La publication d’une source est toujours une bonne nouvelle même si ce texte de Gabriel Sagard a pu être qualifié de « texte hybride, qui juxtapose souvenirs missionnaires et réminiscences livresques.»Citation p. 13

Dans sa longue introduction, Marie-Christine Pioffet rappelle le contexte des missions de Frères Récollets depuis Jacques Cartier et les débuts de l’évangélisation des Amérindiens et la concurrence avec les Jésuites. La stratégie des Récollets étaient d’user de la séduction, pour sédentariser et acculturer ces nouveaux catholiques. Elle nous présente l’auteur de cette Histoire du Canada et voyages que les Freres Mineurs Recollects y ont faicts pour la conversion des Infidelles. Frère mineur, sans doute lorrain, Gabriel Sagard était en 1615, adjoint du provincial de Saint-Denis, avec qui il a préparé l’expédition des premiers missionnaires récollets en Nouvelle-France : Jean Dolbeau, Denis Jamet, Joseph Le Caron et Pacifique Duplessis. Arrivé en 1623, il part aussitôt avec Joseph Le Caron et Nicolas Viel pour une mission en Huronnie. C’est à Quieuindahian qu’il partage le quotidien la vie d’une famille et apprend la langue. « Sagard conserve de son passage en Amérique des souvenirs heureux ainsi que des liens d’amitié avec les populations locales. »Ib. p. 19

Ce qui rend son texte précis et plein d’anecdotes, notamment sur les pouvoirs que les amérindiens prêtent au missionnaire. Il rentre en France dès 1624. Huit ans plus tard, il publie son premier écrit, Grand Voyage du pays des Hurons et Histoire du Canada en 1636, au moment même de la controverse entre Récollets et Jésuites.

C’est un esprit curieux qui décrit ce qu’il a observé. Il décrit la nourriture des Amérindiens, qu’il a goûtée et son admiration des paysages de la vallée du Saint-Laurent. C’est un véritable inventaire de la faune et de la flore de ces terres, si différentes de ce qu’il connaît. Pour Marie-Christine Pioffet, on peut parler d’ethnologue avant l’heure ; il visite les cabanes, décrit les savoir-faire, les coutumes comme les tatouages et peintures corporelles. Il n’échappe pas au mythe du bon sauvage pour mieux critiquer les mœurs françaises de son temps. « Dans cet hymne à la diversité humaine, l’éloge des Amérindiens se marie avec celui des Anciens, dont la sagesse fait école. »Ib. p. 31.

Il étudie les langues amérindiennes et les croyances autochtones. Il se fait le défenseur des récollets contre les marchands de Québec.

Il semble difficile de reconstituer la genèse de Histoire du Canada. Il n’y a pas de manuscrit connu, c’est sans doute une œuvre à plusieurs mains.

Une chronologie et une carte complètent l’introduction (p. 45 à 48).

Histoire du canada et voyages que les Frères Mineurs Recollects y ont faicts pour la conversion des Infidelles

Les nombreuses et détaillées notes de bas de page, de Marie-Christine Pioffet, facilitent la compréhension.

Le texte est destiné au « Très auguste et serenissime prine Henrry de Lorraine, archevêque et duc de Rheims, premier Pair de France »Ib. p. 50. Il s’adresse ensuite aux lecteurs et rapporte toutes les permissions et approbations de ses supérieurs ecclésiastiques.

 

Le livre 1 est consacré aux motifs de voyages et raisons d’aller vers les Hurons. Il montre son désir d’apprendre en voyageant, servir Dieu et convertir les Sauvages. Il rappelle les débuts de la colonisation, en Acadie et les conditions du départ des récollets pour la Nouvelle-France, citant le texte même des ordonnances royales.
Il rapporte le premier hivernage des frères chez les MontagnaisAujourd’hui les Innus, intéressants détails d’une carte de 1677 p. 68 et 70-71. Il décrit la première messe à Tadoussac, le 20 mai 1616 et le difficile hivernage d’un petit groupe de Français à Québec. Le récit de Gabriel Sagard donne des informations sur la vie de la colonie au début du XVIIe siècle.

Les Récollets ouvrent un premier couvent, Saint Charles, l’auteur montre les rapports avec la maison mère en métropole et les supérieurs de l’ordre et avec la Cour.

