L’historiographie de l’alimentation, lato sensu, et, plus spécifiquement, du fait culinaire, entendu comme « faire, écrire et penser la cuisine » (p. 8), est foisonnante. Vingt-cinq ans après la somme Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, 915 p. coordonnée par le regretté Jean-Louis Flandrin et le toujours actif Massimo Montanari, une nouvelle synthèse, également de très grande qualité, nous est donnée à lire par les éditions Belin. L’ouvrage dirigé par Florent Quellier, éminent spécialiste de l’histoire de l’alimentation à l’époque moderne, embrasse un horizon large qui court de la Préhistoire à nos jours et couvre une aire géographique quelque peu « européocentrée ».
S’alimenter aux temps préhistoriques
Deux chapitres consacrés à la Préhistoire permettent de faire le point sur les dernières avancées de la recherche. Tributaires des données exploitables, c’est-à-dire, dans d’écrasantes proportions, des restes fossiles d’animaux, les auteures Partie I, Chapitre I, L’alimentation au Paléolithique et au Mésolithique, par Sandrine Costamagno et Camille Daujeard, pp. 13-37 ont mis l’accent sur l’aspect carné de l’alimentation des Hommes du Paléolithique : viande des grands herbivores, chassés ou charognés, mais également petites proies, variées, dont la chair de certaines est séchée ou fumée pour se constituer des provisions hivernales. Dans l’animal, tout est consommé (encore qu’on n’appréhende que difficilement les modes de cuisson) et, comme l’indique l’état de fragmentation intense de certains ossements, les hommes d’alors avaient une prédilection pour la moëlle osseuse. Cela dit, on devine que la diète des hommes préhistoriques incorporait également des aliments non carnés, même si la part des végétaux reste encore bien mal connue.
Cette part augmente cependant significativement à la faveur du processus de néolithisation, autrement dit le passage très progressif d’un mode de vie fondé sur la chasse, la pêche et la cueillette à un mode de vie structuré autour de l’agriculture et/ou de l’élevage. Transition très progressive car les différents groupes néolithiques continuent de chasser le grand gibier, tout en expérimentant l’élevage. Dans une grande partie de l’Europe néolithique, l’agriculture et l’élevage étant fortement intégrés, les cultivateurs peuvent obtenir des rendements élevés en céréales et légumineuses. Cela n’empêche pas les sociétés de continuer à collecter des plantes sauvages, qui fournissent leur lot indispensable de vitamines et de minéraux.
Ce sont toutefois les mondes anciens (Mésopotamie, Egypte, Grèce, Rome) et médiévaux (depuis l’Antiquité tardive jusqu’à la fin du Moyen Âge) qui se taillent la part du lion, couvrant près des deux-tiers du volume.
De quelques conceptions de l’être mangeur
S’alimenter est une nécessité vitale : pourtant, elle ne se conçoit pas de la même façon d’une aire géographique à une autre. Globalement, les conceptions médicales anciennes, à l’instar du « corpus hippocratique » Au cours des années 420 à 370 avant notre ère, Hippocrate et ses élèves rassemblent une soixantaine de traités, connus sous l’expression de « corpus hippocratique », qui forment une somme considérable de données médicales relatives à l’alimentation en vigueur dans le monde gréco-romain, font de l’alimentation « un élément déterminant de l’équilibre corporel et de la santé » (p. 238) : ainsi, en vertu de la théorie des humeurs, qui domine globalement les conceptions médicales jusqu’au XVIIIè siècle, on conseille au patient d’ingérer des aliments aux caractéristiques contraires aux siennes afin d’éviter l’apparition d’un déséquilibre, exprimé sous la forme de la maladie.
