Dans quelle mesure la jeunesse de Gisèle Halimi éclaire-t-elle sa vie d’engagements ? C’est ce à quoi répondent magistralement Danièle Masse et Sylvain Dorange dans la bande dessinée Gisèle Halimi. Une jeunesse tunisienne. 

La bande dessinée a fêté les cinquante ans du procès de Bobigny en 2022 avec Annick Cojean qui retrace la vie de Gisèle Halimi, avocate féministe engagée dans Une farouche liberté, Gisèle Halimi, La cause des femmes ; Annick Cojean se spécialisant ainsi sur les parcours féminins hors du commun puisqu’elle est déjà connue pour son autre bande dessinée sur Simone Veil ou la force d’une femme.

Alors que la bande dessinée d’Annick Cojean retrace l’ensemble de la vie de Gisèle Halimi, celle écrite par Danièle Masse et mise en illustration par Sylvain Dorange, se focalise sur l’enfance et l’adolescence de Gisèle Halimi, une jeunesse passée en Tunisie, une jeunesse qui nous éclaire sur les raisons de ses engagements ultérieurs. Comme Annick Cojean, les auteurs, Danièle Masse et Sylvain Dorange, nous ont déjà habitués à des destins extraordinaires puisque Sylvain Dorange avait magnifiquement adapté les mémoires des époux Klarsfeld.

Être née fille : une malédiction pour Gisèle Halimi dans la Tunis des années 1930

Gisèle naît en 1927 dans une famille juive de Tunis. Sa mère, Fritna, est désespérée par cette naissance car elle espérait un garçon, pourtant, elle a déjà un autre enfant, un garçon, Marcelo. Quant à son père, la déception d‘avoir une fille est telle qu’il met 15 jours à annoncer à son entourage qu’il a une fille (et encore, c’est sur insistance de son propre père). La naissance de Gisèle diffère ainsi de celle d’André, deux ans plus tard : ses parents sourient, la famille est réunie. Ainsi, dès sa naissance, Gisèle est marqué du sceau de la malédiction : elle est une fille. Elle ne reçoit pas une seule marque d’affection, d’amour de la part de sa mère. Cette situation se détériore encore plus lorsque son petit frère, André, meurt dans un accident domestique. Aucun câlin, aucune embrassade, aucune remarque affectueuse de Fritna qui assène à sa petite fille «  Tu verras, toi aussi, tu subiras la loi de dieu. Pour nous les femmes, c’est notre destin de subir ». De ce rejet maternel, Gisèle en est marquée au point d’être atteinte d’énurésie pendant de longues années. De plus, de cette attitude maternelle horrible, Gisèle en garde un contre-modèle : en aucun cas, elle ne veut ressembler à sa mère, en aucun cas elle ne veut dépendre d’un homme (comme sa mère dépend économiquement de son père).

Vivre à Tunis dans une société très hiérarchisée

Très vite Gisèle remarque que les différentes populations de la Tunisie coloniale ne vivent pas de la même manière : pourquoi va-t-elle à l’école et pas les jeunes enfants arabes ? Cette interrogation sur les plus pauvres et les discriminés, lui vient de ses observations et de ses lectures. Comme Jean Valjean, elle défendra « les pauvres et les opprimés » quand elle sera grande. C’est d’ailleurs en quelque sorte son père qui lui donne l’idée d’être avocate. En effet, c’est son père qui demande à son fils aîné de bien travailler à l’école pour faire vivre la famille en étant avocat plus tard. Or, Marcelo ne travaille pas, n’aime pas l’école, contrairement à sa petite sœur Gisèle qui ramène les meilleures notes à la maison. C’est elle qui déclare alors qu’elle sera avocate… malgré le refus de ses parents, ou plutôt en dépit de l’indifférence de ses parents qui ne s’intéressent pas à ses résultats, ne la complimentent pas lorsqu’elle, fière, ramène à la maison des bonnes notes.

