Emilie Bouvard est conservatrice chargée des peintures (1938-1973) au musée national Picasso Paris et Géraldine Mercier, historienne de l’art.
Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements, c’est un instrument de guerre offensive contre l’ennemi. Pablo Picasso
Après une présentation de l’œuvre in situ, cette monographie, catalogue de l’exposition du musée Picasso à Paris, nous présente les sources et la contextualisation du panneau. Sont ensuite analysés le processus créatif et les circulations de Guernica. Les trois derniers chapitres montrent les engagements républicains de Pablo Picasso puis l’arrivée du panneau en Espagne, et les réponses plastiques qui s’en sont inspirées.
Guernica est une peinture à huile sur toile mesurant 349,3 x 776,6 cm, exécutée par Pablo Picasso entre le 1er mai et le 4 juin 1937 dans son atelier parisien, rue des Grands-Augustins. Elle est exposée au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia à Madrid depuis 1992. Avant cette date, elle a voyagé à travers le monde avec ses esquisses préparatoires selon le vœu du peintre qui exige sa conservation en Espagne sous un gouvernement démocratique. Elle devient progressivement une œuvre parmi les plus célèbres et emblématique du XXe siècle. Son histoire mouvementée lui interdit d’être prêtée ou de circuler. L’exposition à Paris s’articule donc autour de l’absence du chef-d’œuvre resté à Madrid, où en 2008, il est fait le choix de rompre avec la présentation antérieure qui était d’entourer le tableau de ses esquisses dans la perspective de l’histoire de l’art, et de montrer la continuité des choix iconographiques. Aujourd’hui, le parti est pris de mettre en valeur le contexte de création, celui de la guerre d’Espagne et de la présentation de Guernica à Paris au pavillon espagnol de l’exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne de 1937. Cette perspective s’enrichit en 2017 par une collecte internationale de documents, en particulier des archives du musée Picasso-Paris qui possède 200 000 pièces privées. Il s’agit de retracer le chemin du peintre qui explore les vertus cathartiques et intellectuelles de l’acte créatif en renouvelant la notion de cruauté et de monstruosité dans les années 1930.
Mais qu’est-ce qu’il dirait s’il voyait Guernica, Goya ? Je me demande. Je crois qu’il serait content.
Les sources de Guernica
Les sources sont multiples puisées chez tous les maîtres admirés par Picasso, Jean Fouquet et Matthias Grünewald, Raphaël et Michel-Ange, Le Greco et Rubens mais aussi la Grèce antique et la figure du minotaure ou l’art roman catalan que l’artiste a pu admirer dans le nouveau musée ouvert à Barcelone en 1934. En témoigne cette crucifixion de 1930 conservée au musée Picasso-Paris où l’on voit déjà un cheval blessé, une mère à l’enfant, un christ en croix noir et blanc composé d’os et une composition en triptyque, inspiré du manuscrit du XIIe siècle de l’Apocalypse de Saint-Sever.
« La montre du réveil arrêtée à l’heure du déjeuner la cloche du premier service porta la mort rôtie et truffée à la bouche en cul-de-poule du canon du fusil les mains gelées collées aux pierres et le nez en fouillant la poussière sous les meubles grelottant d’angoisse. » Pablo Picasso, Écrits poétiques, 1937.
L’irruption de la guerre d’Espagne
En 1935, alors que Paul Eluard termine son ouvrage de poèmes amoureux, « Facile », Picasso accepte de participer à une exposition itinérante en Catalogne entouré de Juan Miro et André Breton. Paul Eluard prononce quatre conférences sur Picasso et le surréalisme. Il est en Espagne lors de la victoire du Front Populaire en France tandis que Picasso rencontre Dora Maar. Le 16 juillet 1936, la guerre civile d’Espagne est déclarée. Les brigades rouges recrutent et Picasso est nommé directeur du Museo nacional del Prado par la République espagnole; lieu où l’artiste s’est formé dans sa jeunesse. Depuis Paris, le peintre se tient au courant des événements et du destin des œuvres catalanes qu’il s’engage à sauvegarder avec son ami Michel Zervos, organisant une exposition en France, « A l’ombre de la guerre civile ». En novembre, Madrid est sous les bombes. Paul Eluard compose ce poème « Novembre 1936 » , texte inédit, révélé par l’exposition et publié dans cet ouvrage.
