Le fait que Paul Reynaud, Léon Blum, les généraux Gamelin et Weygand aient été détenus comme otages en Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale est généralement connu. On sait moins que d’autres tels Léon Jouhaux, patron de la CGT, Michel Clemenceau (le fils de Georges) ou Pierre de Gaulle (le frère de Charles) et même le champion de tennis Jean Borotra, pourtant ministre de Vichy, le furent aussi. On ne sait généralement pas, parce que le fait a été peu étudié et est rarement mentionné dans les histoires de l’Occupation que des dizaines d’officiers, de maires, de préfets, considérés tous comme des « notables » le furent aussi. Ils furent arrêtés et emprisonnés en France, puis transférés en Allemagne où ils furent détenus dans des conditions particulières, bien plus favorables que celle des déportés des camps de concentration. Avec le statut de « déportés d’honneur », ils furent des « détenus très spéciaux », des « marginaux de la répression nazie ».

Benoît Luc, qui a publié en 2010 une étude sur « Les déportés de France vers l’île d’Aurigny, 1942-1944 » publie aux éditions Vendémiaire la première étude globale sur ces « déportés d’honneur », résultats de ses recherches entreprises dans le cadre d’une année de Master, sous la direction de Jean Quellien, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Caen.

Un millier de personnes environ furent otages en Allemagne durant l’Occupation. La mémoire collective les a volontiers oubliés, « coupables » d’avoir connu un exil doré dans le Reich. Ils furent des « internés d’honneur » statut défini en 1945, désignant « toute personne qui, en raison de sa situation personnelle, de sa réputation ou des fonctions exercées, a été déportée en Allemagne sans qu’aucune action positive de sa part justifie sa déportation », en somme, comme le dit l’auteur « les victimes d’une déportation préventive justifiée par des fonctions officielles qui auraient pu leur permettre de mener ou de favoriser des actions hostiles à l’occupant ». Pour les Allemands, ils étaient des otages, maintenus en captivité afin de pouvoir être utilisés, en cas de besoin, comme monnaie d’échange. Les avantages qui leur étaient concédés consistaient dans des conditions de logement bonnes, acceptables ou supportables et dans l’absence de travail obligatoire. On peut distinguer parmi eux trois grands groupes : des personnalités arrêtées par Vichy dès 1940 et livrées aux Allemands, des officiers et quelques civils arrêtés par les Allemands en 1943, près de quatre cents « notables » arrêtées par les Allemands au printemps 1944.

Arrêtés par le gouvernement de Vichy, de hauts responsables sont livrés aux nazis.

Le premier groupe d’otages concerne les hauts personnages, certains arrêtés dès le mois de septembre 1940 par le nouveau régime du maréchal Pétain. Il s’agit de Blum, Gamelin, Daladier, Reynaud, Mandel et Jacomet (ancien contrôleur général de l’administration des Armées). Le gouvernement de Vichy ne trouva pas facilement les motifs légaux justifiant ces arrestations et prépara pour eux un procès à grand spectacle qui devait se tenir à Riom. Mandel et Reynaud ne furent pas cités à comparaître et furent internés au fort du Portalet dans les Basses-Pyrénées. Livrés aux Allemands après l’invasion de la zone Sud (dans le respect des règles diplomatiques !), ils furent déportés à partir de la fin 1942 : dans une maison forestière rattachée au camp de Buchenwald pour Blum et Mandel, dans un hôtel d’Hirschegg pour Jacomet, et pour les trois autres à Itter près de Kitzbühel, dans un château du Tyrol transformé en prison dans l’unique but d’accueillir les hommes d’État français. À ces six hommes il faut ajouter Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, mis en résidence surveillée par Vichy en décembre 1941. Les détenus d’Itter seront rejoints par d’autres personnalités de premier plan arrêtées par les Allemands après novembre 1942. Ce sont des personnages qui ont parfois exercé des responsabilités dans le gouvernement de Vichy ou en collaboration avec lui : parmi les plus connus, le général Weygand, ou l’ancien champion de tennis et ministre des sports Jean Borotra. Ils furent rejoints par le président de la République Albert Lebrun et André François-Poncet, ancien ambassadeur à Berlin. Albert Lebrun fut rapatrié en France pour raisons de santé dès le début d’octobre 1943, et André François-Poncet fut transféré à la fin du mois de novembre 1943 dans un hôtel d’Hirschegg. Le colonel de la Rocque et Michel Clemenceau arrivèrent au château d’Itter en janvier 1944. Léon Blum, Léon Jouhaux, Paul Reynaud et le général Weygand avaient été autorisés à être rejoints par leurs épouses ou compagnes. Quinze membres de la famille du général Giraud, hommes et femmes, furent arrêtés à la fin de 1942 sur l’ordre direct d’Hitler, en représailles de l’évasion spectaculaire du général. Plusieurs furent eux aussi détenus en Allemagne.

