Dans cet ouvrage au titre évocateur, la Guerre froide de la France, Georges-Henri Soutouprofesseur émérite à l’université de Paris Sorbonne et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, spécialiste des relations internationales retrace ce que fut la politique et le positionnement de la France pendant la guerre froide.

Georges-Henri Soutou nous invite à relativiser l’idée que ce conflit se résume à un affrontement est-ouest dans lequel chacun se positionne pour l’un ou pour l’autre, sans nuances. S’appuyant sur une étude minutieuse des archives du Quai d’Orsay, l’auteur nous dévoile avec force détails, les subtilités de l’attitude de la France. Attitude qu’elle a défendue d’ailleurs avec une certaine constance. Il cite également les lettres de son père, diplomate, engagé auprès d’Emmanuel Mounier au sein de la revue Esprit puis directeur adjoint du cabinet des affaires étrangères sous Pierre Mendès France. Après avoir consacré plusieurs ouvrages sur la Guerre froideLa Guerre de cinquante ans, les relations est-ouest, Fayard, 2001, La guerre froide 1943-1990, Fayard, 2011, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, Georges-Henri Soutou, Tallandier, Collection Texto, 2022, il nous livre ici les clefs de compréhension essentielles d’une « géopolitique à la française ».L’ouvrage est divisé en treize chapitres chronologiques. Il s’agit ici de la réédition du premier ouvrage de 2018 .

Jusqu’en 1948, jouer sur les deux tableaux, mettre en place le système de « double sécurité » 

Les trois premiers chapitres évoquent la mise en place par la France d’un « double sécurité » » : face à l’Allemagne et face à l’URSS ou comment se servir de l’URSS pour contrôler une Allemagne que l’on ne veut pas voir se renforcer en la maintenant à tous prix dans le camp occidental.

Le livre démarre en pleine Seconde Guerre mondiale. Qualifiée de « matrice idéologique ». Elle est en effet essentielle à la compréhension de la suite. Dès 1941 et l’attaque allemande contre l’URSS, de Gaulle déclare « nous sommes très franchement avec les Russes puisqu’ils combattent les Allemands ». Il rencontre Molotov en mai 1945 et est soutenu par le Parti communiste au détriment de Giraud. Jusqu’à la conférence de Yalta, de Gaulle ménage les relations avec l’URSS. Son voyage en décembre 1944 à Moscou est ce sens emblématique. Non conviée à Yalta, la France prend conscience qu’il va falloir jouer sur les deux tableaux par un savant équilibre entre Américains et Soviétiques. Les archives diplomatiques méticuleusement épluchées par Georges Henri Soutou dévoilent que des accords secrets avaient été envisagés avec les Britanniques et les Américains face à l’attitude de l’URSS en Allemagne.

L’année 1948 est une année décisive à bien des égards. Rappelant les évènements majeurs qui marquèrent cette année : coup de Prague, blocus de Berlin, conférence de Londres, l’auteur montre que c’est à ce moment que s’opère un basculement vers le camp occidental. Face à l’attitude sans compromis de Staline, la France sent que l’URSS est une menace plus importante que ne l’est l’Allemagne.

Une France atlantiste ?

Au début des années 50, bien que les choses se soient atténuées avec la fin du Blocus de Berlin et la signature du Pacte Atlantique, les évènements de la période sont sources d’inquiétude.

Fragilisée par la guerre d’Indochine, la France est coincée entre le projet de CED et sa volonté de ne pas voir l’armée allemande se réarmer. Elle refuse que l’Allemagne de l’Ouest intègre l’Alliance Atlantique afin de conserver le leadership en Europe . Les Français oscillent alors entre trois tendances : un atlantisme indispensable (l’aide américaine était essentielle pour l’Indochine), une relance du projet européen pour contrôler la RFA, et des tentatives plus ou moins larvées de réassurance à Moscou face à un éventuel retour du danger allemand. Il fallait contrôler le réarmement allemand dans un cadre européen. L’idée, portée notamment par Robert Schuman , serait d’intégrer l’Allemagne dans une armée européenne au sein de l’OTAN . Plutôt isolé, Robert Schuman avait compris que la sécurité de la France à l’égard de l’Allemagne était garantie par sa division, et, que à l’égard de l’URSS, elle l’était par l’intégration européenne de la RFA. Mais, ce que l’auteur qualifie de « monstre juridique et militaire » échoua et ne fut pas voté au Parlement.

L’année 1952 est présentée comme étant le « sommet de l’atlantisme » sans pour autant constituer une « inféodation «  aux Etats-Unis. De fait, l’atlantisme ne fut jamais unanime au sein de la classe politique et les initiatives de certains hommes influents de l’époque annoncent en quelque sorte la Ve République et la politique d’indépendance du Général de Gaulle.

La fin de la IVe République : dépasser la guerre froide

Les quatre dernières années de la IVe République sont des années de recentrage. Après les échecs en Indochine et la faillite de la CED, on cherche à réorienter la Guerre froide : relance de la construction européenne, programme d’acquisition de l’arme nucléaire. Une fois de plus, l’attitude de la France vis-à-vis de l’URSS est assez contradictoire. La politique qualifiée de « cohérente » de Pierre- Mendès France ne sera pas honorée par ses successeurs.