Dans l’Egypte pharaonique, on notera toutefois une conception particulière : comme l’homme est un être originellement parfait, il doit, par la nourriture, lutter contre son inéluctable dégradation liée au temps qui passe. Il doit « manger » (ounem), c’est-à-dire « se restaurer » afin que l’organisme retrouve son état de pureté originel : ainsi, au lendemain immédiat d’une nuit qui l’a contraint à cesser de s’alimenter, l’Egyptien doit prendre son « lave bouche », sans doute le repas le plus important des trois qui ponctuent sa journée. Bien sûr, si l’Egyptien doit manger, il doit le faire sans excès : il doit en effet maîtriser son ventre, considéré comme « l’organe moteur des excès alimentaires et sexuels », par opposition au « cœur, siège de l’intelligence et de la moralité » (p. 159)…
A la fin du Moyen Âge, la médecine « hippocratique » estime qu’il convient d’adapter la nourriture en fonction de son rang social : comme l’estomac, supposé grossier, des paysans et de certains artisans, n’a, de ce fait, aucune difficulté à digérer, ils se doivent de consommer des aliments lourds et nourrissants. Ce qui n’est pas le cas des nobles et des hommes d’études en général qui, vu leur estomac plus délicat, doivent absorber une nourriture plus légère… Olivier de Serres, dans son Théâtre d’agriculture (1610), ne dit pas autre chose quand il classe les denrées en fonction du statut social. Comme l’indique Florent Quellier : « Afin de respecter le bon fonctionnement d’une société comprise, non comme un agrégat d’individus, mais comme un corps constitué de communautés, chacun doit s’alimenter selon son rang social. » (p. 612)
Le « quotidien » de la table antique
Le « blé », autrement dit toute la gamme des céréales, depuis l’orge au froment, constitue la base alimentaire des sociétés, depuis l’Antiquité jusqu’à des époques avancées de l’ère contemporaine. Leur importance commande, pour les grandes cités antiques en particulier, leur importation sur de longues distances : en année normale, Athènes importe, principalement de Libye, de Sicile et du Pont, les deux-tiers des céréales consommées par ses habitants. Quant à Rome, elle a mis en place, à la fin du règne d’Auguste, une préfecture de l’Annone destinée à importer (via le port d’Ostie), rassembler et stocker le blé dans l’Urbs afin d’en assurer une distribution régulière aux citoyens et assurer ainsi la paix sociale au sein de la cité. Ce ravitaillement nécessaire, qui prend ailleurs, en Italie comme dans les autres provinces, d’autres formes que l’Annone propre à la ville de Rome, vise à préserver la paix sociale.
En fonction de son niveau de fortune et de son lieu de résidence, on ne consomme pas de la viande tout le temps, ni dans les mêmes proportions, ni les mêmes espèces. En Mésopotamie, en Egypte et à Rome, les porcs font l’objet d’un élevage non négligeable pour en tirer une viande (et une graisse) des plus prisées. Vaches et bœufs servent d’abord comme animaux de trait en Mésopotamie alors qu’ils constituent en Egypte la viande la plus appréciée de ceux qui peuvent en consommer. A Rome, le bœuf, malgré sa place dans les grands sacrifices publics, n’est guère prisé. En Grèce, contrairement à ce qu’on peut lire parfois, on consomme de la viande en dehors de celle issue des sacrifices comme l’indiquent « la grande variété des plats à base de viande et les multiples formes de boudins et de saucisses » (p. 178), surtout sèches, dont raffolent les Grecs.
C’est d’ailleurs en Grèce qu’a été inventée la première diététique athlétique carnée, semble-t-il au VIè siècle avant notre ère par un végétarien : Pythagore ! La viande aurait, en effet, comme vertus de « fournir, à court terme, l’énergie nécessaire à l’effort quotidien » et « de contribuer, à long terme, à construire le corps de l’athlète » (p. 248). Autant dire que les philosophes et les médecins ne cautionnent pas ce mode de vie qui conduit à un « déséquilibre corporel » (p. 252).
Les gros mangeurs de viande se plaisent par ailleurs à consommer des morceaux ou des espèces assez particuliers : la « vulve » (en fait, la matrice) de truie, considérée comme le « sommet de l’ordre alimentaire grec » (p. 262) ou le loir, ce rongeur dont les Romains qui l’élèvent apprécient beaucoup la chair.
Quant au poisson, les espèces consommées signent la distinction sociale : en Egypte, les eaux du Nil permettent d’approvisionner abondamment la table mais certaines espèces, comme le silure, sont réservées aux ouvriers chargés de la construction des pyramides ; en Grèce, le poisson frais de qualité, comme le thon ou le bar, n’est consommé que par les riches, les moins fortunés se contentant de salaisons ou de variétés moins prisées comme la sardine ou l’anchois qualifié, lui, de « nourriture de mendiants » à Athènes ; à Rome, on raffole de la murène, à la chair grasse et sans arêtes.
Le poisson entre par ailleurs dans la composition de sauces, comme le garum, condiment de base de la cuisine romaine : « A l’instar du ketchup, qui symbolise le tropisme américain pour le goût sucré, le garum révèle l’amour des Romains pour le salé » (p. 344). Et, plus généralement, leur goût prononcé pour les saveurs fortes, comme l’indique l’usage abondant du poivre ou du vinaigre.