Guernica est une toile de l’histoire immédiate. Picasso apprend l’événement par le récit et les descriptions de Gabriel Péri, journaliste de L’Humanité, le bombardement en pleine journée d’un village basque espagnol par l’aviation nazie en soutien aux nationalistes pendant la guerre d’Espagne. Les victimes civiles sont essentiellement des femmes et des enfants en ce jour de marché, les hommes étant au champ. Le journaliste y voit déjà une lâcheté des démocraties occidentales face au fascisme. Picasso s’est positionné sur un terrain iconographique politique mais il refuse le sujet attendu ou l’œuvre à message. En 1936, l’artiste travaille sur le minotaure et la taureaumachie pour un journal surréaliste. Le noir et blanc font référence à la presse mais aussi aux gravures qu’il exécute à l’époque. Michel Leiris parle de l’échiquier de la vie ou de la mort. La présence de Dora Maar, photographe surréaliste, militante anti-fasciste s’explique par la commande qu’elle reçoit de l’éditeur Christian Zervos de photographier les états de Guernica. Les photos sont développées au fur et à mesure et elles sont utilisées par Picasso pour confronter son image et la peinture dans le grenier-atelier. L’angle de vue choisi favorise l’illusion d’une fusion entre l’espace de l’atelier et la toile placée de travers. Dora Maar est « la femme qui pleure » renvoyant à leur histoire privée. L’œuvre allie la mythographie du peintre, son registre personnel (vierge et pietà baroque) et le vécu en exil d’un événement douloureux en connexion avec ses liaisons artistiques surréalistes. Pour les amis de Picasso, le sujet de Guernica est aussi la guerre qui se joue entre les partis de l’extrême gauche, anarchistes et communistes qui s’imposent comme la seule force antifasciste soutenant des républicains espagnols, ce que déplore Michel Leiris, anthropologue issu du surréalisme. La toile entretient donc des interactions qui dépassent le peintre car elle symbolise le combat des forces politiques dans le monde des années 30, en témoignent les affiches de propagande exposées pour soutenir l’Espagne libre. Guernica a maintenu le feu sacré de la transgression dans un monde irrévocablement voué à un contrôle total.
» Ce qui est vraiment très curieux, c’est d’observer que le tableau ne change pas au fond, que la vision initiale reste intacte malgré les apparences… Je m’aperçois, lorsque cette œuvre est photographiée, que ce que j’avais introduit pour corriger ma vision première disparaît, et qu’en définitive l’image donnée par la photographie correspond à ma première vision, avant les transformations apportées par ma volonté. » Pablo Picasso dans Christian Zervos, « Conversation avec Picasso », Cahiers d’art, 1935.
Le processus créatif
Ce catalogue compile des documents exceptionnels qui permettent de comprendre le parcours intellectuel et émotionnel du peintre qui reçoit la commande en janvier 1937 pour le pavillon espagnol de l’exposition internationale des arts appliqués et de techniques à la vie moderne de Paris qui comportera 300 pavillons pour 42 nations.
A cette époque, Pablo Picasso travaille à la gravure de Songe et mensonge de Franco. Franco est déguisé en Maya, furieusement agité avec ses sabres et sa couronne, une tête de poulpe qui essaie de transpercer un taureau. L’expression en creux pour son futur tableau revêt deux sens : le creux de la gravure utilisée et les révélations associées à la peinture. « En creux », Guernica disait la vérité de la guerre et les mensonges à venir, le réarmement d’Hitler qui trouve des complicités françaises pour se procurer du minerai de fer, alors que toute l’Europe parle de l’exposition voulue par un Front Populaire abusé. Les mois qui précèdent la création du tableau, Picasso rédige des poèmes illustrés sur la guerre d’Espagne. Ils évoquent la tristesse et le désespoir avec un jeu d’hyperboles et de métaphores, un champ lexical de la pourriture et de l’angoisse. A 56 ans, ses préoccupations artistiques et la peur de la mort transparaissent en ces temps menaçants. Dans un premier projet, Picasso envisage le thème de la maternité par le prisme de l’atelier du peintre et de ses modèles. Une série de dessins sur papier bleu numérotés et datés du 18 et 19 avril montre pas à pas ses intentions de présenter un peintre, un modèle étendu sur un canapé, une fenêtre, un plafonnier électrique et un projecteur éclairant le sol de l’atelier.
Pour Picasso, le bombardement de la ville de Guernica, qu’il apprend par l’Humanité deux jours après, le 28 avril 1937, lui a donné un thème et non un sujet (référence une conversation avec André Malraux après l’accrochage du tableau dans le pavillon espagnol). Guernica montre la reproduction humaine exposée à une menace mortelle. La représentation de la mère, de la grossesse, de la naissance, du corps maternel qui porte un enfant ou qui le nourrit, peut-elle être vouée à la mort et porter ses marques ? De quelle manière la peinture peut-elle exprimer ces menaces mortelles ?
