Agrégé et docteur en histoire, Fabrice Grenard est directeur historique de la Fondation de la Résistance. Auteur d’une dizaine d’ouvrages depuis l’édition de sa thèse consacrée au marché noir (2008), il s’est imposé comme l’un des meilleurs spécialistes actuels de l’histoire de la Résistance, et plus particulièrement des maquis. Il est l’auteur d’une biographie du « premier maquisard de France », Georges Guingouin, Une légende du maquis. Georges Guingouin, du mythe à l’histoire  et de la première synthèse à l’échelle nationale de l’histoire des maquisards, Les Maquisards. Combattre dans la France occupée, Vendémiaire, 2019 . Il est aussi l’auteur de La Traque des résistants,  Tallandier 2019.

Le titre l’affirme sans ambiguïté : prendre la voie de la Résistance résulte d’un choix personnel, d’une décision individuelle. Ce sont ceux qui s’engagent qui là font exister. Ils réagissent à une situation, la trouvent insupportable et décident d’agir, conscients des risques encourus. A mesure que se sont approfondies les recherches sur la Résistance, les historiens ont été amenés à nuancer la réduction de l’engagement aux deux motivations traditionnellement avancées : le patriotisme et l’antifascisme et à montrer qu’elles ne fondent l’engagement concret que dans la mesure où s’y ajoutent des conditions vécues et des représentations qui les rendent opératoires. L’engagement résulte d’une combinaison de facteurs, les uns relevant des convictions profondes (idéologiques, religieuses, politiques …), des appartenances sociologiques, d’autres liés au contexte, à la situation vécue.

Comprendre l’engagement résistant par une approche humaine et individuelle

« Pour donner à comprendre ce que fut l’entrée en résistance », Fabrice Grenard n’a pas voulu « proposer une synthèse de plus sur le phénomène résistant », mais il a préféré se focaliser « à travers une série de cas concrets sur ce moment particulier qu’a constitué le choix de l’engagement résistant ». Convaincu que « seule une approche humaine et individuelle peut permettre de comprendre au plus juste ce que fut une expérience comme celle de l’engagement dans la Résistance », il nous propose de suivre 19 femmes et hommes qui firent ce choix. L’ouvrage se divise en 15 chapitres d’une vingtaine de pages, qui s’intéressent chacun à une ou deux personnes.

L’objectif est de montrer concrètement et avec précision quelles furent les circonstances et les modalités de l’engagement de chacune et de chacun d’entre eux, ainsi que le contexte historique, politique, géographique dans lequel cet engagement s’est opéré. Fabrice Grenard parle d’un moment de « basculement » qui « a pu être dans certains cas immédiat, provoqué par un événement précis », mais qui dans d’autre cas a pu « s’effectuer de façon progressive, passant notamment de la pratique de certains interdits (le passage clandestin de la ligne de démarcation, l’évasion d’un camp de prisonnier) qui ont constitué une première transgression avant de rejoindre dans un second temps la Résistance proprement dite ».

Appréhender et raconter le moment du basculement

L’exercice est moins facile qu’il n’y paraît. Il ne s’agit pas ici de proposer des biographies. Mais il faut néanmoins présenter les personnages, leur personnalité et leur milieu, leurs conditions de vie et le contexte, car tous ne s’engagent pas au même moment, dans les mêmes lieux et dans les mêmes conditions historiques. Il s’agit donc  de brosser des portraits, avec brièveté mais avec précision. Il s’agit ensuite de « raconter de façon la plus précise possible les quelques journées ou semaines qui ont fait basculer des hommes et des femmes dans la Résistance ». L’objectif est de donner à comprendre par le récit.

A la fin de chaque chapitre, les sources sont citées ainsi qu’une courte bibliographie. Les sources primaires essentielles sont les dossiers individuels d’homologation pour faits de résistance, conservés au Service historique de la Défense à Vincennes. Elles sont complétées par des témoignages écrits ou oraux, considérés comme des documents et soumis à la critique historique, « pour éviter toute reconstruction a posteriori et repérer les potentielles omissions caractéristiques des témoignages réalisés après la guerre ». L’exercice est parfaitement réussi. L’absence de notes laisse toute liberté de suivre un récit qui fourmille de précisions concrètes qui le rendent très vivant.

15 exemples d’engagement qui rendent compte de toute la diversité de la Résistance

Les quinze récits nous font vivre l’engagement de 19 personnes. Ils sont l’exemple de la diversité de genre et de la diversité sociale du monde résistant, de la diversité des moments historiques de l’engagement, de la diversité des actions et des lieux, de la diversité des organisations dans lesquelles ils s’engagent, de la diversité des situations résistantes (sédentaires, clandestins, maquisards …).