La consommation des mets est accompagnée d’eau ou de boissons « alcoolisées », comme le vin ou la bière. En Mésopotamie, la bière d’orge semble la boisson la plus habituelle. En Egypte, on boit de l’eau (du Nil, par exemple, à condition de la décanter…) mais aussi du vin : les Egyptiens cultivent la vigne et les pharaons sont amateurs de shedeh, un vin cuit auquel on prêtait des vertus antiseptiques… si bien que les momificateurs en imprégnaient les bandelettes des momies ! En Grèce, on boit le vin, don de Dionysos ; encore cela concerne-t-il en réalité plutôt les élites qui le boivent dans le cadre du « symposion » (« réunion de buveurs »), qui entre dans le cadre du dîner (le deipnon, équivalent de la cena chez les Romains), temps alimentaire le plus important, avec le déjeuner (ariston). Le reste de la population consomme d’autres boissons alcoolisées, à base de raisin, de miel ou de céréales. On boit le vin en compagnie, avec mesure et en le mélangeant à de l’eau dans une coupe à cet effet : le cratère.
Les Romains, contrairement aux Grecs, n’attendent pas la fin du repas pour boire le vin ; ils en consomment dès le début. Et, pour eux, point d’obligation à couper le vin avec de l’eau. Au contraire des Romains les plus aisés qui consomment de grands crus, qu’on sait faire vieillir (au contraire du Moyen âge) pour leur permettre d’atteindre un âge respectable, la majorité de la population romaine doit se contenter d’un vin de mauvaise qualité, comme le vin de marc qui ne se conserve pas plus de trois mois…
Affirmer son identité par la critique ou le rejet du « goût des Autres »
Il est convenu de noter le rôle identitaire joué pour la nourriture : par la caricature ou le mépris des choix alimentaires des autres, on cherche à s’en distinguer pour étayer une prétendue supériorité. Les Egyptiens déprécient ainsi la gastronomie nubienne réputée indigente. Les Grecs, par la mise en avant de la culture des céréales, de la vigne et de l’olivier, affirment leur condition d’agriculteurs, par opposition aux Barbares réputés nomades, mangeurs de viande et buveurs de lait (ce qui n’empêche pas les Grecs de manger de la viande et d’inclure dans leur diète des produits laitiers, en particulier du fromage de chèvre ou de brebis). Par ailleurs, chez les Grecs, la bière, qu’ils ne connaissent pas, est associée à la barbarie. Et, s’il leur arrive de boire du vin, les Barbares le boivent pur, à l’instar des Scythes : les Grecs ne disent-ils d’ailleurs pas « boire comme un Scythe » (skythizein) ?
Quant aux Romains, s’ils reprennent volontiers certains des éléments du discours grec sur les Barbares, ils n’associent pourtant pas le vin pur à la barbarie. L’opposition perçue entre « civilisation » et « barbarie » peut prendre chez eux des formes parfois assez extrêmes : ainsi, lorsque Caracalla fait servir, lors de son banquet de noces en 202, des plats « à la royale », à base de viandes cuites, et des plats « à la barbare », intégrant viandes crues et animaux vivants. Christophe Badel, professeur d’histoire romaine à l’université Rennes-II, veut y voir un symbole de « l’universalisme de la domination impériale, appelée à intégrer les aliments barbares » (p. 352).
Partager la nourriture dans l’Antiquité : des vivants, des défunts et des dieux
Le fonctionnement des sociétés anciennes intègre très largement les vivants, leurs morts et leurs divinités. Il est donc tout à fait normal qu’on nourrisse les défunts comme les dieux et qu’on les associe, par moments, aux repas pris en commun. En Mésopotamie comme en Egypte, les temples, considérés comme les demeures terrestres des divinités qui s’incarnent dans les statues qui s’y trouvent, sont là pour pourvoir à leurs besoins. Les offrandes alimentaires, une fois qu’elles ont rassasié visuellement et olfactivement la statue divine, sont consommées par des vivants : le plus souvent, par les prêtres qui desservent le temple. Il ne peut être question de négliger ces « puissances affamées » (p. 164) que sont les divinités et les défunts, au risque de s’exposer à leur vengeance. En Grèce, de nombreux mythes témoignent de la vengeance de divinités pour des raisons alimentaires.
