lieux et les périodes.

Les captiveries, elles aussi, sont diverses par leur taille, leur système de défense. Quelques installations sont décrites en détail comme la château Saint-Georges d’Elmina, celui de Cape Coast ou de Christiansborg qui permet de rappeler la présence des Suédois et des Danois dans le commerce négrier. Le personnel est surtout africain. La présence européenne permanente réduite, mal rémunéré ce personnel est corruptible.

Dynamique sociale dans un système portuaire en émergence

Après les installations, l’auteur s’intéresse aux hommes. Comment la transformation de petits villages de pêcheurs a changé la société : migrations, influence sur le système de parenté lignagère, dynamiques et tensions de cette évolution sur quatre siècles.

Une société multiethnique et multiculturelle en interaction

L’étude montre une population africaine multiethnique marquée par les migrations qui assurent un réel essor démographique. Au XIXe siècle, le retour des captifs libérés par la surveillance des côtes après les abolitions et des libres de couleur d’Amérique participe à l’essor des villes de Freetown (Sierra Leone) et Libreville (Gabon).

Dans les villes littorales, perdure la distinction libres/esclaves. Le lien social reste de tradition africaine, référence lignagère, même si le contexte commercial induit deux effets : l’« exportation » des mauvais esclaves et l’affirmation de l’ambition de certains membres de la communauté.

Le modèle matrilinéaire de transmission intergénérationnelle, très répandu, favorise l’intégration des migrants.

La petite minorité blanche réside de façon ponctuelle ou plus permanente selon les lieux. Cette population se renouvelle rapidement à cause de la surmortalité.

Enfin le groupe des mulâtres, nés de concubinage, peu nombreux, ils sont des intermédiaires essentiels. Ces mulâtres, d’origine portugaise ou brésilienne, sont les plus nombreux comme Francisco Felix de Souza ou Domingo José Martins. L’auteur évoque les Signares de Sénégambie et les Nahras de Haute Guinée.

Les dynamiques sociales d’une place littorale de type esclavagiste

Le marché des esclaves offre aux seigneurs locaux, mais aussi aux marchands des opportunités : l’enrichissement par le contrôle du commerce. Au Dahomey, c’est un quasi-monopole royal. La richesse vient concurrencer la hiérarchie lignagère comme le montrent quelques exemples précis, extraits des documents européens des compagnies de commerce. Ces courtiers ont su évoluer pour passer de la traite des esclaves au commerce « légitime ».

Autre élément d’évolution sociale, dans les villes portuaires, de nouveaux métiers apparaissent : porteur, magasinier, gardien, constructeur de pirogue…, une diversification du marché du travail favorable aux métis. L’analyse de la trajectoire de quelques familles montre l’effet cumulatif, en termes de pouvoir et de richesse, notamment grâce à l’arme du crédit. Le clientélisme se développe avec une diffusion vers le bas de la société d’une surconsommation de prestige. On voit des signes de cooptation au sein d’une noblesse ouverte, mais aussi des signes de déstabilisation des structures sociales, rivalités entre lignages, limitation de l’ascension sociale des marchands (Sénégambie), insécurité pour les populations quant à leur statut d’homme libre ou d’esclaveLibres et sans fers – Paroles d’esclaves français, Gilda Gonfier, Bruno Maillard, Frédéric Régent, Fayard, 2015, y compris dans les lignages royaux.

Ville portuaire africaine et créolisation atlantique

L’auteur revient sur la caractère multiethnique de ces cités portuaires et sur les circulations humaines, les retours notamment depuis le Brésil ou l’envoi en Europe des fils de chef pour y faire des études. Les formes de créolisation, d’hybridation sont surtout culturelles et la création d’un langage commun.

L’auteur aborde les contacts religieux entre animisme, islam, chrétienté, mais aussi Juifs fuyant l’inquisition portugaise au XVIIe siècle.

La créolisation est à la fois une occidentalisation des élites et une africanisation des apports humains extérieurs.

Le passage de l’économie de traite vers le commerce « légitime » a modifié de qui fait la richesse, la propriété foncière devient importante et la monétarisation des échanges a favorisé l’apparition d’une classe moyenne liées aux services commerciaux. Cela a, aussi, modifié la perception de l’esclave.

Du havre à la ville : la construction de la forme urbaine

Ce dernier chapitre est consacré aux formes urbaines.

Le bâti demeure longtemps dans la tradition africaine des modes de construction où domine le végétal. À côté de l’habitat, apparaissent des édifices de protection et de stockage.

Avec l’établissement des lignes régulières au XIXe siècle, les échanges se concentrent sur de grands sites avec fort et factorerie. En périphérie demeurent des jardins et des exploitations agricoles nourricières. L’auteur appuie son analyse sur les sites de Ouidah et d’Elmina sans gommer la diversité des formes urbaines. Des quartiers européens apparaissent, avec des constructions en dur face à la ville africaine. Avec Lagos, l’auteur montre les conséquences des débuts de la colonisation sur le paysage urbain.

La créolisation des élites entraîne une appropriation des méthodes occidentales de constructionTypologie du style afro-brésilien de la baie de Benin, p. 293. La ville comptoir devient, au XIXe siècle une base de la colonisation.

La morphologie de la ville-havre africaine atlantique est un archipel, un agrégat de quartiers qui, pour les Européens, donne une impression de désordre et d’insalubrité. La vision africaine est celle d’une juxtaposition d’enclos familiaux insérés dans un maillage complexe lignager, professionnel.

L’organisation de la ville port n’apparaît réellement que dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Conclusion

Guy Saupin montre le basculement historique de l’Afrique des relations transsahariennes vers une intégration atlantique. Il décrit la transformation des villages de pêcheurs en villes portuaires et les restructurations politiques et sociales qui ont eu lieu. Quant à l’impact de l’économie atlantique sur l’Afrique contemporaine, le débat reste ouvert. Un ouvrage passionnant, d’une grande richesse dans lequel tout enseignant pourra trouver de nouveaux exemples concrets pour son enseignement.

Table des matières

Pour compléter : Le courtier Tati-Desponts sur le site de Malembe, royaume de Kakongo (1786 – 1787)