Le coureur du Québec, l’objet de cet ouvrage est d’en retracer l’histoire sur deux siècles et demi (1600-1840) sur l’ensemble du continent nord-américain. La rencontre entre colons et Amérindiens pour le commerce des peaux a vu la pénétration et l’exploration du continent par les Européens. L’auteur a pour projet d’explorer tant les pratiques sociales des colons que les dynamiques du lien social des communautés autochtones, de croiser les points de vue : celui des coureurs de bois, celui des élites coloniales, celui des Amérindiens. Une somme de connaissances , de réflexion critique ; si vous voulez tout savoir sur ces aventuriers du Canada à la Louisiane plongez-vous dans ce gros livre.

L’auteur Gilles Havard est directeur de recherche au CNRS, membre associé au Centre inter-universitaire d’étude et de recherche autochtone (CIERA) de l’université Laval de Québec. Il est co-auteur avec Cécile Vidal de l’Histoire de l’Amérique française parue en 2003 Flammarion, 2eme ed 2008, nlle ed 2020.

Circulations pelletières et sociétés coloniales

Si le commerce des peaux est contemporain des premières installations de Français dans la vallée du Saint Laurent, les « voyageurs » qui parcourent le pays sont très peu nombreux. Ceux qui hivernent parmi les autochtones sont de véritables intermédiaires linguistiques et culturels, on les appelle « truchements ». Ce ne sont pas des aventuriers mais des employés des compagnies de pelleterie même si les Hurons et les Algonquins viennent eux-mêmes troquer les peaux à Québec puis Trois Rivières et à l’Île de Montréal contre des produits manufacturés.

L’auteur analyse les trajectoires sociales des truchements de la première moitié du XVIIe siècle sous l’influence à la fois des Jésuites et de la christianisation des Hurons.

Après 1650 et la chute de la confédération huronne ce sont les Français qui vont au devant des Indiens pour la collecte des peaux de castor qui conduit à un véritable essor de l’activité pelletière et à une plus grande connaissance de la région des Grands Lacs dans un contexte de menace iroquoise : mobilité spatiale et sociale des coureurs de bois désormais acquis aux techniques de navigation en canot d’écorce à l’image de Radison connu pour avoir publié le récit de ses voyages de la rivière des Outaouais au lac Huron.

À partir de 1663 avec la dissolution de la Compagnie des 100 associés et l’intendance de Jean Talon est amorcée une politique de peuplement de la colonie notamment avec les « filles du Roi » dotées et envoyées pour faire face au défi de la sur-masculinité des colons et à l’ensauvagement de ceux-ci. Pourtant la politique hésite entre activité pelletière et développement agricole.Dans les années 70, obligation est faite aux nouveaux arrivants de se marier pour avoir accès au droit « d’entrer dans le bois ». Nombreux sont les clandestins : la « traite » est jugée comme un mode de vie en marge, criminalisée par Frontenac comme le montre le chapitre 3 : 1672-1681 : la construction d’un vagabond. Le terme de « coureur de bois » devient synonyme de mauvais garçon mais leur activité et leurs liens avec les autochtones sont indispensables à la colonie. L’auteur resitue cette attitude répressive dans les évolutions sociétales européennes : la course des bois devient le lieu réel ou imaginaire de la marginalité, du retour à la sauvagerie de la forêt mais aussi le lieu du libertinage ; une vie de désobéissance et de résistance à l’autorité souveraine, une pénalisation sans cesse affirmée mais peu mise en œuvre par les administrateurs souvent liés au commerce lucratif des peaux.

Le chapitre 5 est consacré à l’organisation des circulations pelletières à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles. L’édit de 1681 offre un cadre légal à la traite, permet une meilleure surveillance et relance l’implantation de comptoirs de plus en plus loin à l’intérieur du pays. C’est l’époque des expéditions de Cavalier de la Salle sur le Mississippi et aussi des échanges avec les colonies anglaises pour dans le cas de Jean Couture. Si en 1696 la traite est proscrite la pratique demeure.
L’auteur montre l’indulgence des gouverneurs à l’égard des coureurs de bois.

Peut-on parler d’une culture du voyage ? au chapitre 6
Avec la description précise de la course : congé, achat de marchandise à troquer contre les peaux, l’auteur , à la suite des hommes de l’époque, différencie les « hommes du Nord » qui hivernent en pays indien et les « mangeurs de lard » qui traitent beaucoup moins loin. Leur point commun : le comptoir de Missillimakinac à l’isthme entre lac Huron et lac Michigan, actuel Mackinaw City (USA : étape pour les premiers, but du voyage pour les seconds. Il évoque aussi les conséquences de l’absence sur la situation des épouses. Le mariage avec une Indienne est mal renseigné dans les sources.

L’image du coureur peut se résumer en une formule lapidaire : le sauvage, l’épée et le cabaret. Les discours du temps qui condamnent ou légitiment ce mode de vie décrive le coureur de bois comme un homme jeune, souvent célibataire, indiscipliné, refusant le travail de la terre souvent faute d’y avoir accès, avide d’ascension sociale mais imprévoyant. L’ensauvagement et l’impiété sont souvent dénoncés.

Mais ce sont des vagabonds utiles au roi et à la province. Revenant sur les hésitations de la législation et de la gestion de la colonie l’auteur montre le parallèle possible avec les boucaniers de Saint Domingue et à l’aide de deux textes de Michel Bisaillon et Etienne Veniard de Bourgmont leur rôle dans la défense militaire de la colonie.

Une réflexion sur « l’ethnotype canadien » permet un retour sur l’historiographie à la recherche d’une identité collective et pose la question des « coureurs de bois » anglais : indian trader ce qui autorise une comparaison sur la nature des deux colonies et leur rapport au pouvoir politique. Un chapitre est consacré aux cas particuliers de la Caroline du Sud où ce pratique la traite des peaux de chevreuil et aussi d’esclaves autochtones.