Il reprend tout au début pour aboutir à ce que nous connaissons. Les dessins suivants attestent que l’artiste développe une composition où la disposition du projecteur varie et sa trajectoire en triangle se déplace. Plans et vecteurs font voler en éclat la fiction familière d’un atelier clos. Le voilà passé à l’état de structure rudimentaire sans dehors ni dedans. Mais les contraintes dimensionnelles du pavillon oblige Picasso à calculer soigneusement ses proportions dès le premier dessin. Il conçoit sa toile murale comme un espace illusionniste à trois dimensions, mais il lui fallait des volumes étranges, irréguliers, plus étendus en profondeur d’un côté que de l’autre avec l’idée de pourvoir son œuvre d’un poste d’observation unique. Mais dans le dernier croquis de sa série, la turbulence monte d’un cran : le modèle sur le sofa devient difforme, changée en gourde et l’artiste disparaissent comme la pyramide de lumière. Les références à la grossesse et à la maternité sont modifiées. Les doigts deviennent mamelles, les yeux ressemblent à des araignées, la langue à une lame de couteau. Ce serait les marques d’une terrible férocité ou l’aliénation de la femme dans son rôle de mère. Un mois plus tard, le thème de l’artiste dans son atelier n’est plus qu’un souvenir. Picasso exécute une série d’esquisses jusqu’aux dernières semaines de juin. Vers la fin juillet, la peinture murale est installée, photographiée et commentée par le presse.
Comment l’œuvre finale en est venue à conjuguer l’éclat des bombes, les femmes et la souffrance humaine ?
L’évolution de la gigantesque toile est documentée par une série de photographies de Dora Maar, modèle et maîtresse du peintre qu’elle rencontre par l’intermédiaire de Paul Eluard. Ils se retrouvent sur leur engagement surréaliste et leur positionnement politique d’extrême gauche. Un reportage inédit commandé par Christian Zervos pour Cahiers d’art, cherche à fixer les intentions de l’artiste, dans ce contexte particulier de travail, un grenier exigu où le châssis de la toile est incliné et la lumière naturelle médiocre. Picasso travaille nuit et jour sous la lumière crue d’une lampe. Dora Maar cerne ainsi au plus près ce que Picasso désignait comme les métamorphoses d’une œuvre inspirée par son génie créatif. Huit photographies sont commentées dans ce catalogue. Elles correspondent à l’avancement de la conception du tableau. Le soleil devient ampoule électrique, le taureau se retourne, le soldat mort se disloque, des collages se posent et se déposent. Les noirs et grisés s’affichent pour faire ressortir les personnages. L’étude de cette transformation est tout l’intérêt de cet ouvrage.
Au printemps 1937, paraît le poème de Paul Eluard « La victoire de Guernica ». Les amis de Picasso se retrouvent autour de la publication des cahiers d’art qui se consacrent à Guernica. Défenseurs de la cause républicaine, poètes et écrivains commentent les états successifs de l’œuvre présentés par les photos de Dora Maar. L’artiste est un magicien par son caractère instinctif et son pouvoir surnaturel. Jean Cassou, critique d’art et poète rapproche Picasso de Goya. Michel Leiris dans « Faire-Part » résume ainsi Guernica : » En un rectangle noir et blanc tel que nous apparaît l’antique tragédie, Picasso nous envoie notre lettre de deuil « .
Alors que l’exposition universelle ferme le 1er novembre 1937, l’artiste travaille sur la femme qui pleure avec un mouchoir, dessins, gravures et peintures qu’il nomme post-scriptum à Guernica : des variations sur l’œil qui devient réceptacle ou spectre d’où les larmes jaillissent parfois sorties de nulle part.
« Si vous deviez choisir vous-même… la toile qui devrait vous survivre, quelle serait-elle ? -Je ne sais pas, c’est difficile, c’est fait avec les intentions tellement du moment, de l’époque, de l’état dans lequel tout le monde et moi nous nous trouvons. Au moment de Guernica, c’était une grande catastrophe, même au commencement de beaucoup d’autres que nous avons subies, n’est-ce pas ? » Pablo Picasso dans « Panorama », 21 0ctobre 1966.
Circulations de Guernica
Une cartographie des lieux où le panneau a été exposé permet de comprendre la prégnance de sa notoriété. L’œuvre a généré une quantité considérable de documents au fur et à mesure de ses voyages dans le monde libre. Guernica a été peinte dans un contexte de guerre à des fins politiques. Alors que sa présence dans le pavillon espagnol conçu par Luis Lacasa et Josep Luis Sert a été signalée parmi des œuvres de Miro, Gonzales et Calder, les itinérances de la toile l’ont rendu exemplaire d’un combat engagé contre la tyrannie dans un contexte de guerre froide.
» Aidez les républicains espagnols dans le besoin ! Faites-le pour ceux qui ont défendu la République espagnole, et qui en la défendant, ont lutté pour la liberté. » Pablo Picasso, décembre 1946.