Édouard Herriot, président de la chambre des députés depuis 1936 fut contacté par le président Roosevelt, mais il refusa de quitter le territoire national. Vichy craignant qu’il ne passe dans le camp de la France libre, il fut assigné à résidence en France en septembre 1942. Examiné par un médecin allemand au printemps 1943, il fut jugé inapte à la déportation. Les Allemands l’internèrent ensuite à Nancy ou Pierre Laval vint le voir au début du mois d’août 1944 pour lui proposer une libération, à condition de réunir l’Assemblée nationale à Paris pour prendre de vitesse de Gaulle et éviter que se constitue un gouvernement issu de la Résistance. Herriot chercha à gagner du temps et les Allemands décidèrent finalement de l’évacuer le 17 août 1944, date à partir de laquelle il fut détenu dans un sanatorium près de Berlin

Des conditions correctes de détention, mais néanmoins le statut d’otage pour ces « déportés d’honneur »

Les conditions de détention au château d’Itter sont correctes : les otages peuvent écouter la radio allemande (trafiquée, elle permet de se tenir informé en anglais et en français), peuvent sortir temporairement pour raisons médicales, mangent plutôt bien. La cohabitation n’est pas toujours facile entre Paul Reynaud, le général Gamelin et surtout le général Weygand auquel Reynaud refuse d’adresser la parole. À noter que le colonel de La Rocque ne souffre pas du même discrédit que ce dernier et que les autres détenus « lui accordent un certain respect ». Pour briser l’ennui, on organise des conférences et des débats, on s’adonne au plaisir de la lecture, les internés ayant à leur disposition une bibliothèque comprenant des ouvrages philosophiques, historiques, scientifiques et de nombreux romans.

Ces conditions ne doivent cependant pas faire oublier que tous les détenus sont des otages sur lesquels pèse en permanence la potentielle décision d’Hitler de leur faire subir le sort qu’il décidera. Ainsi Georges Mandel fut-il ramené en France début juillet 1944, sur un ordre direct d’Hitler qui souhaitait que le régime de Vichy effectue des représailles, en réponse au jugement qui avait été rendu en Afrique du Nord au printemps 1944, contre les collaborateurs et les responsables les plus en vue de Vichy, comme l’ancien secrétaire d’État à l’intérieur Pierre Pucheu. Mandel fut incarcéré dans une villa de Boulogne ou des miliciens vinrent le chercher pour le conduire à Vichy où les Allemands souhaitaient qu’il soit jugé. Les miliciens l’exécutèrent en forêt de Fontainebleau. Il est probable qu’ils aient voulu venger l’exécution d’Henriot par la Résistance. Vichy rejeta la responsabilité sur la Milice, mais Joseph Darnand resta membre du gouvernement. L’assassinat de Mandel signalait à tous les otages détenus en Allemagne quel pouvait être leur sort