Retranscription de quelques lettres

Le livre 2 est consacré au voyage de l’auteur en Huronnie et à sa rencontre avec un capitaine hollandais.
L’auteur raconte d’abord sa première traversée de l’Atlantique en direction de la Nouvelle-France et sa rencontre à Brouage avec un capitaine hollandais échoué à l’embouchure de la Seudre. Un témoignage intéressant sur une traversée difficile et pleine de périls qui réserve, mais quelques douceurs comme l’observation des baleines dans la « Baye de Gaspey »A l’entrée de l’embouchure du Saint-Laurent  et le goût de la dorade. Il décrit en détail l’entrée dans le fleuve, les lieux, les animaux que l’on y voit : « toute cette Baye [Baie de gaspé] estoit tellement pleine de Baleines, qu’à la fin elles nous estoient fort importunes, & empeschoient nostre repos par leur continuel tracas, & le bruit de leur[s] esvents. Nos Mattelots y pescherent grande quantité de houmars,truites, macreaux , moluës, & autres diverses especes de poissons, entre lesquels y en avoit de fort laids], qui nous sont icy incognus. »Ib. p. 114

Son navire demeure à Gaspé, il embarque sur une pinace en direction de Tadoussac. Le voyage se poursuit : l’austère vallée du Saguenay entre ses falaises. Ce sont aussi ses premiers contacts avec les Amérindiens et la traite des fourrures… Cap de Tourmente, chute de Montmorency et enfin Québec. L’auteur évoque la situation des Recollets dans la ville et leur mission.

Vient alors le temps du premier voyage en Huronnie. Partis de Québec avec deux barques, il remonte le Saint-Laurent. Après le lac Saint-Pierre c’est la remontée en canot avec des Amérindiens de la rivière des Prairies, une vie nouvelle pour ce prêtre et un parcours rendu plus éprouvant par l’obstacle de la langue. Le récit est plein de détails sur le passage des rapides, sur la sagamité et autres mets, mais aussi sur les us et coutumes de plusieurs groupes amérindiens, notamment leurs croyances.

Arrivé dans le village des Hurons, qu’il accompagne, la réception est joyeuse. Il décrit sa vie quotidienne au village et ses débuts de prédicateur comme deux autres frères établis dans des villages proches. Cette situation les incite à construire une cabane commune.

Il décrit les rapports avec les Amérindiens et les expédients pour se fournir en vin de messeLa vigne sauvage pousse dans la région. Cartier lors de son deuxième voyage avait baptisé d’Île d’Orléans : île de Bacchus..

La vie au milieu des Hurons réserve quelques surprises, notamment les combats entre tribus. L’hiver est aussi un objet d’étonnement avec l’usage des raquettes.

L’auteur décrit les belles forets, les longues maisonsReconstitution au Musée Huron-Wendat, aux abords de la rivière Akiawenrahk – qui est aussi connue sous le nom de rivière Saint-Charles , proche de Québec.

Maison longue nationale Ekionkiestha

Les jeux des garçons comme des filles sont mentionnés. Les déplacements de ces groupes semi-nomades retiennent son attention. Il admire leurs voyages de longue distance pour la traite : « J’ay admiré les grands voyages que nos Montagnais,& Canadiens 5 font quelquesfois, tant par mer, par les rivieres, que par terre, pour traiter les marchandisesqu’ils ont euës des François, ils vont jusques vers les Flamands du costé de la Virginie, & en la Virginie mesme, où sont habituez les Anglois »

Ib. p. 166. On notera que le terme Canadien, désigne les Amérindiens.

Le chapitre XIII est consacré aux femmes. Face à la dévotion des femmes d’Europe, il oppose des femmes huronnes débauchées, mais travailleuses, de bonnes artisanes. Il passe en revue leurs tâches et savoir-faire.

C’est ensuite la description des activités d’agriculture et comment on apprête les viandes. Chapitre où on apprend que le sol est propriété collective, mais que l’usufruit est à celui qui la cultive.

Les rassemblements sont l’occasion de grandes célébrations. L’auteur se félicite de la sobriété des Amérindiens.

L’interdiction de vendre ou échanger de l’alcool avec les Amérindiens sera un de leur grand combat.

Par contre les danses lui paraissent proche du carnaval et de ses déguisements. Quelques pratiques le scandalisent, notamment la nudité en certaines circonstances. Le mariage huron est, pour lui, source de réprobation : mœurs trop libres, concubinage, divorce. L’entrée dans le vie du nouveau-né, le choix du nom, l’alimentation des jeunes enfants, leur éducation, tout intéresse Gabriel Sagard. Ils distinguent les us et coutumes des Hurons et des Montagnais.

Le Frère Récollet rappelle l’intérêt d’enseigner l’écriture et la lecture pour la formation de jeunes amérindiens et en faire de bons chrétiens. La difficulté de transcription des langues locales demeure un problème. Il fait la distinction entre les différentes langues. La langue des Hurons qu’il apparente aux langues iroquoises, est différente de celle des Montagnais, une langue algonquienne. Dans cet apprentissage, il évoque les truchements comme Etienne BrûléSur ce sujet voir Interprètes au pays du castor, Jean Delisle, Québec, Presses de l’Université Laval, 2019. Cette immersion en pays amérindiens permet une présentation des parures et ornements, chevelure et port de la barbe, l’allure en général.