Evidemment, par un effet propre aux sources dont on dispose, une place de choix est consacrée à l’alimentation des sphères aristocratiques et royales. Les représentations de banquets royaux sont nombreuses et remontent à loin. Ainsi, en Mésopotamie, le fameux « étendard d’Ur » montre le roi sumérien banquetant en compagnie de commensaux et le roi Assurbanipal est le premier roi représenté mangeant couché alors que « les habitants de Mésopotamie semblent avoir toujours mangé assis » (p. 89). Manger en position couchée se retrouve à la fois en Egypte, à compter de la période perse, en Grèce et à Rome.
Les banquets, qu’ils soient publics ou privés, prennent différentes formes, aux finalités diverses. Christophe Badel y consacre, pour Rome, un excellent chapitre Partie II, Chapitre 11, Le rite social du banquet romain, pp. 309-329. Pour ce qui a trait aux banquets publics, contentons-nous de souligner la différence essentielle entre la Grèce et Rome :
« Dans l’Athènes classique, le banquet public rassemble les citoyens à l’occasion des sacrifices offerts aux dieux de la cité : il met en œuvre le partage des bêtes sacrifiées, le dieu consommant la fumée issue de la combustion des os et de la graisse, les hommes mangeant la viande bouillie ou grillée en brochettes. Non seulement public mais aussi civique, le banquet rassemble tous les citoyens et sa fréquentation vaut brevet de citoyenneté. A Rome, le sacrifice se réfère à une logique identique de partage entre le dieu et les hommes, à la différence que la divinité reçoit les viscères de la bête (exta). En revanche, on peine à retrouver la même dimension civique car le banquet sacrificiel concerne en général les prêtres, leurs aides et quelques amis, et non l’ensemble des citoyens » (p. 312).
Le banquet aristocratique change de forme au cours de l’Antiquité tardive : de plus en plus, notamment dans l’aire germanique et anglo-saxonne, on festoie, non plus couchés mais assis sur des bancs, autour de tables installées pour l’occasion sur des tréteaux, dans la grande halle de bois construite par le prince et les grands, « espace de convivialité plus adapté au nouveau régime politique qui s’impose en Occident à partir des Vè-VIè siècles, où les princes barbares s’appuient avant tout sur des clientèles armées qu’il faut abreuver et nourrir » (p. 368).
Christianisation, alimentation et sociétés
La diffusion du christianisme implique des modifications majeures en matière d’alimentation et dans la signification qu’on lui attribue. Ainsi, quand le christianisme pénètre en Egypte, une nouvelle civilisation pointe à l’horizon :
« […] la christianisation de l’Egypte à partir du IIIe siècle apr. J.-C., transforme radicalement le rapport des Egyptiens à la nourriture. Le boire et le manger sont alors entrés dans une économie du salut, ils sont désormais pensés par rapport à l’espoir d’une vie éternelle et non plus à l’aune d’une perfection originelle. De surcroît, en échappant à la faim qui tenaillait les dieux égyptiens, le Dieu des chrétiens institue un autre rapport avec les hommes, les déchargeant de la nécessité de le nourrir » (pp. 164-165).
Le calendrier alimentaire chrétien, sommairement caractérisé par l’alternance de jours « gras » et de jours « maigres », se met pour l’essentiel en place entre le IIIè et le Vè siècle. Tout ce qui est d’origine animale et terrestre est considéré comme gras. Si la consommation de viande est permise, mieux vaut toutefois s’en abstenir. C’est, bien entendu, dans le cadre monastique que se donne à voir la conception la plus « extrême » de ce nouveau régime.
« Longtemps floue, l’opposition entre chair (le ‘gras’ par excellence) et poisson (le ‘maigre’ par excellence) devient structurelle dans les représentations alimentaires occidentales » (p. 414). Le hareng, par exemple, qui jusqu’au XIè siècle était un produit de luxe, devient par la suite un produit de consommation courante, en raison principalement du recours au sel atlantique, abondant, qui permet de conserver la denrée à plus grande échelle qu’auparavant. Il finit même par être considéré comme l’aliment par excellence du Carême.
À l’âge moderne, les protestants rejettent la pratique catholique de l’alternance entre jours « maigres » et jours « gras » : au début du mouvement de la Réforme, manger de la viande un vendredi ou pendant le Carême indique la rupture avec Rome. Le jeûne n’est cependant pas banni par la Réforme. Sa pratique correspond à « l’éloge d’une table sobre et sans excès » (p. 621).
