Aux yeux de beaucoup d’occidentaux, l’évènement déterminant et quasiment unique de l’été 1944 est le débarquement allié en Normandie. Ce qui se passe sur le front soviétique est largement ignoré, l’opération Bagration fait partie de ces oublis de notre mémoire. Un vide qu’entend réparer Jean Lopez dans son nouvel ouvrage. Le rédacteur en chef de la revue « Guerre et histoire », est en train de devenir l’auteur francophone le plus prolifique sur les opérations soviétiques durant la Seconde Guerre mondiale avec cinq ouvrages consacrés à celles-ci. Les précédents traitaient des batailles de Stalingrad, Koursk, Berlin et Tcherkassy.
Ce nouvel opus se base sur les nombreuses études des spécialistes anglo-saxons, mais aussi allemands. Mais surtout, fait nouveau par rapport aux précédents ouvrages de l’auteur, il bénéficie de la collaboration de celui-ci avec Lasha Otkhmeruzi (avec qui il a coécrit une biographie Joukov) et de ses contacts à Moscou ce qui permet une meilleure exploitation des documents soviétiques.
Bagration, une offensive militaire coordonnée
La grande nouveauté de l’opération Bagration est le fait qu’elle ait été programmée en tenant compte du débarquement allié en Normandie. L’auteur consacre le premier tiers de l’ouvrage à tous les aspects de la naissance de cette opération. Sur le plan politique, la conférence de Téhéran l’année précédente a permis une prise de contact directe entre les trois grands. Les discussions ont porté sur les moyens d’assurer la réussite de l’ouverture d’un second front à l’ouest, réclamé par Staline et promis par les occidentaux depuis longtemps. On va dès lors se tenir au courant de part et d’autres des grandes dates du calendrier ce qui permet aux Soviétiques d’organiser leur offensive.
Un effort qui va tenir compte de la situation du front à l’Est. Les offensives du printemps ont amené la création d’un « balcon biélorusse » au nord des marais du Pripet qui semble être propice à recevoir une offensive soviétique. Dans cette situation, l’état-major allemand craint une offensive du type du coup de faucille de Manstein en 1940. Une attaque partant du Sud-est en direction de Dantzig pour couper les groupes d’armées Centre et Nord du Reich. Les Allemands projettent sur les Soviétiques leurs propres schémas d’opérations. Et la concentration des armées de tanks soviétiques au sein du 1er Front de Biélorussie et du 1er Front d’Ukraine les conforte dans cette vision.
Or, fidèles à leur doctrine de l’art opérationnel, les Soviétiques ont planifié une série d’opérations sur tout le front de la Finlande à la Roumanie. Ils veulent ainsi annihiler le système défensif ennemi. Ils craignent également encore la supériorité tactique allemande qui leur a été rappelé par les coups d’arrêts de leurs offensives de printemps et ils ont donc écarté l’idée d’une percée en profondeur. Jean Lopez profite de cette étude sur les préludes de l’opération pour développer une idée originale selon laquelle Bagration n’avait pas été prévue comme l’offensive majeure, ce rôle revenant à l’opération Lvov-Sandomir dont Bagration n’aurait été qu’un prélude. C’est surement un des points les plus discutés de l’ouvrage.
Les nombreux préparatifs militaires permettent à Staline et à son état-major de perfectionner leur plan dans le plus grand secret. Staline fait preuve d’une plus grande écoute des conseils de ses généraux qu’un Hitler qui refuse tout abandon de territoire. Surtout, la maîtrise de la maskirovka permet aux Soviétiques de cacher leur dispositif aux services de renseignements allemands pratiquement jusqu’au début de l’opération. Une offensive dans laquelle les progrès enregistrés par l’aviation et l’armée soviétique dans leur coopération comme dans leurs tactiques (groupes mixtes cavaliers/blindés) vont surprendre leur adversaire. Le rôle des partisans soviétiques dans cette opération est aussi discutée que celui de la résistance à l’Ouest.
La destruction de la 4° armée allemande par les forces soviétiques de Staline
Après avoir passé en revue les ordres de bataille détaillés et les missions des différent fronts soviétiques et armées allemandes, la partie centrale du livre est consacrée à l’opération Bagration en tant que telle. Une approche chronologique, avec un découpage en quatre phases qui permet de mieux saisir le déroulement des évènements ; Pour chaque phase, Jean Lopez a privilégié une approche par secteur avec, pour chacun, une carte présentant le rythme de progression des forces soviétiques et les unités en présence.