L’attitude de l’auteur oscille entre observation et admiration.

« Ils craignent le deshonneur & le reproche qu’ilsevitent autant qu’ils peuvent, & sont excitez à bien faire par l’honneur & la loüange, d’autant qu’entr’eux est tousjours honoré, & s’acquiert du renom, celuy qui a fait quelque bel exploit], ou exercé quelque acte de vertu heroïque. »Ib. p. 225.

Pourtant, la réprobation ne lui est pas étrangère : infidélité, mensonge et surtout recours à la magie.

Il lui faut aussi témoigner de leurs « capitaines » et de l’organisation du pouvoir en comparant avec la monarchie. Les guerres indiennes lui inspirent des comparaisons avec les guerres antiques, mais les conditions faites aux prisonniers l’horrifient. Leurs croyances les rendent peu sensibles à la crainte du diable. S’ils croient en l’immortalité de l’âme, ils ont des mythes sur la création du monde. « [Nos pauvres Sauvages ignorans encores la maniere d’adorer, & servir Dieu, avoient souvent recours à nos prieres, & ayans par plusieurs fois experimenté le secours, & l’assistance que nous leur promettions d’enhaut, lors qu’ils vivroient en gens de bien, & dans les termes que leur prescrivions, advoüoient franchement que nos prieres avoient plus d’efficaces que tout leur chant, leurs ceremonies, & tous les tintamarres de leurs Medecins, & se resjouissoient de nous ouyr chanter des Hymnes, & Pseaumes »Ib. p. 274.

Gabriel sagard n’oublie, en rien, pourquoi il est là. L’exhortation à la prière est utilisée dès que les amérindiens cherchent de l’aide, le but : les baptiser. Dans un long texte, il rapporte quelques exemples édifiants, à la gloire des intrépides évangélisateurs au Canada, mais aussi ailleurs dans le monde.

Cependant la médecine indienne a quelques vertus, décrites au chapitre XXXXI et XLII. L’auteur aborde aussi le sort des vieillards, les sépultures et la justice amérindienne.

Le Livre 3 s’ouvre sur le rapport des Amérindiens avec les animaux. Il se fait aussi ornithologue. Pour la faune, le récollet indique que les animaux domestiques : vaches, cochons… ont été apportés de France, avant de décrire la faune sauvage locale, comme les caribous qu’il qualifie d’ânes sauvages. L’inventaire se poursuit avec les poissons et « bêtes aquatiques », montrant l’étendue du savoir de Gabriel Sagard. La connaissance des plantes, arbres et fruits compète cette description du pays des Hurons, comparé à celui des Montagnais. Chaque animal ou végétal est nommé dans les deux langues. Les usages possibles sont cités.

Au bout d’une année, Sagard accompagne les Hurons vers le fleuve dans leur voyage de traite. Le récit de ce retour vers Québec est précis, lieux, moyens de déplacement, rencontres. Rapidement, il embarque pour la France.

Livre 4, où il est d’abord question de la présence des Huguenots et de l’arrivée des Jésuites en Nouvelle-France pour l’évangélisation, un accueil peu aimable à Québec. L’auteur évoque une mission conjointe des Récollets et des Jésuites en Huronnie en 1625. Cette partie n’est plus un témoignage direct sur les événements survenus en Nouvelle-France, puisque l’auteur n’y séjourne plus. Il rappelle une pratique du temps : faire voyager un jeune Amérindien« trois filles Sauvages qui furent données au sieur de Champlain, pour estre instruites en la foy, & ez bonnes mœurs. » ib. p. 436 en métropole pour l’instruire, le convertir et justifier, à la cour, l’intérêt de soutenir la colonie.

Grâce aux courriers reçus, et transcrits et aux témoignages des frères récollets, Gabriel Sagard poursuit ce récit de l’évangélisation, parfois difficile, des « sauvages ».

La colonie est menacée par les Anglais en 1628. On a ici le récit de la concurrence, sur terre comme en mer, entre Français, Anglais et Hollandais pour s’installer en Amérique. Les frères Kirke installent le drapeau anglais sur le Fort Saint-Louis en juillet 1629. Champlain est contraint de céder et de rentrer en Europe, ainsi que les Pères Récollets et les Jésuites.

L’ouvrage est complété d’un glossaire, de la biographie des principaux personnages tant amérindiens que français, d’une bibliographie.

 

Voilà un ouvrage qui plonge le lecteur dans les réalités de La Nouvelle-France, au début de la colonisation. Il peut offrir des documents inédits à l’enseignant qui aborde la conquête du nouveau monde.