Interroger : sources et méthodes
Si les livres de cuisine imprimés depuis le XVIIe sont assez bien connus, notamment grâce aux travaux de Jean Louis Flandrin, les recettes manuscrites restent à découvrir au détour des archives et constituent d’après Philippe Peyzie une source prometteuse pour une approche des nourritures banales, des aliments du quotidien,
Éparpillées dans les archives privées, les papiers de famille elles sont une mémoire à usage fonctionnel. Souvent recopiées d’un livre elles montrent parfois des signes d’adaptation (proportions, disponibilités des ingrédients) qui en confirme le caractère utilitaire même si la plupart concernent les liqueurs et sirops, les confitures ou les salaisons, rarement plats ou gâteaux.
Ce corpus nous renseigne sur l’évolution des goûts du XVIIe au début du XIXe : consommation croissante du sucre, apparition de la pomme de terre mais aussi sur les habitudes locales comme l’usage de la graisse d’oie en Agenais.
Nelleke Teughels nous propose la découverte les vitrines en Belgique de 1870 à 1940. Les vitrines d’une enseigne de magasins: « Le Lion » sont en quelque sorte une forme de publicité et une information non seulement sur les produits mais aussi les catégories sociales cibles. A partir de 133 photographies de devantures bruxelloises qui ont construit l’image de la marque, l’auteur propose une analyse quantitative et qualitative utilisant la sémiologie sociale et les théories de Halliday.
Après un rapide rappel du contexte: augmentation de la production de masse à partir de la seconde moitié du XIXe et modification des lieux et des modes de vente des denrées alimentaires; l’auteur distingue 3 périodes illustrées de quelques photographies types.
1870-1914: la vitrine montre par son accumulation l’entendue de l’offre disponible.
1914-1930: Éduquer le consommateur grâce à l’affichage des prix mais aussi à l’aide d’affiches informant sur les procédés de fabrication vanter les produits nationaux.
De la crise à la guerre: on y lit l’influence des écoles artistiques comme le cubisme mais c’est aussi l’apparition de la notion de marque et du timbre ristourne.
Une promenade originale dans les rues de Belgique.
Imaginer : usages rêvés et pratiques quotidiennes
L’ananas, nouveautés rencontrée par Christophe Colomb fascina très vite par son goût mais ne fut assimilé aux dires de Malika Galli qu’au XIXe.
Malgré quelques essais de culture européenne au XVIIIe, ses effets positifs sur la santé des navigateurs transocéaniques lui confèrent très vite une bonne réputation en opposition avec la méfiance commune à l’égard des denrées du nouveau monde et pose le problème de son transport.
Malika Galli analyse ensuite le discours médical: statut diététique et caractère galénique des auteurs italiens et français avant son entrée en gastronomie vers la fin du XVIIIe, outre les modes de consommation l’auteur montre qu’il est un fait social associé à l’intérêt des aristocrates pour les nouveautés botaniques rares et donc chères. Les progrès du transport et de la consommation n’en font pas pour autant un objet courant même à la Belle Époque.
C’est à la découverte d’une toute autre littérature que nous convie Olivier Lepiller: les livres de diététique naturelle depuis 1945.
Dans un contexte de forte industrialisation et urbanisation la distance entre le mangeur et son aliment s’accroît et laisse une place à la littérature diététique en rébellion, la résistance hygiéniste végétarienne pour reprendre les termes de l’auteur. L’article analyse les écrits de deux précurseurs: H. Ch. Geffroy, fondateur de « la vie claire » en 1946 et R. Dextreit – « Vivre en harmonie » en 1952; on voit apparaître un discours idéologique sur l’alimentation avec par exemple le refus des excitants (café, thé…) et de la viande associé au pacifisme mais aussi en réaction au productivisme agricole incarné par le pain blanc qui prône l’alimentation comme premier soin de santé.
Dans les années 50 la revue « L’alimentation normale » développe derrière deux médecins un discours sur la santé, naturisme et alimentation entre science et tradition. Un point commun entre tous ces auteurs, la maladie est vue comme un écart à la loi naturelle, l’aliment non industriel comme un médicament.
Dans les années 60, Jean Trémolières, chargé par l’INSERM de la réflexion sur la nutrition, pose la question des valeurs nutritionnelle et symbolique de la viande et ouvre la porte à un nouveau discours moins extrémiste sur la valeur des aliments: pain blanc/pain complet, sucre raffiné/sucre roux et popularise l’alternative agrobiologique.
Un article intéressant pour comprendre un des aspects de l’évolution de l’agriculture jusqu’à nos jours et en particulier le débat agriculture productiviste/agriculture biologique.
Identifier : produits et qualités
Sur un thème qui semble actuel cette troisième partie s’ouvre sur l’article de Benoit Musset à propos des vins de Champagne des années 1700 aux années 1820.
Jusqu’au début du XIXe les vins de Reims et d’Épernay sont dans leur écrasante majorité des vins rouges commercialisés en tonneaux pour la consommation locale mais aussi parisienne et flamande. Les acheteurs s’informaient alors sur la qualité soit directement auprès des producteurs soit auprès des courtiers qui envoyaient d’assez originales « lettres circulaires » après la vendange informant tant sur les quantités que sur la qualité des vins mis sur le marché. Les connaisseurs seront intéressés par l’analyse détaillée présentée ici.