Interdits alimentaires
Si l’on met à part la kashrout, c’est-à-dire les règles alimentaires bibliques observées par le judaïsme, avec l’interdit du sang qui explique notamment l’obligation de saigner toute bête autorisée à la consommation lors de l’abattage, peu de tabous alimentaires sont perceptibles au cours de l’Antiquité. Ainsi, en Egypte, il ne semble pas y avoir d’aliment intrinsèquement impur : en fait, « les seuls aliments réellement frappés d’une interdiction absolue, c’est-à-dire valable en tout temps et en tout lieu, étaient la viande des animaux sacrés, c’est-à-dire les bêtes par lesquelles un dieu ou une déesse se manifestait aux hommes, comme le taureau Apis à Memphis […] » (p. 163).
Concernant le Moyen Âge chrétien, l’existence d’interdits absolus est discutée. Si l’interdit du sang et des « chairs suffoquées », autrement dit non saignées, est maintenu à Byzance (et, plus largement, dans le monde orthodoxe, jusqu’au XVIIè siècle), il tombe peu à peu en désuétude en Occident : là, il semble n’avoir pas « résisté au goût depuis longtemps attesté en Europe pour le boudin noir et autres denrées dans la préparation desquelles le sang tient la première place » (p. 430).
En terres d’islam, on fait la différence entre les nourritures « licites » (halâl), les « bonnes nourritures » et celles qui sont « interdites » (harâm) ou jugées « immondes ». Cependant, les interdits alimentaires peuvent y être annulés en cas de nécessité absolue. Notons que malgré le fait que la production, le commerce et la consommation de boissons alcoolisées, dont le vin, soient en théorie interdits, ils se sont maintenus tout au long du Moyen Âge : n’oublions pas en effet que l’Orient musulman est resté, jusqu’au XIIIè siècle, habité par une majorité de chrétiens, juifs et zoroastriens qui consommaient traditionnellement du vin. Et l’on sait que certains califes avaient installé leur propre pressoir dans leur palais pour y produire des vins de qualité. Les tavernes sont par ailleurs nombreuses dans les milieux urbains (comme à Istanbul) et les musulmans n’hésitent alors pas à les fréquenter.
Pour en terminer avec la question des interdits alimentaires, portons notre regard sur le cas de l’hippophagie, qui a fait couler beaucoup d’encre. En Occident, on n’a presque pas mangé de viande de cheval du Moyen Âge jusqu’au milieu du XIXè siècle, non en raison d’une prétendue interdiction due à l’Eglise, mais tout simplement parce que les populations « barbares » du Nord et du Nord-Ouest ont progressivement adopté des pratiques alimentaires issues du monde méditerranéen où, depuis l’Antiquité, on rejetait la consommation, jugée répugnante, de viande de cheval et parce que « l’essor et la diffusion des modèles chevaleresques créent un lien privilégié entre le guerrier et son cheval, une proximité avec l’animal qui rend pénible la consommation » (p. 431).
A la table des élites médiévales
L’éminent historien Massimo Montanari cité par Alban Gautier, p. 419 , dans l’excellent chapitre consacré à « Produire, échanger, cuisiner en Occident, VIIè-XIIè siècle ». a raison d’affirmer que « le potens Le riche, le puissant mange beaucoup, et il mange de la viande ; le pauper Le pauvre, le faible mange peu, et il mange des végétaux. » Les produits carnés sont en effet surreprésentés, la plupart du temps, dans l’alimentation des élites laïques et ecclésiastiques (à l’exception des moines), en particulier le bœuf, le porc et le mouton. La viande d’élevage garnit plus sûrement la table que la venaison, plus rare, malgré la valorisation du gibier dans les discours de l’époque, et elle suffit à convaincre de la domination symbolique globale du seigneur. Alban Gautier, professeur d’histoire médiévale à l’université de Caen-Normandie, note avec justesse :
Il ne suffit pas pour le seigneur « d’obtenir la viande, ce pour quoi la force brutale du prélèvement – sur des hommes ou sur la nature – aurait suffi. Il faut avoir les moyens d’aménager l’espace pour assurer la disponibilité et la conservation des produits – parcs à gibier, enclos à bétail, poulaillers, celliers, greniers à sel. De plus il faut aussi loger, nourrir et rémunérer tout un personnel – fauconniers, veneurs, porchers, bouviers – et entretenir un grand nombre d’animaux improductifs – chiens, chevaux, faucons. Manger de la viande, en manger souvent et beaucoup, est bien un signe extérieur de richesse, de puissance et de distinction » (p. 422).