Trois cents officiers français déportés dans l’Allemagne d’Hitler

Au début de l’année 1943, ce sont environ 300 personnes qui sont arrêtées à leur tour. Les autorités allemandes ont dressé des listes visant particulièrement des militaires : Hitler redoute que ces meneurs d’hommes puissent rejoindre la Résistance ou entraîner derrière eux une partie de la population française en cas de débarquement. On y compte aussi des agents du Deuxième Bureau, service de renseignement de l’armée française, officiellement dissous sous Vichy, qui continue en fait de fonctionner clandestinement pour l’État français. À ces officiers s’ajoutent des civils (ainsi Pierre de Gaulle, le frère du général), soupçonnés des mêmes menées subversives (effectivement quelques-uns d’entre eux ont des activités résistantes que l’occupant ignore) : hauts fonctionnaires, notables locaux, journalistes, ingénieurs ou médecins… Ils sont pour la plupart détenus dans le château d’Eisenberg, dans l’ancienne Tchécoslovaquie, à l’hôtel de Plansee, près de Füssen, ou encore à l’hôtel de Bad Godesberg, au sud de Bonn, administrativement rattaché au camp de Buchenwald. En 1944, la perspective d’un débarquement sur les côtes de l’Atlantique amène une autre opération du même genre, avec près de 150 arrestations.

Au total, 241 déportés ont été détenus au château d’Eisenberg d’août 1943 à mai 1945, dont 97 venues de Bad Godesberg en mars 1945. On n’y organise des conférences, des cours, des championnats de bridge ; les détenus sont autorisés à écrire à leur famille une fois par mois ; mais l’alimentation semble nettement insuffisante. Certains détenus furent transférés en camp de concentration, souvent après une tentative d’évasion, ou quand les Allemands avaient de bonnes raisons de penser que l’interné avaient eu des activités de résistance.

Déportation de près de quatre cents notables au printemps 1944

Une troisième vague d’arrestations a lieu au lendemain du débarquement allié, en juin 1944, et constitue le plus gros de l’effectif de ces déportés d’honneur : ce groupe, beaucoup plus hétérogène que les deux autres, compte 366 membres. Il s’agissait pour les Allemands d’arrêter ceux qu’ils craignaient de voir devenir de futurs cadres de la nouvelle organisation administrative, politique ou morale de la France libérée. On trouve parmi eux des commerçants, des cadres supérieurs, des membres du clergé, quelques personnalités dont d’anciens ministres (tel Albert Sarraut), des élus de communes de tailles diverses (le maire de Reims, le maire de Beauvais, le maire de Sens, sous-préfecture du département de l’Yonne). Certains ont déjà eu des ennuis avec les Allemands, d’autres sont soupçonnés d’avoir des relations ou des contacts avec des organisations de résistance (c’est le cas du maire de Sens), d’autres encore ont fait preuve d’une forme de tiédeur envers l’occupant.

Ils furent d’abord internés dans diverses prisons françaises, puis au camp de triage de Compiègne, le camp C (ces déportés se sont réunis après la fin des hostilités, dans l’amicale des «Ducancé »). Ils furent déportés dans les conditions d’un convoi presque ordinaire (seulement 40 personnes par wagon), alors que les autres déportés d’honneur avaient été transférés dans des wagons de voyageurs rattachés à un train normal. Le convoi ne les conduisit pas vers des hôtels ou des châteaux aménagés en prison mais vers un camp de concentration, celui de Neuengamme, où ils furent logés dans des baraques spéciales. Ils ne connaissent pas l’horreur de la déportation, ils ne sont astreints ni aux appels ni au travail, mais la nourriture est tout à fait insuffisante et ces otages seront d’une maigreur effrayante à la fin de leur séjour. Parmi ces déportés d’honneur, neuf trouvèrent la mort à Neuengamme. Les détenus organisent des conférences, des tournois de cartes, de dames, d’échecs, des cours d’anglais, d’allemand etc. Le maire de Sens, Lazare Bertrand, architecte de son état, a pu réaliser dans la clandestinité après s’être procuré du papier et un crayon, de nombreux dessins qu’il est parvenu à rapporter en France et qui sont aujourd’hui exposés, pour les uns au Musée de l’Ordre de la Libération à Paris, pour les autres au Musée de la Résistance et de la Déportation à Besançon.

Évacuations et libérations des otages d’Hitler

L’avancée des armées alliées et la désorganisation rapide du Reich conduisirent les autorités allemandes à évacuer les déportés d’honneur, notamment ceux de Bad Godesberg vers Eisenberg et Plansee. L’effondrement du Reich permit leur libération, parfois au terme d’une véritable bataille rangée, comme ce fut le cas autour du château d’Itter qui fut attaqué par un détachement de SS et libéré par une colonne américaine. Les otages furent évacués vers Innsbruck puis rapatriés en France. Léon Blum et sa femme étaient restés dans la maison forestière de Buchenwald. À partir du début du mois d’avril 1945, ils furent évacués au cours d’un long périple qui les conduisit à Ratisbonne, au camp de Dachau, puis dans les Dolomites et enfin à Naples d’où ils regagnèrent Paris par avion.