Bien plus modeste en quantité un autre marché existe, celui des vins vendus en bouteilles qui apparaissent vers 1720, contrôlé par les courtiers qui y escomptent des gains assez sûrs pour un produit de luxe.
L’auteur montre comment les informations étaient aussi utiles aux producteurs afin de répondre plus précisément à la demande du marché.
Python, sauce de poisson et vins : produits des colonies et exotisme culinaire des Déjeuners amicaux De la Société d’acclimatation, 1905-1939, sous ce titre un peu étrange Lauren Hinkle Janes présente des déjeuners où pour mettre en valeur l’Empire colonial on proposait aux convives une expérience interculturelle médiatisée puisque si les ingrédients étaient exotiques, on les appelait et les présentaient en respectant les goûts de la métropole. Cet article est aussi l’occasion de rappeler ce que fût la Société d’acclimatation depuis sa création en 1854.
Les déjeuners réunissaient des gastronomes désireux de découvertes gustatives mais sans que soit oublier la vocation de la Société: acclimater des denrées coloniales pour la consommation des Français et donner des conseils aux colons quant aux aliments à utiliser dans leur nouvel environnement. Après la première guerre mondiale, il s’agit d’assurer la promotion de produits moins exotiques que la viande de python ou de kangourou comme le riz qui fut servit selon huit préparations différentes au déjeuner de 1919. Déjà connu en mets sucrés, il connut un grand essor alors que les sauces au poisson vietnamiennes eurent moins de succès. C’est aussi entre les deux guerres que de nouvelles denrées apparaissent dans les livres et magazines culinaires: curry, arachides, fruits tels la goyave ou la mangue.
En conclusion, des déjeuners furent tout à la fois un lieu d’expérimentation scientifique et de promotion des produits coloniaux.
Anne-Marie Brisebarre s’intéresse à l’autruche, du zoo à l’assiette. Partie d »Afrique du sud, l’élevage de l’autruche gagne ensuite l’Europe, d’abord pour ses plumes, c’est aujourd’hui un élevage à viande, On dispose ici d’un tour d’horizon de la situation actuelle en France: réglementation, organisation de la filière, marché de consommation de cette viande qualifiée de festive mais aussi, si l’on croit les sites web présentés, écologique et diététique. Voilà un article tout à la gloire d’un mets qui a sans doute été en son temps à la table des déjeuners de la Société d’acclimatation,
Intervenir : construire des savoirs, garder des pratiques
A la fin du Moyen Age, les savoirs alimentaires sont à la croisée des pratiques culinaires et le la réglementation en matière d’hygiène, dans un jeu triangulaire entre autorités, experts, métiers de bouche et consommateurs que Patrick Rambourg nous propose de découvrir. Dans cette description du Paris alimentaire perçu à la lecture des textes médiévaux, on retient l’abondance des vivres d’origines très diverses, denrées de luxe comme vivres populaires présentés sur les nombreux marchés, Les autorités cherchent avant tout à leur approvisionnement régulier et à contrôler les prix pour éviter les troubles populaires. Divers métiers s’organisent: regrattiers, métiers de bouche qui proposent des denrées transformées et les nombreux marchands ambulants, restauration rapide de l’époque. Si les autorités réglementent pour garantir la qualité et contrôler la durée de vente des produits périssables, de leur côté les corporations cherchent à rassurer le client en édictant des règles qui montrent l’émergence d’une conscience professionnelle.
Mais quels sont les savoirs des consommateurs? C’est le « Mesnager de Paris » qui peut nous renseigner: vigilance, observation, réputation du marchand sont les attitudes les plus fréquentes.
Quittant le Paris médiéval, avec Antonella Campanini nous parcourons Bologne au temps de la Renaissance où, grâce à l’imprimerie, le décret affiché remplace les crieurs de rue pour faire connaître à la population les décisions des autorités communales pour assurer l’approvisionnement d’une ville populeuse, disposant d’un arrière pays rural trop limité, où alternent les périodes d’abondance et de disette. L’auteur analyse les nombreux décrets relatifs à l’approvisionnement en céréales mais aussi aux fraudes alimentaires avec une attention particulière aux préambules riches en informations éthiques, religieuses ou économiques. Un paragraphe est consacré au contrôle des viandes, si important au plan sanitaire.
Adel P. den Hartog s’intéresse à l’éducation nutritionnelle apparue en Europe au début du XXe. Le souci des autorités était alors de modifier les habitudes alimentaires pour une population plus robuste. L’auteur s’appuie sur l’exemple des Pays Bas pour parcourir l’évolution des formes et contenus depuis la première guerre, la grande crise, l’occupation allemande des années 40 et enfin l’abondance retrouvée de l’après guerre.
Une postface de Bruno Laurioux rend hommage à l’Institut Européen d’Histoire des Cultures de l’Alimentation qui a coordonné les recherches présentées ici il revient sur les méthodes, les sources et les temps étudiés.
Christiane Peyronnard