Au Moyen Âge, l’alimentation aristocratique, outre son ambition de flatter la vue des convives, utilise une gamme étendue d’épices, au coût très élevé. Mais, disons-le tout de suite, les épices n’ont jamais été utilisées pour « masquer le mauvais goût des viandes à la [prétendue] fraîcheur douteuse ou pour aider à conserver celles en voie de pourrissement » (p. 523). A l’époque, on a un penchant certain pour la consommation de viande fraîche.
Comme la valeur du miel est très élevée, la saveur sucrée est un autre signe de la distinction. Les Anciens avaient une prédilection pour le sucré : le miel était le principal édulcorant de la cuisine et de la pâtisserie grecques ; à Rome, on en trouvait dans presque tous les plats de viande et de poisson. Au Moyen Âge, le sucre extrait de la canne est longtemps considéré comme une épice : comme le montre Mohammed Ouerfelli Maître de conférences en histoire médiévale à l’université d’Aix-Marseille, il signe, dans la partie III, deux chapitres intéressants : « L’alimentation dans le monde islamique médiéval » (pp. 453-477) et « Les échanges entre monde latin et pays d’Islam » (pp. 479-502), l’Occident est alors entièrement dépendant de l’Orient musulman pour son approvisionnement en épices, dont le sucre de canne qu’on utilise alors, avec modération, comme médicamentDès le milieu du XIVè siècle, l’apothicaire devient également vendeur de sirops, raffineur de sucre et confiseur. L’expression « apothicaire sans sucre » désigne alors une boutique pauvre et mal achalandée. et condiment dans un premier temps. Puis son usage se répand à partir du XIIè siècle et il sert à confectionner diverses friandises, qualifiées d’ « électuaires » Terme désignant alors les pâtes de fruits, les gelées, les confitures, les fruits confits, etc., consommées par les élites à la fin du repas, en guise de « dessert ».
Jusqu’à l’époque moderne, le sucre est abondamment consommé aux tables aristocratiques ou utilisé comme pièces sculptées destinées à leur ornement : « Le discours diététique le pare de vertus digestives, son coût permet une dépense ostentatoire, sa blancheur, lorsqu’il est raffiné, signe sa pureté » (p. 588). Puis, progressivement, à partir du XVIIIè siècle, la consommation de sucre se « démocratise » : le pain de sucre quitte la boutique de l’apothicaire pour se retrouver dans celle de l’épicier. Mais ce n’est que très progressivement que certaines voix évoquent la nocivité du sucre (sans parler des conditions dans lesquelles il est produit…) : ainsi, le médecin français Joseph Du Chesne n’affirme-t-il pas, en 1606, que le sucre « souz sa blancheur cache une grande noirceur » (cité p. 591) ?
Les banquets aristocratiques sont soigneusement organisés, sous l’égide du maître d’hôtel, qui figure au sommet de la hiérarchie d’un hôtel de bouche aristocratique Il comprend en outre, le maître-queux, l’officier responsable du garde-manger, l’écuyer tranchant, à qui revient la tâche prestigieuse de découper la viande, et l’échanson, chargé de choisir les vins et de les servir aux convives.. Vatel, sous l’Ancien Régime, n’était pas cuisinier, contrairement à la légende, mais bien maître d’hôtel du prince de Condé ; à cette époque également, c’est le maître d’hôtel qui fait figure d’ « homme de la bonne chère dans la culture aristocratique » (p. 610) alors que le cuisinier pâtit d’une image négative.
Clio aux fourneaux
Comme le note de manière assez cinglante, mais fort justement, Florent Quellier : « Moralisateur et culpabilisant, le discours diététique occidental condamne une alimentation trop salée, trop grasse, trop sucrée, trop carnée, et fait rimer manger avec bouger dans ses messages de prévention mais oublie au passage le plaisir de manger » (p. 766). La rubrique « Clio aux fourneaux… » qui ponctue chacun des moments historiques qui structurent l’ouvrage donne accès à de nombreuses recettes qui nous permettent de nous délecter, voire de nous rassasier… intellectuellement.