Le groupe le plus important des déportés d’honneur, celui du camp de Neuengamme, connut des conditions d’évacuation très particulières. Ils quittèrent le camp dans un convoi de la Croix-Rouge suédoise qui avait obtenu le droit d’évacuer les détenus scandinaves. Les 30 véhicules qui le composaient et les 400 personnes qu’il transportait connurent un périple difficile et dangereux, entre les lignes américaines et soviétiques, dans le cadre d’un grand Reich en plein chaos. Dans un premier temps ils gagnèrent les abords de Berlin, traversèrent l’Elbe et arrivèrent au camp de Flossenbürg. Le capitaine Folke qui conduisait le convoi eut l’intuition que s’il laissait les otages français dans ce camp, comme il avait mission de le faire, en l’absence de tout représentant de la Croix-Rouge, ils seraient vraisemblablement assassinés. Il fit donc signer, non sans difficulté, au chef du camp un document attestant de son impossibilité de prendre en charge les Français. L’étape suivante les conduisit jusqu’à Theresienstadt, faute d’essence pour gagner la frontière suisse. Les déportés otages y restèrent quelques jours, internés dans la forteresse, à côté du ghetto. L’étape suivante les conduisit par le train jusqu’à Prague et ils abordèrent la zone d’occupation soviétique. Le 14 mai 1945, ils partaient en car pour Pilsen où ils rencontrèrent des unités américaines, puis pour Würzburg, en Bavière, où 27 avions les attendaient pour les conduire à Paris.

La difficulté de faire reconnaître leur sort et leur statut

Le fait que presque tous soient revenus vivants de leur déportation, qu’il n’aient été astreints à aucun travail et qu’ils aient bénéficié de conditions de détention améliorées, préjugeait défavorablement de leur qualification de « déportés ». Pour la commission nationale chargée, au début des années 1950, de dresser une liste des lieux de déportation, les hôtels et châteaux restèrent des endroits de détention privilégiés. « Une forme de hiérarchie des souffrances à contesté aux déportés d’honneur tout droit à réparation ».

« Les déportés d’honneur ont également souffert d’une image brouillée auprès de l’opinion publique. Parmi eux en effet plusieurs ont soutenu le maréchal Pétain ou participé au régime de Vichy (…) Sur les dix députés présents sur la liste des déportés d’honneur, seuls deux ont voté contre les pleins pouvoirs au maréchal Pétain (…) Sur les sept sénateurs (…) six se sont prononcés pour les pleins pouvoirs » Plusieurs des maires qui ont été déportés au printemps 1944 avaient été nommés par le gouvernement de Vichy. Les lois distinguèrent au moins quatre catégories distinctes : « interné politique », « interné résistant », « déporté politique » et « déporté résistant ». Parmi ceux qui avaient été détenus dans des hôtels ou châteaux et qui demandèrent à ce que leur déportation soit reconnue, certains se virent accorder le titre de « déporté », d’autres celui d’« interné ».

C’est pour les otages du camp de Neuengamme que le problème fut le plus douloureux, car ils souffrirent évidemment de la comparaison avec les déportés classiques qui étaient détenus sur les mêmes lieux. La commission nationale admit la définition de « déporté » mais décida que l’obtention du titre ne serait pas automatique et que des démarches individuelles devraient être entreprises. Sur les 327 déportés ayant obtenu un titre, on compte 159 « déportés politiques » (dont 54 se sont vus refuser celui de « déporté résistant »), 165 « déportés résistants », et seulement trois n’ayant que celui d’interné. Les déportés d’honneur du camp de Neuengamme ont donc juridiquement trouvé leur place parmi les « vrais déportés ». Néanmoins, l’amicale de Neuengamme refuse de les admettre parmi ses membres.

© Joël Drogland