Picasso et l’antifranquisme
Une série de documents montre l’engagement immédiat de l’artiste au côté des républicains dès l’éclatement de la guerre civile dans son pays natal en juillet 1936 même si son inquiétude de la victoire de Franco ne se voit pas dans son œuvre. Picasso aide ses compadres en intégrant ses tableaux aux expositions de soutien aux républicains. Il donne son accord pour que Guernica soit utilisée à des fins de propagande en faveur de la cause républicaine et pour lever des fonds. Il met sa notoriété au service de ses compagnons exilés. Il fait partie d’associations qui assistent les Espagnols réfugiés internés dans des camps du midi de la France et dans le monde. L’artiste ressent une profonde blessure de voir l’Europe de la libération se reconstruire alors que l’Espagne vit encore sous le joug de Franco, ce qu’il verra jusqu’à sa mort en 1973.
« Je ne veux pas que le tableau Guernica ainsi que tous les travaux préparatoires entrent et séjournent en Espagne aussi longtemps que Franco sera vivant… Guernica, c’est ma vie. Guernica, c’est ce qui compte le plus à mes yeux. » Pablo Picasso, propos rapportés par Roland Dumas, 1969.
Picasso, Guernica et l’exil
La nostalgie du pays transparaît dans toute l’œuvre de l’artiste. Comme maints de ses compatriotes, il part à Paris pour faire fortune, alors le centre des arts. C’est dans ce milieu que Picasso construit ses révolutions artistiques, sa carrière et sa vie. La victoire de Franco en 1939 lance 500 000 exilés sur les routes dont les neveux de l’artiste. Picasso au moment de la retirada devient un exilé de fait, car il exprime son impossibilité puis son refus de revenir au pays. Étant un des artistes les plus célèbres du monde, Picasso utilise lui-même le terme d’exilé en public pour se qualifier et participe à de nombreuses manifestations. La toile de Madrid, « Le monument aux Espagnols morts pour la France » de 1946 en dit long sur la position du peintre. Les gris sont lugubres et la mise en scène est sacrificielle. A l’heure de la reconstruction officielle et de la réconciliation nationale, le peintre déplore le sort réservé à ses compatriotes résistants, l’oubli. L’État français refuse en 1940 à l’artiste une naturalisation remise en question par ses idées communistes. Jamais il redemande à être français. Proclamant qu’il voulait mourir espagnol malgré son refus de compromission avec l’Espagne franquiste même pour un simple voyage, il meurt à Mougins en France de nationalité espagnole. Figure charismatique de la cause républicaine, Picasso multiplie les dons, les encouragements, les multiples achats d’œuvres et aide à l’édition.
Vivre hors d’Espagne ne veut pas dire que Picasso vive sans son hispanité. Il se décrit comme l’héritier de l’histoire de la peinture espagnole. Une certaine nostalgie se glisse dans son mode de vie qu’il adopte dans le SE de la France, rythmé par la corrida. Il réinterprète des toiles qu’il a admirées au musée du Prado dans sa jeunesse comme les Ménines de Velázquez. Bien des toiles évoquent la culture espagnole, des signes du folklore et des traditions populaires, des héros comme Don Quichotte, figure de l’opiniâtreté de l’écrivain Cervantès que les exilés affectionnent particulièrement. Toute tentative de rapprochement du gouvernement espagnol avec Picasso et le rapatriement de Guernica s’avèrent un échec même si des œuvres sont achetées par le régime et d’autres sont données par l’artiste. Briser le mythe politique que représente le peintre est impossible pour le régime.
Récupérer Guernica en 1976 alors que le pays vit sa transition démocratique est une priorité pour le nouveau gouvernement. Le tableau arrivera à Madrid 5 ans après, soutenu par Roland Dumas son avocat et son exécuteur testamentaire, symbolisant la réunion des Espagnols autour d’un seul homme.
« Que croyez-vous que soit un artiste ! Un imbécile qui n’a que des yeux s’il est peintre, des oreilles s’il est musicien… ou même, s’il est un boxeur, seulement des muscles ? Bien au contraire, il est en même temps un être politique, constamment en éveil devant les déchirants, ardents ou doux événements du monde, se façonnant de toutes pièces à leur image. » Pablo Picasso, Les lettres françaises, 24 mars 1945
Guernica aujourd’hui
Le catalogue présente une dizaine d’œuvres et témoignages d’artistes contemporaines directement inspirés par Guernica. De nombreux artistes se confrontent à Guernica qui est réutilisé, haché, revisité, une manière d’honorer une œuvre monumentale et percutante, le plus grand poème pictural de la douleur selon Christian Zervos.