Car, il est bien évident que la plupart des recettes exposées n’en sont pas au sens contemporain du terme : elles ne peuvent en aucun cas nous donner accès aux saveurs des passés antiques et médiévaux car, mise à part la succession des opérations effectuées, on ne trouve rien sur les temps de cuisson ou les quantités d’ingrédients utilisées. Par ailleurs, le savoir culinaire véhiculé par ces recettes reflète la gastronomie des élites.
Pour les périodes les plus anciennes, en Mésopotamie et en Egypte, nous ne connaissons que fort peu de « recettes ». Mais cela ne nous empêche pas d’avoir accès à de nombreuses données concernant la nourriture consommée. Les papyrus médicaux, par exemple, décrivent de façon détaillée la confection de mets. Et on trouve même dans la tombe thébaine du vizir Rekhmirê une superbe scène de pâtisserie, fort complète sur le processus de confection d’un gâteau fort prisé : le shat, fabriqué à partir de tubercule de souchet.
Une gastronomie émerge dans les contextes grecs et romains : en Grèce, Archestratos de Géla (Sicile) compose un poème qui forme l’un des premiers guides gastronomiques de l’histoire. À Rome, le premier manuel de recettes, aujourd’hui disparu, est dû à un ami de César, Caius Matius ; mais le seul manuel dont le texte nous soit parvenu est l’Art culinaire, attribué au célèbre « gulosus » Gourmand Apicius, dont la renommée porte bien après la fin de l’empire romain : « on copiera encore Apicius à l’époque carolingienne, mais il ne semble pas qu’on ait effectivement préparé et consommé ses recettes » (p. 373). Alban Gautier évoque un manuscrit, copié au prieuré cathédral de Durham (nord de l’Angleterre) entre 1150 et 1175, contenant la plus ancienne collection de recettes de cuisine connue à ce jour pour l’Occident médiéval.
Il ne faut pas prendre au pied de la lettre certaines recettes, comme celle du monokythron du Byzantin Prodromos, brillamment analysée par Alban Gautier : cette recette, extravagante mais assez représentative de l’alimentation byzantine, a pour objectif « de se moquer des higoumènes Moines et de leur gloutonnerie, qui les pousse à ‘dévorer à belles dents’ ce plat improbable qui réunit tout ce qu’ils peuvent manger » (p. 448).
La plupart des manuscrits de recettes sont anonymes Renvoyons à l’excellent chapitre de l’historienne Antonella Campanini, dans son chapitre « Ecrire et faire la cuisine dans l’Occident médiéval », pp. 507-527.. Les premiers auteurs identifiés appartiennent au monde des cuisiniers des grandes cours, qu’il s’agisse de Taillevent (Guillaume Tirel) à la cour de France, de Maestro Martino, à la cour pontificale, connu grâce à Platina Bartolomeo Sacchi, homme de lettres et humaniste, célèbre pour son traité, qui fonde une véritable écriture gastronomique, De honesta voluptate et valetudine (De l’honnête volupté et de la bonne santé), publié à Rome vers 1470, et son rôle dans la diffusion en Europe occidentale du Libro de arte coquinaria (Livre de l’art culinaire) de Maestro Martino.
Dans ce livre, qui forme une sorte d’encyclopédie des connaissances culinaires tirées de l’expérience accumulée au cours de sa carrière, on trouve, pour la première fois, semble-t-il, des indications précises concernant les quantités d’ingrédients et les temps de cuisson. ou de Jean de Bockenheim, considéré comme l’auteur du premier livre manuscrit de recettes « signé » en Occident : Registrum coquine (« Registre de cuisine »), rédigé au cours des années 1430.
La « portion congrue », si l’on peut dire, du livre est réservée aux périodes moderne et contemporaine (200 pages environ). Pour ceux qui s’en étonneraient, Florent Quellier s’en explique : il s’agissait de se concentrer, pour ces périodes, « sur les éléments nouveaux dans un paysage gastronomique occidental largement hérité, mais de plus en plus mouvant. » (p. 9) Nous nous contenterons ici de n’en évoquer que certains aspects.