Homme providentiel, attendu sur la gestion de la fin de la guerre d’Indochine, Pierre Mendès France est persuadé de la nécessité de réformer l’économie pour favoriser le retour de la France sur la scène internationale, et prépare en quelque sorte les bases de la Ve République. Il aura à composer avec des personnalités politiques très attachées à l’atlantisme. En point d’orgue, la signature des accords de Paris sera la base du système occidental jusqu’à la fin de la guerre froide. Ces accords permettent à l’Allemagne de retrouver une plaine souveraineté et de mettre fin au contentieux franco-allemand par l’action conjuguée de Pierre Mendès France et Konrad Adenauer. Enfin, il apparait dorénavant évident que la France doit se doter de l’arme nucléaire, encore faut-il que les Américains l’acceptent.

Les début de la Ve République, un pas vers l’indépendance nationale

Pas de changement immédiat mais une volonté claire de réaffirmer la puissance de la France qui serait le « quatrième grand « à part entière et s’affranchirait de la mainmise des blocs. On peut considérer cela comme la fin de l’atlantisme. De Gaulle est persuadé que la période va voir la réaffirmation des nationalismes en Europe de l’Est. Il oriente sa politique dans plusieurs directions : apaiser les relations avec Moscou, réorienter les relations avec l’Alliance atlantique et se rapprocher de la RFA.

Les relations avec les Soviétiques ne se sont pas améliorées d’emblée. En effet, l’URSS soutenait le FLN en Algérie et n’appréciait pas le rapprochement franco-allemand. De son côte, de Gaulle n’avait pas apprécié la signature du Traité de Moscou interdisant les essais dans l’atmosphère craignant, à juste titre, des négociations bilatérales Etats-Unis / Soviétiques. Par rapport à l’URSS, l’idée de de Gaulle consiste à mettre en place un nouveau système européen permettant de dépasser la Guerre froide, sorte de nouveau concert européen, laissant une place importante à la France. La fameuse «  Europe de l’Atlantique à l’Oural » . Les relations entre de Gaulle et Kennedy se détériorent, Kennedy considérant que la France ne le soutient pas réellement et instrumentalise la crise en vue de ses propres objectifs. Cela inaugure une décennie de tensions avec les États-Unis. La crise de Cuba vient confirmer l’image d’une Amérique qui agit de son propre chef, sans consulter les Européens, ce que Raymond Aron analysera dans plusieurs de ces articles ajoutant «  le général de Gaulle ( ..) ne pouvait souhaiter confirmation plus éclatante de ses thèses », très sceptique quant à la garantie nucléaire des Etats-Unis. De son côté, Kennedy n’apprécie pas la signature du Traité de l’Elysée, craignant que la collaboration franco-allemande ne s’étende aux armes nucléaires , prélude à la réorganisation de l’Europe autour d’un axe franco-allemand. Le voyage de Kennedy à Berlin en 1963 sera le prétexte pour Kennedy d’arrimer fermement la RFA au système atlantique. Les relations avec l’URSS, plutôt mitigées jusqu’en 1964, allaient de leur côté prendre une tournure plus favorable.

Une nouvelle phase de la politique extérieure de de gaulle : Un contexte de détente favorable à des formes de coopération

1966 : c’est l’année du départ de la France du commandement intégré de l’OTAN, et celle de la visite officielle en URSS. Cette visite est l’occasion pour de Gaulle d’exposer sa vision des choses : une « désidéologisation » des rapports est-ouest , la fin de l’intégration militaire au sein des pactes. L’URSS, préoccupée par la rupture avec sa Chine, avait tout intérêt à se rapprocher des Occidentaux, quitte à mettre les Européens en concurrence afin d’en tirer le meilleur et soutenir une économie déjà vacillante. Une détente franco-soviétique caractérise donc les années 66-67 mais l’URSS n’a aucunement l’intention de mettre en place une sorte de « condominium franco-soviétique » et se montre davantage intéressée par des négociations avec les États-Unis . La politique de de Gaulle est l’occasion pour elle d’affaiblir l’OTAN. Les efforts entrepris par la France pour se rapprocher de la Pologne , de la Hongrie, le Printemps de Prague en 1968, ont été un relatif échec de la politique du Général de Gaulle. La déception éprouvée face à l’URSS a des conséquences sur les relations avec les Etats-Unis. Les diplomates perçurent à la fin de la présidence gaullienne une certaine inflexion même si le général resta finalement ancré sur ses positions tout en revenant à une politique d’une  France « puissance moyenne » face aux deux grands.

Le maintien de l’héritage gaulliste ?

Georges Pompidou se montre plutôt partisan de relations apaisées avec l’URSS, même si il s’en méfie, pour renforcer le rôle de la France dans le monde.

Mais le début de détente entre les États-Unis et l’URSS qui devait culminer avec les accords SALT en 1972 complique cette « géopolitique à la française ». Inquiet, La France se rapproche des États-Unis qui reconnaissent le rôle que doit tenir la France, par la voix d’ Henri Kissinger notamment. Situation éclairée par les entretiens entre Debré, Kissinger, Melvin Laird, secrétaire à la Maison Blanche et Nixon.