1715-1760 : la traite est devenue une activité économique reconnue ce qui invite à une réglementation des « voyages » tant au Canada qu’en Louisiane et en Caroline. Au cours du XVIIIe siècle la place des voyageurs se banalise. L’étude porte sur la vallée du Saint Laurent : si leur nombre est difficile à établir les contrats notariés montrent des traiteurs pluri-actifs, paysans-coureurs, bien différents des hivernants. Un tour d’horizon sur les autres régions : pays de l’Illinois, basse Louisiane, Mississippi, Caroline et Géorgie, complète l’étude et montre plus de possibilités d’ascension sociale dans les colonies anglaises.

Malgré la faiblesse des sources Gilles Havard renseigne sur le quotidien : se déplacer, hiverner, migrer. Un hymne au canot d’écorce des « pays d’en haut », aux barges du Mississippi, aux caravanes terrestres des grandes plaines, comptoirs et magasins, points de ravitaillement et de vente, caravansérails britanniques dans les villages indiens sont décrits sur tout le continent. La mobilité saisonnière conduit parfois à la migration.

Cette vision continentale du phénomène permet une approche de la question des frontières et de l’attitude « nationale » des coureurs : entre solidarité professionnelle transnationale et loyauté à la colonie comme le montre l’exemple du Missouri.

L’auteur tente de faire le point sur ce qu’il est convenu d’appeler la « créolisation » des coureurs de bois. Il montre le poids des textes officiels de l’époque sur ce qu’il nomme le cliché du coureur des bois : fossoyeur de la Nouvelle France. Comment ceux qui demeurent dans les villages indiens sont des hommes libres. L’étude des réseaux montréalais, la réflexion sur les évolutions de la traite au XVIIIème s., la prolétarisation des voyageurs et en fin de contrat une relative liberté montrent que contrairement à l’époque précédente les liens avec la communauté des colons se distendent.

Les chapitres 18 et 19 sont consacrés à la Louisiane et au Missouri où entre en jeu les autorités espagnoles. Le récit de Jean-Baptiste Truteau donne au lecteur l’occasion d’une visite de St Louis, village cosmopolite. Au Missouri on assiste tantôt à une activité de traite tantôt à des expéditions de chasse en montagne jusque dans les Rocheuses carte p 386.

En conclusion de cette première partie le chapitre 20 propose une synthèse des cultures du voyage entre vision des élites et construction d’une identité du groupe, entre mauvaise réputation et prestige.

Quelques reproductions de documents iconographiques (peintures, photographies d’objets) annonce la seconde partie.

Circulations pelletières et société indiennes.

Changement de point de vue : quelles furent les interactions sociales avec les groupes autochtones ? Même si l’entreprise semble difficile à partir de la description des sources coloniales l’auteur cherche à montrer les modalités d’adaptation socioculturelle des coureurs de bois pour vivre comme et avec les Indiens sans tomber dans le cliché d’une vie indienne identique des différents peuples.

L’échange : les Indiens étaient moins demandeurs que les européens. L’auteur se montre très critique de l’image donnée des situations de traite, au-delà des clichés quel sens donner à la guerre.

Tautein squataninon (Que veux-tu traiter ? En langue huronne) : où comment la culture européenne composite, entre vision capitaliste du marché et don, rencontre la culture indienne ? À noter l’importance du prêt au fil de l’année, produit européen acquis en automne contre peaux livrées au printemps qui pose la question de la perception : marché ou don ? Un système où sont noués des liens interpersonnels, rôle de l’hospitalité gratuite dans l’accueil de l’hivernant qui impose toutefois le partage de ce que l’on a (tabac, alcool).

La question de la langue des échanges : nécessité de maîtriser un minimum la langue locale voir le rôle des truchements évoqué au chapitre 1, un apprentissage rendu difficile par la multiplication des langues indiennes et les réticences indiennes à enseigner et qui a conduit à l’émergence d’un jargon de la traite largement utilisé.

L’auteur évoque les croyances religieuses ou non des coureurs de bois vivant dans un environnement hostile et dangereux, le partage de certaines pratiques comme les offrandes avec les Indiens. Se soigner, se vêtir, se nourrir autant de besoins essentiels qui sont aussi une entrée dans le mode de vie autochtone, une vie rude pour des hommes forts qui sont fiers de leurs capacités physiques pour égaler les compétences des Indiens. Autant de réalités qui sont une forme d’adhésion aux normes viriles des sociétés locales.
Une société masculine dont on a assez peu de témoignages, les coureurs étant souvent analphabètes, ils participent à la culture orale tant entre eux qu’avec les autochtones. Dans leur langue, un français mal compris des élites se développent des récits, contes et mythologies liés à leur expérience de la traite.

Gilles havard en vient à poser la question du point de vue indien de la pratique de l’adoption : quel sens donner à cette pratique, les hommes de la pelleterie ont-ils été intégrés, assimilés ?
Il existe des témoignages d’une séduction que ce mode de vie a pu avoir sur les coureurs entre sentiment d’abondance et impression de liberté, d’indépendance malgré la rudesse de cette vie au quotidien, repos et divertissements comme leurs hôtes et mariages « à la façon du pays ». Le rapport aux femmes indiennes est un bon exemple de la complexité des relations interculturelles analysé en détail de même que la situation des métis : les bois-brûlés.

En conclusion l’auteur revient sur cette identité masculine particulière entre virilité et indianité qui caractérise les coureurs de bois.

Une abondante bibliographie et un index compètent l’ouvrage.