Modernités alimentaires et gastronomiques sous l’Ancien Régime
De nombreuses plantes américaines sont introduites en Europe : le maïs, une céréale du pauvre, qui explique, pour le XVIIIè siècle, les épidémies de pellagre, en Vénétie ou dans les Asturies, du fait d’une consommation quasi exclusive ; le piment, devenu dans l’Europe du Sud, le « poivre du pauvre », qu’on cultive dans des pots placés sur le rebord des fenêtres ; la pomme de terre qui, bien que localement cultivée et consommée en Europe occidentale dès la fin du XVIè siècle, donc bien avant les campagnes de promotion d’un Antoine Parmentier au XVIIIè siècle, souffre longtemps de sa mauvaise réputation qui l’associe aux misères liées à la guerre et à la famine. C’est sa capacité à se prêter à de multiples recettes qui explique, en grande partie, que la pomme de terre ait été adoptée par les populations d’Europe. Quant au café, au thé et au chocolat venus d’horizons géographiques divers, ces boissons « permettent de se stimuler sans tomber dans l’ivresse et concurrencent sérieusement le vin dans les rituels de la convivialité et de l’échange » (p. 591).
Au tournant des XVIè et XVIIè siècles s’élabore en France une nouvelle cuisine aristocratique marquée par la forte diminution de la gamme et des quantités d’épices utilisées (le bouquet garni devenant alors le nouveau fond aromatique), un recours mesuré à l’acidité, l’introduction du beurre comme principale graisse de cuisson et la fin du goût pour les saveurs sucrées-salées. L’expression « nouvelle cuisine » apparaît d’ailleurs en France en 1739 dans un pamphlet qui n’hésite pas à écrire : « Le grand art de la nouvelle cuisine, c’est de donner au poisson le goût de la viande, & à la viande le goût du poisson, & de ne laisser aux légumes absolument aucun goût […]' » (cité p. 630).
Outre l’apparition, à partir de la Renaissance, du tournebroche mécanique et du potager, ouvrage maçonné sur lequel sont scellés des réchauds alimentés par de la braise et du charbon de bois qui améliorent les techniques de cuisson, on assiste, au siècle des Lumières, à la systématisation de la salle à manger dans les intérieurs des élites : il devient alors « socialement indécent de prendre ses repas en cuisine. Marqueur de bourgeoisie, la salle à manger (avec la table haute) est même promue, par la presse féminine turque à la fin du XIXè siècle, comme un modèle d’occidentalisation » (p. 641).
L’essor des industries de l’alimentation
Les industries de l’alimentation qui prennent leur essor à partir du XIXè siècle présentent à la fois des avantages et des inconvénients : la sécurité alimentaire, permise par une augmentation de l’offre, s’améliore ; toutefois, les aliments désormais standardisés interrogent parfois sur leurs effets en matière de santé publique.
La publicité entre en jeu pour favoriser et accélérer les processus de remplacement d’aliments traditionnels par des produits fabriqués à grande échelle, dans le cadre du travail à la chaîne dont on constate que les industries alimentaires ont joué un rôle majeur dans la genèse de son automatisation.
Dans leur volonté d’imiter les produits artisanaux, les industriels ont recours, entre autres, à des additifs dont on ne veut guère voir les risques sanitaires qu’ils peuvent induire. Pourtant, des lanceurs d’alerte n’ont pas manqué, comme Louis Pasteur qui exhortait les autorités à proscrire notamment le procédé de reverdissage des conserves de petits pois aux sels de cuivre…
L’historien Martin Bruegel Il est notamment l’auteur de l’excellent chapitre intitulé « Les industries alimentaires avant 1940 », pp. 677-699. note par ailleurs très justement : « Le développement des industries alimentaires met l’article de marque – emballé, pesé, étiqueté – au centre des relations commerciales. C’est la fin des ventes minimes, des manipulations des boutiquiers et du marchandage car les denrées […] sont marquées de prix non négociables » (p. 685).
Les guerres ont contribué également au développement de l’alimentation industrielle, notamment en matière de viande en conserve : ainsi en est-il du « Spam », une conserve de porc assaisonné, lancée dans le Minnesota (Etats-Unis) dans les années 1920 et intégrée à la ration du soldat états-unien (mais également britannique ou soviétique) pendant la Seconde Guerre mondiale. Les soldats états-uniens « qui en consomment à tous les repas […] en font le symbole de la monotonie des rations alimentaires » (p. 739).
Ce panorama ne donne qu’un mince aperçu du riche contenu délivré par cet ouvrage qui bénéficie notamment de la capacité de ses auteurs à synthétiser brillamment quelques-unes des avancées de la recherche sur l’alimentation ainsi que d’une riche iconographie commentée avec pertinence. En bref, une somme savoureuse à déguster sans modération!