Lors de la première phase, les efforts sont fournis par le 1er front de la Baltique du général Bagramian qui a un double objectif : s’emparer de Vitebsk en liaison avec le 3° Front de Biélorussie et amorcer une poussée en direction de la Baltique le long de la Dvina. Une attaque à la jonction des groupes d’armées Nord et Centre qui ne remplit pas tous ses objectifs initiaux. Le Groupe d’armées Nord ramène des troupes pour limiter la poussée de Bagramian vers l’Ouest. Par contre, la coopération avec le 3° front de Biélorussie de Tcherniakhovski se révèle payante.
Les deux attaquent de part et d’autre de Vitebsk qui se retrouve encerclée. La ville a été décrétée forteresse par Hitler et ses défenseurs se trouvent pris au piège. Une avancée qui permet au 3° front de Biélorussie de contourner les défenses d’Orcha par le Nord et d’atteindre l’autoroute Minsk-Moscou. Plus au Sud, le 2° Front de Biélorussie du général Zakharov fixe les défenseurs de Moguilev. Mais c’est au 1er front de Biélorussie de Rokossovski que se produit l’effort déterminant, celui-ci perce de part et d’autre de la Bérézina dans un terrain réputé peu propice à une attaque : marais, forêts.. Il encercle d’importantes forces allemandes à Bobruisk.
Dès lors les forces soviétiques entament la deuxième phase de l’opération qui va aboutir à la libération de Minsk et à la destruction de la 4° armée allemande. Les ordres de Hitler de tenir sur place favorisent l’encerclement des Allemands qui ont été dépassés par les pointes soviétiques. Hitler nomme Model à la tête du groupe d’armées Centre pour essayer de rétablir la situation. Celui-ci ne peut éviter la fin de la 4° armée et la prise de Minsk le 3 juillet.
Les forces soviétiques poursuivent plein ouest, laissant aux armées de second rang le soin de traiter les troupes allemandes isolées. Model choisit alors de défendre par de brèves contre-attaques tout en cédant du terrain pour sauver ses troupes. Il donne ainsi à Hitler l’illusion que son armée ne cède rien. Les forces soviétiques prennent Vilnius et atteignent la Baltique au Nord. Elles ont ainsi coupé le Groupe d’armées Nord du reste des forces allemandes. Le Niémen et les frontières de la Prusse-Orientale sont atteints.
Le but ultime de l’opération Bagration, le contrôle de la Pologne
Pour Jean Lopez, le but ultime de Bagration est de favoriser l’avance vers la Vistule afin de permettre à Staline de prendre le contrôle de la Pologne. Bagration, en détruisant l’essentiel du groupe d’armées Centre, oblige les allemands à dégarnir le reste de leur front, et en particulier la réserve blindée du groupe d’armées Nord-Ukraine. Dès lors, l’opération Lvov-Sandomir peut être lancée par les masses blindées du 1er Front d’Ukraine de Koniev. L’offensive est déclenchée le 12 juillet, en moins d’un mois, les forces soviétiques atteignent et franchissent la Vistule à Sandomir. Les allemands multiplient les assauts pour réduire la tête de pont, mais sans succès.
En parallèle, le 18 juillet, l’aile gauche du 1er Front de Biélorussie (qui comprend la 1er Armée polonaise) lance son offensive en direction de Lublin. Un objectif hautement politique, sa conquête permet à Staline d’y installer son comité national polonais. Rokossovski après avoir pris Lublin, doit aussi foncer vers Varsovie, mais l’offensive devient encore plus politique avec le déclenchement de l’insurrection de Varsovie le 1er août.. Or Rokossovski a trop étiré ses forces et sa deuxième armée de tanks est anéantie par une puissante contre-attaque allemande début août.
Jean Lopez aborde aussi la question du non-soutien des soviétiques à l’insurrection de Varsovie. Pour lui cela tient à un facteur militaire, les troupes sont épuisées après presque deux mois d’offensive, les unités ont eu de nombreuses pertes, la logistique ne suit plus. Mais aussi à un facteur politique, le refus de la résistance non communiste de traiter avec Staline qui incite celui-ci ne pas modifier ses plans pour aider la rébellion de l’A.K. Lorsque l’Armée rouge atteint les faubourgs de Varsovie, c’est trop tard.
En conclusion
Une étude très solide de ce qui reste comme la plus grande défaite allemande de la Seconde Guerre mondiale. L’offensive d’été soviétique porte un coup fatal aux forces allemandes sur le front est. Elle s’arrête en août mais a épuisé la capacité de résistance allemande. Les soviétiques continuent à frapper ailleurs en Finlande et en Roumanie Un effort appréciable a été fait par l’auteur sur la cartographie, ce qui mérite d’être souligné car ce n’est pas le fort des ouvrages de cette collection. Le style reste toujours accessible et une synthèse à la fin de chaque chapitre rappelle les points clefs.
François Trébosc © Les Clionautes