L’autre point crucial du mandat de Pompidou demeure l’ostpolitik de Willy Brandt en RFA. Il semble que Pompidou se soit ici inscrit dans la lignée de son prédécesseur, il ne croit pas à la réunification. Quant aux archives du quai d’Orsay, elle traduisent de la prudence, craignant une potentielle mainmise de l’URSS. La consultation des entretiens entre Willy Brandt et Pompidou est très instructive. Pour Georges Pompidou il faut maintenir une forme de loyauté vis-à-vis de la RFA, maintenir les accords quadripartites, œuvrer en faveur du maintien de la division de l’Allemagne, et surtout, ne pas laisser aux Soviétiques la possibilité de contrôler Berlin.

En somme, la politique française, envers l’URSS demeure contradictoire : entre méfiance et volonté de maintenir un lien. Pour cela, on affiche, dans la lignée de de Gaulle, une posture beaucoup plus indépendante à la fin du mandat de Georges Pompidou, notamment dans le domaine stratégique qu’est le nucléaire (avec le fameux «  testament stratégique » du président). Ainsi s’ouvre une phase plus complexe de la guerre froide de la France.

Une recherche d’équilibre dans les relations internationales

Dans le contexte international complexe des années 1970, Valéry Giscard d’Estaing a le souci, tout en maintenant un équilibre au niveau international, de permettre à la France de maintenir son rang. En cela il s’inscrit dans la « géopolitique à la française » : on s’appuie sur les États-Unis et la RFA pour contrer l’URSS, tout en utilisant cette dernière pour rééquilibrer l’Allemagne. Moment fort, la Conférence d’Helsinki permet à la diplomatie française de jouer un rôle considérable (la « troisième corbeille », celle des droits de l’homme) .

L’autre spécificité de ce mandat est le rapprochement avec la RFA et des mesures pour structurer l’Europe : élection du parlement au suffrage universel direct, création du conseil européen, SME, premier G7. L’arrivée de Jimmy Carter au pouvoir en 1977 inquiète la France : jugé faible par rapport à l’URSS, tout en compromettant la détente par le soutien aux dissidents. Les échanges entre le ministre des affaires étrangères français, Jean-François Poncet et l’ambassadeur des États-Unis Arthur Hartman sont une source riche en enseignements. Une des conséquences est l’éloignement de Bonn et Paris de Washington et une forme de rapprochement de Paris et Moscou néanmoins fragilisé par l’affaire des euro missiles et l’invasion de l’Afghanistan en 1979. Mais globalement, Valéry Giscard d’Estaing aura eu à cœur de maintenir un équilibre dans les relations est-ouest. L’arrivée au pouvoir de Donald Reagan allait porter un coup à cette volonté.

Une nouvelle guerre froide ?

Soucieux de maintenir une «  double sécurité » mais aussi un équilibre afin d’éviter l’escalade, François Mitterrand se place dans la lignée de ses prédécesseurs. C’est à lui que revient la tâche de gérer la fin de la Guerre froide : crise des euro missiles, lancement de l’IDS par les États-Unis, arrivée de Gorbatchev au pouvoir, encadrement de la réunification que l’on avait jusque là tout fait pour empêcher. L’arrivée au gouvernement de ministres communistes complique un peu les choses. Conscient que la « double sécurité » à laquelle la France avait adhéré jusque là est dépassée, il donne la priorité à la mise en place d’un système de de sécurité paneuropéen : « l’équilibre allemand ne peut pas passer avant l’équilibre européen » déclare-t-il au cours d’un entretien avec Gorbatchev. Quand il comprend que Gorbatchev va accepter la réunification et qu’il ne peut s’opposer à Helmut Khol dont il s’est rapproché, il oriente la France vers un renforcement de la construction européenne et l’affirmation d’une confédération. La suite confirmera que seul le projet de relance allait aboutir, avec la signature du traité de Maastricht, conséquence indirecte de la fin de la Guerre froide.

En conclusion

La France aura donc pleinement participé à la guerre froide, tout en maintenant une forme de réserve selon une voie qui lui fut propre, maintenant pendant plusieurs décennies la politique de « double sécurité », guidée par une supposée «  désidéologisation » soviétique. En dépit de profondes divisions politiques intérieures, elle a mené sa « guerre froide » avec constance? Les hommes de la IVe République préparant ce que sera la Ve. Elle aura toutefois du mal à accepter la réunification allemande qu’elle n’avait, selon l’historien, pas vue venir.

Georges-Henri Soutou conclut son ouvrage en expliquant que certes, la France n’a pas gagné la guerre froide, mais qu’elle ne l’a pas perdue non plus, certaines de ses initiatives européennes ayant préparé l’après-guerre froide, le plus beau succès de la diplomatie française restant, à bien des égards, le processus d’Helsinki.

La lecture de cet ouvrage offre au lecteur, une plongée passionnante au cœur des archives diplomatiques et une mise à jour indispensable de l’historiographie de la période.