Les uns sont des aristocrates (Philippe de Hauteclocque, Louis de La Bardonnie), d’autres sont des bourgeois de plus ou moins grande famille (Edmond Michelet, Germaine Tillion, Philippe Viannay), d’autres encore sont des gens du peuple, tels le paysan maquisard André Deleger, le jeune ouvrier Gilbert Brustlein, la famille paysanne limousine des Bourdarias, les passeurs Fernand Valnet et Paul Koepfler, les deux frères marins bretons Jacques et Alexis Le Gall, le tirailleur sénégalais Adi Bâ. Certains sont des hommes ou des femmes de gauche (la famille d’agriculteurs communistes d’Eymoutiers, l’ouvrier communiste Gilbert Brustlein), les autres ont des convictions de droite très affirmées (le châtelain monarchiste Louis de La Bardonnie).

Les uns sont des intellectuels (Philipe Viannay prépare l’agrégation de philosophie, Hélène Mordkovitch travaille au laboratoire de géographie physique, Germaine Tillion est ethnologue), les autres, comme l’ouvrier agricole André Deleger, ou le guinéen Addi Bâ, n’ont fait aucune étude. Certains sont des militaires (le capitaine Frenay, le lieutenant Théodose Morel), un autre est prêtre (l’abbé Camille Folliet).

Les uns ont « basculé » dès l’été 1940 : Edmond Michelet rédige son Appel le 17 juin et le distribue immédiatement ; les deux marins bretons arrivent à Plymouth le 21 juin, Philippe de Hauteclocque s’échappe de l’hôpital d’Avallon le 17 juin ; Germaine Tillion s’engage dès l’été 1940. D’autres basculeront plus tard, ou plus progressivement (les passeurs de la ligne de démarcation). Si la résistance pionnière fournit les exemples les plus nombreux, d’autres permettent d’appréhender les grands moments des engagements, l’invasion de la zone sud, les réquisitions de travailleurs, le débarquement et la volonté de gagner les maquis pour entamer la lutte armée.

Les uns sont restés des résistants sédentaires. Ils ont gardé leur domicile, leur profession et leur véritable identité ; ils sont même fréquemment connus et estimés dans leur lieu de résidence et aux alentours, ce qui est un atout pour la Résistance. Le résistant sédentaire a un rayon d’action limité à un secteur géographique bien défini, sa ville, son village, sa région si elle a une individualité physique bien marquée. Bien implanté, estimé de tous, il connaît les gens, les bois et les chemins.

Il peut rendre bien des services selon sa profession : garagiste, boulanger, secrétaire de mairie, agriculteur. La famille Bourdarias est ainsi un support logistique essentiel du maquis de Georges Guingouin. Les autres ont dû « basculer » dans la clandestinité, tel le capitaine Frenay après qu’il ait rompu toutes ses attaches avec son milieu, ou le jeune  Gilbert Brustlein envoyé à une mort probable par le parti communiste qui lui refusera tout soutien après qu’il ait abattu sur ordre un officier allemand.

Les uns sont restés en France, zone nord ou zone sud, les autres ont fait le choix de gagner Londres, de rallier la France libre et d’y exercer des fonctions diverses. Restés en France, les uns ont permis à des centaines de gens de passer la ligne de démarcation, ou de gagner la Suisse. Les autres ont rédigé des tracts et des journaux, les ont imprimés et les ont distribués. D’autres ont intégré, ou fondé (colonel Rémy et Louis de La Bardonnie) des réseaux et transmis des renseignements à Londres, les autres ont fondé ou gagné le maquis (Addi Bâ fonde le premier maquis des Vosges), puis ont combattu pour la libération du territoire national.

« Tous partageaient une forme de patriotisme  et la volonté de s’opposer à l’occupation de leur pays par une puissance étrangère (…) Tous eurent le sentiment de participer à un même combat et de faire partie d’un même ensemble, l’armée des ombres. » Les uns sont devenus des personnages historiques célèbres (Leclerc, Rémy, Germaine Tillion, Edmond Michelet), d’autres ont repris leur modeste place parmi le peuple des anonymes. Les uns ont retrouvé leurs proches et continué leur vie, les autres ont laissé leur vie dans ce combat qu’ils avaient choisi. « Ce qui a fait la force de la Résistance française, lui permettant d’être unie à la fin de la guerre, c’est d’avoir su amalgamer des personnes aux origines et aux motivations différentes, qui ont fini par avoir le sentiment de participer à une lutte commune. »

L’empathie de l’auteur avec les hommes et les femmes dont il raconte un moment exceptionnel de leur vie est évidente. Mais elle ne l’empêche pas de rester méthodique dans la démarche. Il en résulte un grand plaisir de lecture.

© Joël Drogland pour les Clionautes