Pour sa mère, Gisèle, comme sa sœur, est là pour aider aux tâches ménagères, pour servir son frère Marcelo. Lorsque celui-ci rentre de l’école, Gisèle ne peut pas goûter, elle doit d’abord préparer le goûter de son frère aîné. Cette situation l’insupporte à tel point que Gisèle décide de faire une grève de la faim. Au bout de trois jours, las, ses parents capitulent et l’autorisent à faire ses devoirs et ne lui demandent plus de s’acquitter des tâches domestiques. C’est un acte fondateur qui lui permet de montrer son opiniâtreté face à ses parents, de leur montrer qu’elle n’est pas comme les autres jeunes filles car elle veut étudier. Ils la laissent ainsi continuer ses études jusqu’au bac, tant qu’elle ne leur coûte rien. Cependant, Gisèle est loin d’avoir terminé son combat. Elle doit encore s’affirmer face à sa mère qui souhaite la marier dès que Gisèle est réglée. Après le combat contre sa famille traditionaliste, c’est le combat face à une institutrice antisémite, puis très vite, ses années de lycée se déroulent sous la seconde guerre mondiale, contexte l’amenant à découvrir les premières actions militantes. L’idée d’être avocate, de défendre le droit d’une personne de choisir pour elle, de choisir de se marier ou non, d’avoir des enfants ou non,  lui vient donc de toutes ces batailles.

Quand elle sera grande, Gisèle sera une guerrière

Heureusement, Gisèle peut compter sur la chaleur de son grand-père paternel qui lui raconte les origines berbères de sa famille et les aventures historico-mythologiques de la Kahina. Ce personnage marque l’esprit de Gisèle qui déclare «  quand je serai grande, moi aussi, je serai une guerrière ». D’ailleurs, – ce n’est pas précisé dans la bande dessinée- Gisèle Halimi écrira un roman (ou un essai ?) sur la Kahina en 2006. Symbole positif de la résistance berbère face à l’envahisseur arabe, la figure de la grande Kahina a façonné l’esprit de Gisèle dès son enfance, lorsque son grand-père, à l’ombre des orangers, lui racontait les aventures de cette combattante. C’est lui qui lui a fait découvrir les origines de la Tunisie.

Quelques promenades avec son père au marché, au musée du Bardo, ajoutent un peu d’affection pour Gisèle et lui font découvrir le riche passé de la Tunisie.

Elle peut également compter sur son oncle paternel et sa femme, tous deux communistes. Ils sont à l’origine de ses premières actions militantes. Enfin, ses amies du lycée lui apportent également un peu de réconfort.

Un roman graphique à mettre en toutes les mains

A la lecture de ce récit, on ne peut qu’être admiratif devant la force de caractère et la détermination de Gisèle à s’opposer au patriarcat, aux traditions, aux injustices et ce, dès sa jeunesse. Jusqu’au bout, sa ténacité lui permet de s’élever, de quitter cette condition de femme soumise à ses parents, au destin tout tracé jusqu’au mariage. Avec toute son énergie, le bac en poche, elle réussit à obtenir un ordre de mission pour quitter Tunis et continuer ses études à Paris, en 1945. Le récit se clôt donc sur le départ de Tunis. Si on souhaite faire comprendre ce que force de caractère et courage acharné signifient, cette bande dessinée réussit fort bien.

Comme l’ouvrage se focalise sur l’enfance de Gisèle Halimi, une partie moins connue que celle de ses combats en tant qu’avocate, la lecture permet de mieux saisir les grands procès menés par Gisèle Halimi. Les illustrations de Sylvain Dorange resituent cette enfance à merveille avec des dessins précis sur cette Tunis coloniale, aussi vivante et charmante que discriminante. C’est donc un roman graphique à mettre entre toutes les mains, l’actualité des jeunes filles afghanes rappelant malheureusement que le combat de Gisèle Halimi est loin d’être terminé dans le monde… encore aujourd’hui.

Pour vous donner envie de courir chez votre libraire pour vous procurer cette magnifique bande dessinée, les éditions Delcourt mettent en ligne les premières pages.